Unité de l'Oeuvre
de
Jean-Jacques Rousseau
Introduction
Si l’on veut tenter de comprendre la genèse de la pensée et de l’œuvre de, il faut se demander comment les principaux traits de cette évolution de la société française au XVIII° siècle peuvent se traduire, dès le milieu du siècle, à la fois dans la réflexion du penseur sur la réalité sociale qu’il s’agit pour lui de comprendre, et dans la conscience qu’il prend de lui-même, où s’inscrivent ses rapports avec la réalité.
1. La réflexion sur la réalité sociale
Le trait principal de la société française dans ce siècle, - qui s’achèvera par la chute de l’Ancien Régime et l’avènement du pouvoir de la bourgeoisie instaurant de nouveaux rapports sociaux, c’est une extraordinaire explosion de la richesse, accaparée au sein de toutes les classes sociales privilégiées - non seulement “les privilégiés” du régime mais la bourgeoisie en plein essor - par une minorité qui finit par apparaître comme une nouvelle classe, dont l’argent est, entre les individus qui s’y mêlent, le dénominateur commun
Cette nouvelle classe se compose du Haut Clergé, dont les évêques “bénéficient” de la plus grande partie des revenus de l’Eglise attachés à leurs charges, de la noblesse de Cour constituée des 4000 familles vivant des “bénéfices et pensions royales, de la bourgeoisie enrichie par le commerce : armateurs et négociants, ou par les profits des manufactures : entrepreneurs et capitaines d’ industrie.
La remarque de Turgot est décisive : « le corps des nobles comprend tout le corps des riches … La cause des privilégiés est devenue la cause du riche contre le pauvre »
La concentration des richesses dans les mains d’une minorité de privilégiés, qui constitue, selon la remarque de Turgot, la nouvelle noblesse, se traduit par une extraordinaire débauche de dépenses somptuaires ; par l’affichage scandaleux d’un luxe inouï, par un faste qui éclabousse la société tout entière.
Mais, d’où vient la richesse sociale ainsi accaparée ?
C’est la question à laquelle rien ne permet de répondre, parce que, avant la révolution industrielle et le développement capitaliste du XIX°siècle, la réflexion économique repose sur l’analyse de la production agricole.
Indiquons l’essentiel de cette analyse, développée ci-après dans les “idées économiques” de ce temps :
- Ni le commerce ni l’industrie ne sont producteurs de richesse :
En effet, dans le commerce, écrit Mercier de la Rivière :
“ Pour avoir de l'argent, il faut l'acheter, et après cet achat on n'est pas plus riche qu'on était auparavant ; on n'a fait que recevoir en argent une valeur égale à celle qu'on a donnée en marchandise. ”
Quant à l’industrie, “celle-ci, écrit Paoletti, donne simplement une forme à la matière, elle la transforme seulement. L'industrie ne crée par conséquent rien.
L'industrie achète à l'agriculture les produits pour les travailler ; Ce travail ne fait que donner une forme à ces matières sans rien leur ajouter et sans les multiplier....
- La production agricole est la seule source de richesse. C'est sur l'agriculture que repose la richesse d'une nation.
Quesnay :( Article sur les grains dans l'Encyclopédie ) :
“ L'agriculture, la plus féconde et la plus noble partie de notre commerce est la source des revenus du royaume et le fond primitif des richesses.”
( Article "Laboureur" dans l'Encyclopédie ):
“ De toutes les classes de richesses, il n'y a que les dons de la terre qui se reproduisent constamment, parce que les premiers besoins sont toujours les mêmes ... C'est la terre, la terre seule qui donne les vraies richesses, dont la renaissance annuelle assure à un Etat des revenus fixes, indépendants de l'opînion, visibles et qu'on ne peut point soustraire à ses besoins.”
Commentaire de Paoletti (cité par Marx) :
“ L'économie politique suppose et prend pour objet de son étude la production matérielle réelle qu'on trouve seulement dans l'agriculture, car seule celle-ci multiplie les matières, les produits qui constituent sa richesse. ”
- L'origine de la richesse se trouve dans "l'industrie" des hommes, c'est-à-dire dans l'activité de travail appliquée à la Nature.
Si l’on part de l'hypothèse d'un état de nature, fondée sur la connaissance "anatomique" des "variétés de l'espèce humaine" (Buffon) et les récits de voyageurs, décrivant les peuples primitifs encore proches de l'état de nature, on comprend aisément que l’accroissement des richesses produites par la terre est le résultat du progrès des sciences, des arts et des métiers .
Devant l’immense progrès humain qui se présente sous la forme de la transformation de la nature, comment ne pas célébrer en un "tableau général" des Sciences, des Arts et des Métiers, sous la forme d’une Encyclopédie, les progrès de l'Esprit humain, où l'on peut lire à livre ouvert le triomphe de la Raison, capable, comme le voulait Bacon, dès 1620 dans son Novum Organum et Descartes en 1637 dans le Discours de la Méthode, de dominer la nature et de la comprendre ?
Ainsi, la richesse d'une nation, inséparable du progrès des sciences, des arts et des métiers, est bien le résultat de l'industrie de l'homme appliquée aux productions de la nature.
Mais voici l’insoluble problème qui se pose à la pensée économique et politique dès la seconde moitié du siècle après le grand mouvement d'enthousiasme célébrant la victoire de la raison et le progrès humain :
Si la richesse d'une nation est le résultat de l'application de l'industrie des hommes aux productions de la nature, pourquoi, à la fin du compte, cette richesse est-elle accaparée -et dépensée sous la forme du luxe- par une classe stérile qui n'a aucune part à l'industrie -au travail des hommes- source du progrès humain ?
Pourquoi le luxe semble-t-il inséparable du progrès des arts ? - Pourquoi l'industrie des hommes génère-t-elle une classe qui se définit par l'oisiveté et l'opulence, pendant que les hommes "industrieux" n'assurent que leur subsistance ?
On lit dans l'Article "Fermiers" de L’Encyclopédie ce constat :
“ Les manufactures et le commerce entretenus par les désordres du luxe accumulent les hommes et les richesses dans les grandes villes ...
Tous les seigneurs, tous les gens riches, tous ceux qui ont des rentes ou des pensions suffisantes pour vivre commodément fixent leur séjour à Paris ou dans quelque autre grande ville, où ils dépensent presque tous les revenus des fonds du royaume.”
La réflexion économique est celle des physiocrates, que nous développerons plus loin :
S’il est évident pour tous ( réfléchissant sur une économie essentiellement agraire) que l'origine de la richesse se trouve dans "l'industrie" des hommes, c'est-à-dire dans l'activité de travail appliquée à la Nature ; il faut reconnaître que la richesse produite par l’industrie humaine dans l’exploitation de la nature , - lorsqu’elle excède grâce aux progrès des arts et métiers, la satisfaction des besoins vitaux, se divise en deux parts : l’une destinée à la subsistance - ou au fond de salaires nécessaire à la subsistance - de ceux qui cultivent la terre ; l’autre qui, dépassant les besoins de subsistance , est comme “ un don de la nature”, obtenu par l’industrie des hommes.
Cette seconde part - ce surplus -constitue tout d’abord un fond de salaires nécessaire à la subsistance de la “classe stérile”, constituée de tous ceux qui sont employés dans des activités non productives de richesse, telles que le commerce et l’industrie
« le travail agricole étant la seule source des richesses qui par leur circulation animent tous les travaux de la société., tous les citoyens occupés à d'autres travaux ou services que l'agriculture forment la classe stérile.”
Turgot écrit dans ses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses :
« Dès que le travail du laboureur produit au-delà de ses besoins, il peut, avec ce superflu que la nature lui accorde en pur don au-delà du salaire de ses peines, acheter le travail des autres membres de la société… La terre donne en pur don à celui qui la cultive.»
On pourrait s’imaginer que ce sont les mêmes hommes qui, cultivant la terre, bénéficient de ses dons et utilisent le superflu pour rémunérer de leurs services les autres membres de la société.
Or force est de constater qu’il n’en va pas ainsi : celui qui cultive la terre et celui qui bénéficie du surplus ne sont pas le même homme
« cette part indépendante et disponible que la terre donne en pur don à celui qui la cultive au-delà de ses avances et du salaire de sa peine, c'est la part du propriétaire : le revenu avec lequel celui-ci peut vivre sans travail et qu'il porte où il veut. », qui ne laisse au cultivateur que la première part : celle nécessaire à sa subsistance.
Du même coup, c’est le propriétaire, détenteur du surplus, qui seul peut rémunérer la classe stérile : les autres membres de la société ; et, là encore force est de constater que cette rémunération est destinée à assurer seulement les besoins de leur subsistance .
Pour qu’il en soit ainsi, il a fallu qu’à un moment donné, certains hommes, privés de terre, n’aient plus à vendre que la force de leurs bras
Si l’on y réfléchit, il devient évident qu’à la distinction entre le cultivateur et les autres membres de la société,- dont nous sommes partis - qui n'est que la division entre différents genres de travail, il faut substituer une autre division : - celle entre les propriétaires (qui sont d'abord les propriétaires fonciers) et la classe des "salariés" ou "stipendiés".
La condition du "salarié" est ainsi définie en dehors du genre de travail :
« Le simple ouvrier qui n'a que ses bras et son industrie n'a rien qu'autant qu'il parvient à vendre à d'autres sa peine ... En tout genre de travail, il doit arriver et il arrive en effet que le salaire de l'ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour lui procurer sa subsistance.»
Le salarié est celui qui vend sa force de travail pour le prix de sa subsistance.
Et Turgot précise ;« Le propriétaire n'a rien que par le travail du cultivateur ... Il reçoit de lui sa subsistance et ce avec quoi il paie les travaux des autres stipendiés.»
Cette division “réelle” entre la classe des propriétaires et celle des salariés semble bien être la base de la société civile :
La richesse ne peut trouver son origine que dans la transformation de la nature par l'industrie des hommes, par le travail. - Mais la condition de l'apparition de la richesse sous forme de capital, ce n'est pas le rapport de l'homme -de l'individu isolé- avec la nature ; c'est un état social où la plus grande partie des individus ne disposant que de la force de leurs bras, sont contraints de la vendre à ceux qui peuvent la payer.
La richesse a pour condition la division des individus en "propriétaires" et "salariés".
Cette division est la base de l'établissement de la Société Civile : La Société Civile, c'est la transformation d'un état de fait ( la division "réelle" entre propriétaires et des autres individus) en un état de droit.
« Le cultivateur n'a besoin du propriétaire qu'en vertu des conventions et des lois.» (Turgot).
Ce que les Physiocrates décrivent ainsi au travers du régime féodal de la propriété foncière, c'est la condition "idéale" du mode de production capitaliste : un état dans lequel des individus isolés, ne possédant que leur force de travail n'ont d'autre ressource pour assurer leur subsistance que de la vendre à d'autres individus qui possèdent les moyens de la leur acheter.
C'est l'idée que les hommes, dans l'état de nature, sont des individus "isolés", "indépendants" les uns des autres qui permet de penser la division réelle entre propriétaires et salariés comme résultant d'un contrat qui fonde "juridiquement" la société civile.
Ce que la pensée économique des physiocrates met à jour, c’est en réalité la première condition du développement "capitaliste" : l'établissement d'une société fondée sur l'égalité juridique, sur l'indépendance "en droit" des individus.
La pensée politique du XVIII° siècle se donne pour tâche, comme nous l’exposerons ci-après, de montrer que la société civile, quelle que soit la forme de son gouvernement, repose tout entière sur un contrat - tacite ou exprès - par lequel les individus s’entendent pour confier à un tiers le pouvoir de régir leurs rapports entre eux. La société civile n’existe pas “avant” ce “pacte social”.
Toute la démonstration repose sur l’idée d’un état de nature où les individus vivent indépendamment les uns des autres , qu’on le comprenne à la façon de Hobbes comme un état de guerre ou, à la façon des théoriciens du droit naturel, comme un état d’isolement où les hommes sont encore proches de la vie animale
Grâce à l’hypothèse de l’état de nature, la pensée politique se donne les moyens de concevoir une société fondée sur un contrat entre des individus indépendants les uns des autres, qui n’ont d’autres liens entre eux que les rapports qui seront instaurés par le nouveau mode - capitaliste - de production.
Dés le XVIII° siècle se trouve élaborée l’idée d’une société fondée sur l’égalité des hommes en droits par laquelle la bourgeoisie masque l’inégalité sociale générée par le système.
Il reste à comprendre comment peut naître cette idée d’une société fondée sur l’égalité des hommes en droits, - où chaque individu est un homme à part en lui-même - , au sein même d’un système féodal où chaque homme est différent parce qu’il est une personne qui se définit par sa fonction, son appartenance à un “ordre” et sa place dans une hiérarchie sociale réputée d’origine divine et considérée comme inamovible
Il faut chercher la genèse de cette idée dans la nouvelle conscience que les hommes du XVIII° siècle prennent de leur individualité au fur et à mesure de la transformation des rapports sociaux qui conduit à la chute du système féodal
2. Une nouvelle conscience de l’individualité.
L’analyse historique, corroborée par la réflexion économique, montre comment se substitue peu à la hiérarchie féodale définie par les “trois ordres“ une nouvelle division sociale, où la richesse est le véritable critère qui distingue la classe privilégiée.
Rappelons les observations de Turgot :
Non seulement la richesse permet de franchir les barrières de la hiérarchie féodale
" tous les hommes qui sont parvenus à une notable richesse réussissent à pénétrer dans les rangs de la noblesse ".de sorte que le corps des nobles comprend tout le corps des riches”
Mais, bien plus, cela ne signifie pas, comme nous le soulignions, que la noblesse est la classe prédominante dans la nation parce qu'elle est la classe la plus riche, mais bien au contraire que la noblesse n'existe plus en tant que classe que comme minorité parasitaire, vivant grâce aux “bénéfices et pensions” distribués par le Roi
La minorité privilégiée est celle de la richesse qui fait fi des barrières entre les ordres comme si elle constituait une nouvelle classe sociale
Selon la formule de Turgot : « La cause des privilégiés est devenue la cause du riche contre le pauvre » : «
La pensée économique la plus avancée - celle des physiocrates - va jusqu’à montrer qu’il n’y a plus en réalité que deux classes sociales : celle des propriétaires détenteurs de toute la richesse de la nation et la classe “stipendiée” ( salariée ), à qui les propriétaires verse le salaire nécessaire à leur seule subsistance.
Au cours de cette évolution, qui est le processus de dissolution des rapports féodaux,au sein de cette nouvelle réalité sociale, quelle est la situation d’un individu ?
Un noble peut vivre aussi pauvrement que ses paysans s’il n’appartient pas à la noblesse de robe ou de cour et un curé aussi modestement que ses ouailles .En revanche, peu importe qu’on appartienne au Haut Clergé ou à la Noblesse de Cour, que l’on bénéficie des revenus attachés à la charge et des dîmes de l’église ou des pensions du Roi, la situation, le mode de vie et son train fastueux seront les mêmes
Il y a plus encore, puisqu’un roturier peut devenir "noble" pourvu qu'il soit riche : riche négociant ou capitaine d’industrie.
Qu’est-ce à dire sinon qu’au fur et à mesure que se développent à l'intérieur du système féodal des rapports de production capitalistes, l'individualité apparaît comme indépendante des conditions sociales, du statut social de l’individu déterminé par les rapports féodaux ?
Un siècle plus tôt aucun membre de la société féodale n’eut pu prendre conscience de soi comme individu : il ne pouvait s’appréhender lui-même autrement que comme personne, c’est à dire comme un être inséparable de son rang social. Avant d’être riche ou pauvre, il était d’abord roturier, noble ou prêtre ; sa richesse “personnelle” était liée à son statut.
Peu à peu la seule condition d'une riche "individualité", c'est la richesse. Et il n’y a plus qu’une seule entrave au développement de l'individualité, ce sont les liens "juridiques" du système féodal.
I. Les premières oeuvres : une rupture dans la réflexion philosophique du XVIII°siècle.
1. Premier discours sur les sciences et les arts ( Réponse à une question de l'Académie de Dijon et couronné par celle-ci.)
Au moment où parait le Prospectus de l'Encyclopédie, véritable hymne à la science qui doit permettre, selon les philosophes, de reconstruire la Société suivant les exigences de la raison, Jean-Jacques ROUSSEAU prend le contre pied des idées communément admises par les philosophes
Loin que le progrès des Sciences et des Arts puisse être considéré comme le signe du progrès de l'humanité, de l'état plus avancé de la société, il est l'indice de la corruption la plus complète de la société. C'est un véritable paradoxe que Jean-Jacques ROUSSEAU soutient : en apparence, en effet, le développement des Sciences et des Arts représente un progrès de l'humanité en général, de l'espèce humaine comparée aux autres espèces ... et en un sens les philosophes ont raison ...
Mais, pour Jean-Jacques ROUSSEAU, ils se trompent radicalement : sur quoi repose, en effet, le développement des Sciences et des Arts ? - Sur l'existence du luxe, c'est-à-dire au bout du compte sur la corruption des moeurs. Arts et Sciences sont les fruits des loisirs d'une aristocratie dont l'opulence repose sur la misère des autres.
Or que signifie le progrès dont parle les philosophes s'il est en réalité synonyme de corruption, de vie dissolue et oisive ? - Loin que le progrès des Sciences et des Arts s'accompagne du progrès des moeurs, il repose sur leur corruption.
Si les philosophes peuvent parler de progrès de l'humanité, c'est qu'ils ont oublié l'homme. Or qu'en est-il devenu de l'homme ? - Loin que l'évolution de la société assure son bonheur, Jean-Jacques ROUSSEAU fait l'épreuve du malheur de l'homme.
Le Premier Discours sur les Sciences et les Arts repose déjà sur l'expérience fondamentale de Jean-Jacques ROUSSEAU que l'on pourrait traduire ainsi : l'homme est séparé, divorcé d'avec lui-même, il vit “hors de lui”.
«Ce qui fait la misère humaine est la contradiction entre notre état et nos désirs. A l'égard des choses nous courons d'objets en objets, de désirs en désirs et nous nous échappons ainsi toujours de nous-mêmes. A l'égard des autres hommes, nous vivons hors de nous dans l'opinion des autres et c'est de leur seul jugement que nous tirons le sentiment de notre existence.»
L'expérience fondamentale de Jean-Jacques ROUSSEAU est celle de notre aliénation: l'homme est hors de lui, étranger à lui-même ; qu'il soit la proie d'un désir toujours insatisfait, qu'il soit ce que les autres pensent de lui, il ne vit pas en lui-même mais hors de lui. Ce qu'il désire ou ce qu'il parait l'arrache à lui-même.
Cette expérience, ROUSSEAU la vit chaque jour souvent douloureusement : il souffre de paraître ce qu'il n'est pas, de n'être pas ce qu'il paraît ... Il sent continuellement que les autres l'empêchent d'être lui-même et il les voit de même vivre hors d'eux- mêmes, poursuivant leurs désirs ou prisonniers de l'opinion des autres ...
A ce point de vue, les Sciences et les Arts qui se présentent comme des activités désintéressées, en réalité, sont l'expression de notre orgueil, ce sont les manifestations même de cette erreur des hommes qui cherchent hors d'eux-mêmes leur propre vérité ...
« La Science, toute belle, toute sublime qu'elle est, n'est point faite pour l'homme.»
Ce que les philosophes appellent des lumières, est aux yeux de Jean-Jacques ROUSSEAU, une façon pour l'homme de se détourner de lui-même, de renoncer à faire la lumière sur lui-même. Arts et Sciences proposent à l'homme de nouveaux objets de désir. Elles lui font croire que le bonheur est à chercher hors de lui-même dans l'intelligence et dans la domination des choses.
Aussi, aux yeux de Jean-Jacques ROUSSEAU, la philosophie ne peut-elle consister, comme l'ont cru les philosophes, à faire progresser les lumières, les sciences et les arts, comme si ce progrès devait aboutir au bonheur de l'homme ; la première démarche philosophique, au contraire, est selon la leçon de SOCRATE, de revenir à soi, de rentrer en soi pour connaître sa véritable fin.
« Connaître sa véritable fin, tel est le but de nos efforts.
La philosophie n'a point pour but d'expliquer l'univers et la place de l'homme dans la nature, mais pour l'homme de se comprendre lui-même. Elle nous apprend non à bien raisonner mais à bien agir ..»
Le Premier Discours est, ainsi, un traité de morale. Les hommes s'imaginent que les Sciences et les Arts constituent un progrès. Loin d'être les témoins du perfectionnement de l'homme, ils sont l'expression de son malheur, de sa complète erreur.
A l'optimisme des philosophes, Jean-Jacques ROUSSEAU oppose son expérience. Alors même que l'on assiste au triomphe des lumières, au développement des Sciences et des Arts, on constate -J.J.ROUSSEAU l'éprouve- que l'homme est malheureux parce qu'il vit hors de lui-même, séparé avec lui-même, courant de désirs en désirs sans atteindre le bonheur, étranger à lui-même parce qu'il ne vit que dans l'opinion des autres.
2. Discours sur l’inégalité ( 1755 )
Mais l'expérience que Jean-Jacques ROUSSEAU fait de cette misère de l'homme ne lui semble pas(comme à PASCAL par exemple) être l'expression de la nature même de l'homme : un malheur fondamental, essentiel, inséparable de la vie humaine.
Pour lui, ce divorce de l'homme d'avec lui-même n'est pas primitif ni naturel à l'homme. L'homme n'a jamais été aussi éloigné de soi ; il est étranger à lui-même mais ce divorce est le résultat d'une aliénation. L'homme est devenu "étranger" à lui-même. Telle est la seconde démarche de Jean-Jacques ROUSSEAU : "En comparant l'homme de l'homme (l'homme tel qu'il s'est dénaturé, tel qu'il a été formé par l'homme) avec l'homme naturel", Jean-Jacques ROUSSEAU entend montrer la véritable source de son malheur, de sa misère.
Tel est l'objet du Discours sur l'Inégalité :
C'est la société telle qu'elle s'est historiquement constituée qui a rendu l'homme étranger à lui-même. Alors que les philosophes, ses contemporains, décrivent cette évolution comme un progrès, ce progrès comme une chaîne continue, comme une montée régulière, Jean-Jacques ROUSSEAU va montrer que ce progrès - cette évolution irréversible - est en même temps un recul : en devenant un homme, un autre homme, l'homme s'est en même temps dénaturé ; il s'est perdu lui-même ; il est devenu étranger à lui-même. Il s'est aliéné.
Il lui faut reconstituer l'histoire de l'homme pour montrer comment est né, comment s'est formé "cet homme de l'homme", cet homme étranger à lui-même dont il éprouve la misère ...
Le Discours sur l'Inégalité répond à une question posée par l'Académie de Dijon :
Quelle est l'origine de l'Inégalité et si elle est autorisée par la loi naturelle ...
La forme même de cette question reflète la thèse des philosophes : S'ils invoquent un état de nature, qu'il s'agisse de LOCKE, de MONTESQUIEU, de VOLTAIRE, de ceux qu’on a appelés les Jurisconsultes, c'est pour montrer qu'il existe des lois naturelles que les lois civiles doivent respecter et traduire : les lois civiles doivent confirmer ces droits naturels de l'homme que sont le droit à la sécurité, à la liberté, à la propriété acquise par le travail.
De ce point de vue (c'est sans doute la réponse qu'attendait l'Académie de Dijon) l'inégalité sociale n'est que l'expression des inégalités naturelles entre les hommes.
Pour savoir si l'inégalité sociale est justifiée par une loi naturelle, « il faut démêler ce qu'il y a d'originaire et d'artificiel dans la nature actuelle de l'homme.»
Et pour cela, Jean-Jacques ROUSSEAU fait appel à un état de nature < qui n'existe plus, qui n'a peut-être point existé, qui probablement n'existera jamais.>
L'état de nature n'est donc pas une réalité qu'il décrit dont il affirme l'existence historique. C'est une hypothèse, une opération d'abstraction pour distinguer ce qu'il y a d'originaire dans l'homme et ce qui constitue l’apport de la société au cours de son histoire.
Or, dans l'état de nature, s'il a jamais existé, la vie du sauvage isolé diffère fort peu de la vie animale<apercevoir et sentir est son premier état qui lui est commun avec tous les animaux. >
C'est l'aiguillon de la nécessité qui entraîne le développement de l'esprit humain et le rassemblement des hommes : c'est l'état des peuples primitifs que nous connaissons: pêcheurs ou chasseurs. Cette époque est la plus heureuse de l'humanité.
Certes les hommes étant rassemblés, « chacun commence à regarder les autres, à vouloir être regardé soi-même : l'un est le plus beau, l'autre le plus fort, le plus adroit etc ... Des différences apparaissent entre les hommes , des inégalités naturelles ... mais ces inégalités n'empêchent pas de satisfaire son appétit et de travailler pour le satisfaire ; chacun est libre, vit libre, bon et heureux.»
«La métallurgie et le fer sont les deux arts dont l'invention produit une révolution ». En effet, alors il peut produire plus qu'il n'est nécessaire pour lui-même, il comprend qu'il peut faire travailler les autres pour lui-même. Alors s'introduit la propriété privée : l'homme clôt un champ et sur cette terre, fait travailler les autres pour lui-même ; dès ce moment il y a des esclaves et il y a des maîtres.
Telle est la grande découverte de Jean-Jacques ROUSSEAU : la propriété privée n'est pas un fait naturel, c'est un fait historique qui se situe à un certain moment de l'évolution de la société.
En même temps, il montre que l'inégalité sociale repose uniquement sur l'apparition de la propriété privée : l'apparition de la propriété privée est à l'origine de l'inégalité et l'origine de tout le mal.
La société et les lois apparaissent alors pour consacrer cette appropriation : elles firent d'une adroite usurpation un droit irrévocable et assujettirent désormais tout le genre humain au travail, à la servitude, à la misère.
Le Discours sur l'Inégalité est révolutionnaire : il prend le contre pied de la philosophie du XVIIIème siècle ; alors que l'on considérait que l'état social et en particulier le droit de propriété étaient fondés en nature, Jean-Jacques ROUSSEAU montre que la propriété est un fait historique, qu'elle est la cause de l'inégalité sociale et l'origine du malheur des hommes.
C'est là qu'il faut s'arrêter pour comprendre comment aux yeux de Jean-Jacques ROUSSEAU, le mal social et le malheur de l'homme, la servitude des hommes et la misère de l'homme sont une seule et même réalité.
Les esclaves sont la propriété du maître, les pauvres travaillent pour les riches, et la société consacre par ses lois cette inégalité. A proprement parler les esclaves et les pauvres ne peuvent pas exister pour eux-mêmes, simplement exister : leur travail et leur vie leur sont étrangers parce qu'ils sont la propriété d'un autre.
La société, tout entière, est fondée sur cette aliénation.
La société, telle qu'elle s'est constituée historiquement, suppose que certains hommes vivent dans la dépendance des autres, sont dépossédés de leur être. Aussi "l'homme social", l'homme de l'homme, l'homme tel qu'il est devenu, est incapable d'exister simplement : Pour lui être, c'est paraître, être quelque chose aux yeux des autres ... Il ne sait plus simplement exister - pour lui-même - comme dans l'état de nature, mais il vit pour les autres, dans le regard des autres. Les hommes ne savent plus vivre que dans la dépendance des hommes.
C'est l'homme social en tant que tel qui est étranger à lui-même, qui est l'esclave des autres. Dans le même temps que la société consacrait l'inégalité et l'esclavage, elle consommait le divorce de l'homme d'avec lui-même : son aliénation, la prise de possession de son être par les autres ; la société a dénaturé l'homme.
Mais nous l'avons vu, cette dénaturation, cet homme de l'homme qui s'est substitué à l'homme de la nature ont un acte de naissance : c'est l'apparition de la propriété et de l'inégalité sociale qui en est la conséquence.
La question centrale : Qu’en est-il de l’homme ainsi dénaturé et de son bonheur ?
Certes « la nature humaine ne rétrograde pas et jamais ne remonte vers le temps d'innocence et d'égalité » comme l'écrit le Français des Dialogues,
- « mais est-ce à dire que l'homme est définitivement mauvais et que la réforme est impossible ? »
Rousseau écrit L’Emile, pour montrer que l’éducation peut refaire ce que l’histoire et la société ont fait de l’homme
- « Est-ce à dire que l'homme est définitivement malheureux et que la vertu ne peut pas prendre la place de la bonté ? »
Rousseau écrit le roman de la Nouvelle Héloïse pour montrer que l’homme peut remplacer par la vertu, par la moralité, la bonté naturelle dont il faisait preuve sans doute avant que la société ne le corrompe.
- «Est-ce à dire qu'une société est impossible qui, loin de consacrer la dépendance des hommes, instaure leur liberté individuelle ? »
Rousseau écrit « Le Contrat social » pour montrer qu’on peut concevoir une forme de société où l’individu accepte d’aliéner la liberté qu’il met en oeuvre pour satisfaire ses intérêts particuliers pour exercer, en tant que que citoyen, au travers des lois, une volonté exprimant l’intérêt général.
II. Une expérience singulière
Jean-Jacques ROUSSEAU a souffert plus qu'un autre de ce divorce de l'homme d'avec lui-même, il a été tourmenté par un véritable souci d'authenticité: « Suis-je bien celui que je pensais être ? Si les hommes veulent me voir autre que je suis, que m'importe ? L'essentiel de mon être est-il dans leurs regards ? »
Toute sa vie, il a été tourmenté de ce malheur à tel point qu'il a passé la fin de sa vie dans un énorme travail de justifications, de défense de soi ... hantise de n’être que “pour les autres”.
Mais en même temps, il a un sentiment profond de l'existence, c'est-à-dire d'un état où l'homme éprouve son unité avec le monde et avec lui-même, où il réussit à être sans paraître. Il définit le bonheur par ce sentiment d'exister : un état « qui ne laisse dans l'âme aucun vide qu'elle sente le besoin de remplir ».
Le sentiment de l'existence et le bonheur se confondent. C'est l'unité de l'homme retrouvée !
« Rendez l'homme un et vous le rendrez parfaitement heureux »
Ce bonheur, ce sentiment d'exister, peut-on en donner des preuves ? Jean-Jacques ROUSSEAU nous fait part de ses expériences.
La plus connue de ces expériences est celle de cette fusion avec la nature qu'il a éprouvée dans son accident de Ménilmontant :
< Il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j'apercevais. Tout entier au moment présent, je ne me souvenais de rien, je n'avais nulle notion distincte de mon individu ... J'existais simplement. >
De la même façon, Julie mourante éprouve comme son être même la réalité de ce qui l'entoure, tant elle a donné d'elle-même aux êtres et aux choses.
« Je ne vois rien qui n'étende mon être et rien qui le divise : il est dans tout ce qui m'environne, il n'en reste aucune portion hors de moi. Sentir et jouir sont pour moi la même chose, je vis à la fois dans ce que j'aime, je me rassasie de bonheur et de vie.»
Ces expériences sont les approches du bonheur auxquelles peut accéder l'homme social, divisé d'avec lui-même. :Elles sont pour Jean-Jacques ROUSSEAU, des témoignages suffisants pour le persuader que l'unité de l'homme, bien que perdue, n'est pas une illusion.
Comment comprendre cette expérience de Jean-Jacques ROUSSEAU qui nous apparaît comme la force motrice qui constitue l’unité de son oeuvre ? -
Ne faut-il pas que les contradictions qui se font jour dans la société française au tournant du XVIII° siècle, soient vécues par lui comme une contradiction interne - un divorce intérieur - qui sépare l’homme - l’individu - de lui- même dans la conscience qu’il prend de soi ?
Alors que tout son siècle a reconnu dans le progrès des lumières et des arts le chemin de la réalisation du bonheur humain, Jean-Jacques ROUSSEAU éprouve, nous l'avons vu, de façon constante et souvent douloureuse, la misère de l'homme.
A ses yeux, le progrès - l'évolution historique, irréversible - est en réalité -en même temps- un recul. En se perfectionnant l'homme s'est dénaturé. L'histoire de l'homme n'est pas l'épopée de la conquête de la nature et du progrès de la société, c'est l'épopée d'une grande errance, d'une immense déviation qui a conduit l'homme au plus loin de son origine, aux antipodes de son bonheur.
La réflexion de Jean-Jacques ROUSSEAU est un véritable renversement de la perspective du XVIIIème siècle. Après la grande épopée de la première moitié du siècle où les hommes ont pu s'imaginer qu'ils libéraient l'homme en renversant les barrières des préjugés, en 1750 des contradictions apparaissaient dont Jean-Jacques ROUSSEAU est le témoin et la victime.
Quelles sont ces contradictions qui, au milieu du siècle s’impose à la réflexion du penseur comme des interrogations sans réponse ( auxquelles l’histoire n’apporte pas de réponse ) ?
1. Peut-on encore s'imaginer que le progrès des Sciences et des Arts a pour naturelle conséquence le progrès des moeurs, alors que le progrès s'exprime dans le luxe d'une aristocratie sociale ?
- N'y a-t-il pas une contradiction entre la vision d’une libération de l'homme et la vie frivole, facile et mondaine de ceux qui prétendent s'y dévouer ?
Jean-Jacques ROUSSEAU éprouve profondément cette contradiction entre la pensée et l'action, entre la théorie et la pratique, entre les buts que l'on se propose et la vie réelle : L'homme, malgré le progrès des lumières, n'a pas modifié sa vie et le divorce est grand entre l'espoir qu'il nourrit et la réalité de sa vie.
2. De la même façon, peut-on s'imaginer que la destruction des préjugés par le progrès des lumières a pour conséquence naturelle, l'instauration d'une morale naturelle ? La raison, l'intelligence auxquelles on a remis tout le pouvoir non seulement celui d'expliquer la nature mais aussi de décider du bien et du mal et d'instaurer la vraie morale, suffisent-elles pour connaître le bien ?
Sont-elles vraiment le guide de l'homme dans sa vie
Force est de constater que l'homme reste étranger à la nature qu'il a prétendu expliquer, qu'il reste aveugle au bien, prisonnier de ses passions, préoccupé de son seul intérêt particulier.
Le règne de la raison aboutit à nous couper de la nature et de ses charmes primitifs ; il dissout les sentiments et les liens naturels : ceux du mariage par exemple ; loin de conduire à la "bienfaisance", loin de concourir au bien de tous, elle laisse libre cours à l'égoïsme, chacun poursuivant son intérêt particulier.
Malgré la victoire de la raison, l’homme reste la victime de ses passions, le prisonnier de ses intérêts ; loin qu'il ait retrouvé les principes d'une morale naturelle, il a réellement ruiné tous les sentiments naturels qui l'unissent au monde et aux hommes ; il a étouffé la voix de la conscience seule capable d'éclairer pour lui le sens de la nature, de son existence et de ses actions.
Dans ces conditions, ne faut-il pas -telle est la révolutionqu'accomplit Jean-Jacques ROUSSEAU- restaurer, à la place des lumières de la raison, la clarté intime du sentiment ? - C'est lui qui nous permet de retrouver dans une vie simple notre accord, notre entente, notre parenté originelle avec les choses (les paysages, ...etc.) ; c'est lui aussi qui nous permet de revivre nos liens naturels, ceux du mariage, de la famille ; c'est lui enfin qui nous guide comme "une voix intérieure" et nous permet de découvrir le bien (et Dieu) dans le silence des passions.
3. Enfin suffit-il de demander la suppression des privi!èges et l'égalité des droits pour instaurer l'égalité des hommes et leur liberté réelle ? - L'illusion de LOCKE et de MONTESQUIEU a fait long feu.
Il ne suffit pas que la société civile instaure l'égalité juridique et politique pour assurer la liberté et l'égalité des citoyens, Jean-Jacques ROUSSEAU l'a montré dans le second discours : les institutions et les lois consacrent l'inégalité sociale : elles expriment les intérêts particuliers. La société civile consacre la dépendance des hommes. Elle substitue au conflit des intérêts particuliers l'antagonisme de l'individu et de l'état.
Ainsi, Jean-Jacques ROUSSEAU soulève la question : Comment réconcilier l'homme et le citoyen ? - Comment construire l'état pour qu'aucun homme ne soit opprimé ? - Comment comprendre la loi pour qu'elle n'exprime aucun intérêt particulier, mais la volonté de tous et l'intérêt général ?
Jean-Jacques ROUSSEAU éprouve toutes ces contradictions comme le divorce de l’homme d’avec lui-même : « Ce qui fait la misère humaine est la contradiction qui se trouve entre nos états et nos désirs, entre nos penchants et nos devoirs, entre l'homme et le citoyen.»
L'unité de l'homme, cet accord immédiat avec lui-même qu'il a pu vivre, peut-être, dans l'état de nature où le bonheur consistait dans le simple sentiment de son existence, cette unité est perdue.
Il n'est point question de rétrograder, de revenir à l'état de nature pour retrouver l'unité perdue, mais de la restaurer, de la reconstruire à un niveau supérieur, sur un autre plan, d'une façon autre. Cette unité ne peut plus être donnée à l'homme, comme il l'a vécue ; elle ne sera pas l'oeuvre de la nature, cette fois, mais l'oeuvre de l'art.
Ce sont les plans de cette restauration "artificielle" de l'homme véritable que Jean-Jacques ROUSSEAU établit dans L'Emile, La Nouvelle Héloïse, Le Contrat Social.
Sans ces artifices -ou s'ils ne réussissent point- il faudra après (avoir) cherché un homme s'écrier comme Jean-Jacques ROUSSEAU : il n'y en a plus.
III . LA RESTAURATION DE L’UNITE DE L’HOMME
1. L’Emile
Il s'agit donc pour Jean-Jacques ROUSSEAU de montrer comment il est théoriquement possible de restaurer "artificiellement" l'unité de l'homme. L'éducation, c'est-à-dire la formation de l'individu, est une des voies de cette restauration possible. L'Emile n'est pas un programme d'éducation concret, mais la mise en oeuvre d’une hypothèse.
Puisqu'il n'y a pas de cités véritables où la formation de l'individu ne soit faussée par la corruption des moeurs, imaginons un individu isolé et pratiquons sur lui une expérience. L'Emile doit montrer qu'on peut concevoir un développement "humain" de l'individu, que l'enfant peut devenir un homme sans rien aliéner de lui-même et accéder à la liberté qui constitue sa dignité.
Voilà pourquoi Jean-Jacques ROUSSEAU dit que L'Emile est un traité de la bonté originelle de l'homme, destiné à montrer comment le vice et l'erreur, étrangers à sa constitution s'y introduisent du dehors et insensiblement.
L'Emile doit montrer que l'on peut former un homme sans altérer sa nature, sans le dénaturer. Ainsi sera prouvé en même temps que l'homme est originellement bon et que seule la société l'a corrompu.
Or, nous l'avons vu, la première cause de la misère de l'homme, c'est la contradiction qui se trouve entre son état et ses désirs : ses désirs le projettent sans cesse hors de lui-même, toujours insatisfait et l'empêchent de rester dans sa condition, dans son état.
N'est-ce pas que dès l'enfance la société a créé chez l'individu des désirs sans rapport avec ses pouvoirs ? - Il s'agit donc de régler la formation de l'individu en respectant les niveaux, les étapes de son développement réel, de ne proposer à l'enfant, puis à l'adolescent, que des objets, des activités en rapport avec ses possibilités et ses besoins. On évitera ainsi dans la formation de l'individu d'introduire ce divorce qui s'est instauré en l'homme au cours de son développement historique ; on évitera dans la formation de l'individu la dénaturation que la société a accomplie.
Ainsi s'explique (par ce souci de respecter le développement réel de l'enfant, les niveaux de ce développement) que la pédagogie de Jean-Jacques ROUSSEAU s'appuie non sur une morale, mais sur une psychologie, c'est-à-dire sur l'étude objective de la nature de l'enfant et des étapes de son développement.
C'est pour cette raison que Jean-Jacques ROUSSEAU annonce la psychologie moderne et distingue, comme celle-ci le fera, des "âges" ou des étapes de la formation de l'enfant qui correspondent à des niveaux de développement.
A chaque âge, à chacune des étapes correspond un type d'activité particulier. Il faut attendre "la maturation" à chaque niveau pour développer les fonctions correspondantes. Les divisions du livre correspondent à ces différentes étapes.
- Le premier âge est celui de l'étroite subordination du mental au physique. C'est le stade de l'apprentissage sensoriel et sensori-moteur pour employer le langage de la psychologie moderne.
- la seconde étape, qui commence à cinq ans pour s'achever à douze ans, est l'âge d'or de l'enfance, parce qu'alors est réalisé l'équilibre chez l'enfant entre ses pouvoirs et ses désirs. C'est alors surtout qu'il faut se garder de faire appel à des fonctions qui ne sont pas encore parvenues à maturité, s'interdire d'accélérer les connaissances et le développement des sentiments et des passions.
Il faut renoncer à l'éducation positive qui tend à former l'esprit avant l'âge. L'éducation doit être purement négative, c'est-à-dire respecter le niveau réel de développement de l'enfant. Les connaissances qu'il doit acquérir à ce stade ne doivent pas lui venir du raisonnement, mais de l'expérience. Il faut éliminer à ce stade les leçons théoriques, les langues, l'histoire, la géographie, la littérature, et aussi les leçons de morale (Fables). Ce qu'il apprend, il doit l'apprendre par expérience concrète ... son jugement s'exerce dans les rapports qu'il entretient avec les choses non point dans les relations qu'on pourrait lui apprendre entre les idées.
Brise-t-il les vitres de sa chambre par colère, on ne lui fera point une leçon de morale, mais on le fera vivre ainsi dans une chambre sans fenêtre. C'est ainsi qu'il parviendra au terme de cet âge d'or vigoureux, sain et heureux.
- la troisième étape, c'est l'âge paisible de l'intelligence (douze à quinze ans). C'est l'âge paisible parce que les passions ne parlent pas encore ; c'est l'âge de l'intelligence parce qu'à ce stade ses facultés, ses forces l'emportent sur ses besoins et ses désirs.
C'est l'intervalle où l'individu peut plus qu'il ne désire, temps le plus précieux de la vie .
- C'est donc le temps des travaux, des instructions, des études, et, remarquons-le, ce n'est pas moi qui fais arbitrairement ce choix, c'est lanature elle-même ...
C'est l'heure de l'enseignement quand les approches de la puberté suscitent dans l'organisme des énergies encore ignorantes de leur but et leur objet et par conséquent disponibles. C'est à ce stade que l'on va développer les connaissances de l'enfant non pas de façon abstraite mais en lui faisant réinventer la science, les rapports entre les choses en observant, en raisonnant sur les faits, en pratiquant des expériences.
C'est ainsi qu'il s'accoutumera à juger et à raisonner sans que le raisonnement soit un jeu arbitraire. Jusqu'à ce moment, l'enfant ne fait que l'apprentissage de ses rapports avec les choses. Il est encore un être de la nature mais, pour être un homme, il faut que cet individu -isolé par hypothèse de la société- entre en rapport avec les autres hommes. A ce moment se pose le problème de son être moral.
- le quatrième âge, celui de la puberté est celui où se fait sentir le besoin de ces rapports.
Alors il s'agit d'éviter qu'en entrant en rapport avec les autres, il ne tombe dans leur dépendance, c'est-à-dire comme nous l'avons vu, qu'il perde son être naturel dans le regard, dans ce "paraître" qui tient lieu de nature à l'homme social. Il faut qu'il reste lui-même tout en étant la proie du jugement des autres, des images qu'ils se font de lui. Il faut qu'il garde intact le sentiment de lui-même et de son existence alors qu'il vit avec les autres.
Mais il faut en même temps qu'il respecte les autres, leurs sentiments et leurs intérêts. En entrant en rapport avec autrui ses possibilités, ses désirs sont limités par l'existence des autres. Ces limites constituent des devoirs. Il faut que ces devoirs n'entrent pas en conflit avec ses penchants. Il faut qu'il accède à la moralité, que l'être de nature qu'il était devienne un être moral, sans que la morale devienne en lui un conflit, une lutte perpétuelle en lui-même.
Jusqu'ici il n'a connu que le nécessité des choses ; maintenant, il doit faire l'apprentissage de la loi qui régit les rapports entre les hommes, mais il faut que cette loi ne soit pas pour lui une contrainte, mais l'expression de sa liberté.
Pour cela, il faut que l'amour propre, l'amour de soi qui est le sentiment primitif (premier) d'un être naturel s'élargisse en un amour d'autrui et du genre humain. Il faut, pour qu'Emile soit un homme véritable (non pas cet homme social en conflit avec lui-même) que sa moralité ne consiste pas dans l'obéissance au devoir mais dans son dévouement au bien.
- Comment l'homme peut-il conserver le sentiment de son unité, du caractère "unique" de son existence alors que la présence des autres le partage, le divise et le perd ?
- Comment - de même - peut-il poursuivre le bien d'autrui alors que dans la société les désirs se limitent naturellement et les intérêts s'opposent ?
L'homme social ne peut rester lui-même -naturellement- (dans un état de nature où il n'avait que le sentiment de sa propre existence) ; de la même façon sa bonté originelle ne peut suffire à la vie sociale ; elle ne peut d'elle-même le conduire à vouloir le bien d'autrui comme le sien propre.
C'est sans doute pour cette raison que le quatrième chapitre de L'Emile se termine par la profession de foi du vicaire savoyard. C'est Dieu qui assure l'homme de son unité avec lui-même parce que Dieu précisément l'a créé "unique". Une voix intérieure lui apprend qu'il est une créature de Dieu : c'est ce sentiment intime qui l'assure de son unité avec lui-même, qui lui permet de résister à l'aliénation de son être, d'être lui-même indépendamment des multiples images que les autres se font de lui. Ce sentiment, cette conscience de soi ne restaure pas l'unité immédiate avec soi-même qui a peut-être existé dans un hypothétique état de nature mais elle garantit à l'homme devenu un être social l'unité de son existence et la paix avec soi-même.
C'est par la médiation de Dieu seulement que l'individu peut vouloir le bien des autres hommes. : pour que l'homme social retrouve l'équivalent de sa bonté naturelle et du bonheur premier de son existence, il faut que la nature soit comprise comme l'oeuvre de Dieu
Sans doute faudra-t-il aller plus loin Pour que, naturellement, dans la société, l'homme puisse vouloir le bien des autres, ne faut-il pas que la société soit elle-même organisée pour l'intérêt de chacun coïncide avec l'intérêt général. Tant qu'il y a un conflit entre les intérêts particuliers, l'homme ne peut pas vouloir naturellement le bien d'autrui ...
2. La nouvelle Héloïse
pose le problème de la restauration de l'unité de l'homme, non plus au niveau de sa formation, mais au sade de son existence sociale.
Emile cherche à montrer comment on peut théoriquement éviter à l'homme la séparation d'avec soi, l'aliénation, le conflit qui l'habite dès qu'il entre en rapport avec autrui. La Nouvelle Héloïse partant d'un conflit, tel que la société le crée entre le devoir et le penchant, prétend montrer comment on peut retrouver, malgré ce conflit, la paix avec soi.
La Nouvelle Héloïse est dans un premier temps un roman d'amour : l'amour est précisément cette fusion avec l'autre, qui nous permettrait d'être en même temps et sans divorce nous-mêmes dans le regard et l'amour de l'autre ...
Mais cette unité immédiate avec l'autre, en tant qu'homme, ne nous est-elle pas interdite ? - N'est-elle pas comme dans l'état de nature une simple hypothèse ?
Qu'est-ce que le véritable amour si ce n'est chimère, mensonge, illusion ? - s'écrie Jean-Jacques ROUSSEAU.
Mais, La Nouvelle Héloïse est dans la seconde partie le roman de la vertu.
La Société n'autorise pas l'amour de Julie et de Saint-Preux. Elle marie Julie à un homme qu'elle n'aime pas. Julie épouse l'homme qu'on lui destine. Elle fait triompher son devoir sur son penchant.
« La vertu consiste à vaincre ses penchants quand le devoir le commande. »
Julie est vertueuse mais la vertu n'est-elle pas seulement l'expression du conflit intérieur entre notre devoir et nos penchants. Julie accède à la moralité mais n'est-ce pas au prix d'un perpétuel conflit intérieur ? - Cet effort peut-il être sincère ? - Ce désaccord et ce conflit sont-ils vraiment par la vertu surmontés ? - Ou n'y a-t-il pas une contradiction irréductible entre la vertu et le bonheur, entre la moralité et l'existence heureuse ?
Tel est l'enjeu de la lutte intérieure que mène Julie : Pourra-t-elle réconcilier la vertu et le bonheur, la moralité et l'existence dans une sorte d'unité ou de paix retrouvées?
Le roman nous fait assister à ses luttes, à ses progrès, à ses rechutes ... à sa quiétude endolorie, puis à la paix enfin établie dans la transparence des rapports ... C'est une très grande histoire d'âme
Comment Julie réussit-elle cette gageure ? - En recréant tous les liens naturels que la société du XVIIIème siècle a rompu :
- ceux du mariage d'abord et c'est une immense protestation de Jean-Jacques ROUSSEAU contre les moeurs de son temps, contre l'adultère.
- ceux de la famille ensuite, la première et la plus ancienne des sociétés
- ceux qui nous unissent à la nature, qui, transformée par nous, devient notre maison, notre image ... Clarens, l'image de ce bonheur est en même temps un garant de ce bonheur ... paysage qui reflète le visage de l'homme et contribue à la paix de l'âme, etc ...
Julie restaure ainsi les rapports naturels à un niveau supérieur, dans la forme que comporte l'état civil. Elle atteint ainsi à la véritable moralité qui est le sentiment de sa perfection de son accord avec elle-même.
Mais qu'est-ce qui permet à Julie d'aller jusqu'au bout de ses efforts, de ne point s'arrêter en chemin ? - Qui lui donne la certitude qu'au terme de ses efforts, elle retrouvera la paix et le bonheur ? - Qui garantit qu'on puisse réconcilier la vertu et le bonheur et que nos efforts ne sont pas vains ?
De même que L'Emile échappait à l'aliénation sociale et accédait sans conflit à la moralité par la découverte de Dieu, c'est l'idée de Dieu qui garantit à Julie que l'unité perdue peut être sinon retrouvée, du moins restaurée. C'est grâce à cette idée de Dieu qu'elle réussit cette oeuvre de régénération de soi.
Voici la phrase qu’elle prononce quand elle meurt :
« Je ne vois rien qui n'étende mon être et rien qui le divise : il est dans tout ce qui m'environne, il n'en reste aucune portion hors de moi ... Je vis à la fois dans ce que j'aime ... Je me rassasie de bonheur et de vie ...»
3. Le contrat social
La contradiction que Jean-Jacques ROUSSEAU a découverte en l'homme entre ses désirs et son état auquel L'Emile nous donne le remède théorique, la contradiction qu'il a dénoncée entre le devoir et les penchants que Julie résout par sa vertu, ce même conflit s'exprime dans la société civile entre l'individu et l'état : l'individu poursuit son intérêt particulier, l'Etat, en tant que tel, a pour fin d'assurer l'intérêt général et s'oppose à l'individu en l'obligeant à renoncer à ses intérêts particuliers.
Ce conflit est d'ailleurs intérieur à l'individu et c'est une contradiction qui le divise en lui-même, qui l'oppose à lui-même et qui lui interdit le chemin du bonheur. C'est la contradiction entre l'homme et le citoyen. En tant qu'homme, je ne peux que poursuivre mon intérêt particulier, en tant que citoyen, je dois vouloir l'intérêt général.
Le but du Contrat Social est de réconcilier l'individu et l'état, l'homme et le citoyen.
Le problème tel qu'il est posé par Jean-Jacques ROUSSEAU revêt la même forme (théorique ou si l'on préfère hypothétique) que l'Emile : Comment concevoir l'Etat pour que les hommes soient libres et égaux - pour qu'ils ne soient pas aliénés en tant que membres de la société civile ?
C'est le contrat social qui apporte la solution : pour mettre un terme à l'inégalité sociale, le contrat consiste en ceci que « chaque associé doit s'aliéner avec tous ses droits à la communauté : chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous. Cet acte d'association produit un corps moral et collectif composé d'autant de membres que l'assemblée a de voix.»
La démocratie est donc la solution au divorce de l'individu et de l'état. Elle se définit par l'égalité de tous dans la mesure où chacun a aliéné sa personne et ses droits à la communauté.
Par cette aliénation, l'homme s'est en réalité libéré :
- alors qu'il opposait dans la société son intérêt propre à l'état,
- alors qu'en lui-même, il luttait contre ses penchants et ses instincts,
il acquiert maintenant la véritable moralité : partie du corps social, il est à l'origine des lois sans que ces lois expriment son intérêt particulier, mais l'intérêt général.
L'homme s'obligeant lui-même en tant que citoyen, acquiert l'autonomie morale. Alors qu'il devait lutter, en tant qu'individu, contre lui-même, contre ses penchants et ses désirs pour faire triompher la raison, en tant que citoyen, il poursuit sans contrainte l'intérêt général.
« Au lieu de détruire l'égalité naturelle, le pacte fondamental (le contrat social) substitue au contraire une égalité morale et légitime à ce que la nature avait pu mettre d'inégalité physique entre les hommes ... pouvant être inégaux en force et en génie, ils deviennent tous égaux par convention et de droit. »
Par l'artifice du contrat social, l'homme accède en même temps à la moralité et à la liberté. Il n'obéit plus qu'à lui-même :
Le Contrat social est la solution au problème moral, c'est-à-dire à la contradiction entre sa raison et sa sensibilité, entre ses devoirs et ses penchants.
CONCLUSION
A lui se dévoile les mensonges de la société telle que la bourgeoisie l'instaure. La lutte contre le passé (régime féodal) n'aboutit pas au bonheur des hommes.
1. le progrès des Sciences et des Arts n'entraîne pas le progrès des moeurs mais on constate la vie dissolue de la nouvelle aristocratie.
2. l'égalité politique et juridique qu'elle veut instaurer ne supprime pas l'inégalité sociale, c'est-à-dire l'esclavage des hommes, la dépendance des uns par rapport aux autres.
3. le progrès social qu'elle considère comme une libération de tous ne supprime pas la pauvreté des uns, mais accroît seulement la richesse des autres
Les mêmes conflits habitent l'homme et le sépare de lui-même :
* conflit entre ses désirs et son état : toujours insatisfait
* conflit entre ses devoirs et ses penchants :
* destruction des liens naturels - ceux du mariage et de la famille - et de sa.parenté avec la nature.
Dès le XVIIIème siècle, d'où l'historien des idées date l'apparition de l'individualisme, l'émergence de nouveaux rapports sociaux à la suite du développement des échanges, du développement du capitalisme commercial et des débuts du capitalisme industriel (sous la forme de manufactures), l'individu ne s'appréhende plus comme “personne” à l'intérieur d'une hiérarchie “féodale”, mais déjà comme un individu “abstrait”, c'est-à-dire comme individu générique, abstraction faite de son “ être social ”.
Qu'il s'agisse du matérialisme de Hobbes, du libéralisme de l'empiriste Locke ou des théoriciens du droit naturel, la société apparît comme une forme d'association “politique”, reposant sur un contrat, arbitraire ou volontaire, entre les individus.
Dans la première moitié du siècle, c'est le développement de la société, le progrès des Sciences, des Arts et des Métiers qui apparaît comme le mouvement naturel capable de modifier les moeurs et de changer l'homme. La politique, l'éducation et la médecine prennent la place de la morale.
Quand, au milieu du siècle, la contradiction apparaît, sous la forme de la richesse et du luxe, entre le progrès des Sciences et des Arts, et “la misère humaine”, l'expérience de l'aliénation, vécue par Jean-Jacques Rousseau comme le divorce de l'homme d'avec lui-même, est comprise en même temps comme le résultat d'un développement historique antagoniste où le développement social a “ produit ” le malheur de l'individu : l'individualité sociale apparaît comme le contraire de l'individualité “naturelle” ; mais, cette contradiction -cette division- de l'homme en lui-même est comprise en même temps comme le résultat d'une histoire.
Telle est l'ambiguïté de la démarche de Jean-Jacques ROUSSEAU :
Parce ce que le changement de l'homme, la réalisation de l'individualité humaine ne peut plus apparaitre comme la conséquence naturelle du progrès de la société, synonyme de la corruption des moeurs, la question de la réalisation de soi se pose en termes de moralité : L'autonomie -la possibilité pour l'individu de se donner lui-même sa loi- est la condition de possibilité d'un nouveau “contrat socail”.
Et, là où l'Éducation -dans l'Émile-, la Vertu -dans La Nouvelle Héloïse- ne peuvent que restaurer artificiellement l'unité de l'homme, seule la perspective “idéale” d'un nouveau contrat social entre les individus, membres de la Société Civile, peut, en réconciliant l'individu avec l'État, restaurer réellement l'unité de l'homme avec lui-même, réaliser l'identité de l'individualité singulière et de l'individualité sociale (de l'homme et du citoyen).
En d'autres termes, en remettant les choses à l'endroit, c'est la possibilité, -encore “idéale” ou formelle-, de l'avènement d'une nouvelle formation sociale, fondée sur de nouveaux rapports sociaux (où les individus semblent indépendants les uns des autres) qui permet au penseur de comprendre l'aliénation comme le résultat historique de l'antagonisme de l'individu et de la société, et de concevoir une solution "idéale" à cet antagonisme, qui mette fin à l'aliénation.