Nietzsche
Annonciateur de la Mort de l’Homme
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Introduction : NIETZSCHE précurseur ?
"Peut-être faudrait-il voir le premier effort de ce déracinement de l'Anthropologie, auquel sans doute est vouée la pensée contemporaine, dans l'expérience de NIETZSCHE : à travers une critique philologique, à travers une certaine forme de biologisme, NIETZSCHE a retrouvé le point où l'homme et Dieu s'appartiennent l'un l'autre, où la mort du second est synonyme de la disparition du premier, et où la promesse du surhomme signifie d'abord et avant tout l'imminence de la mort de l'homme.
"A la fin du XIXème siècle, NIETZSCHE a fait une dernière fois scintiller la finitude de l'homme en l'incendiant. Il a repris la fin des temps pour en faire la mort de Dieu et l'errance du dernier homme ; il a repris la finitude anthropologique, mais pour faire jaillir le bond prodigieux du surhomme »
Michel FOUCAULT
Comment se posait le problème du rapport de l'homme au monde dans les dernières décennies du XIXème siècle ?
Telle est la question à laquelle il faut d’abord répondre, si l’on veut comprendre la démarche de Nietzsche.
I. Le problème de Nietzsche : contradiction logique et contradiction vécue.
L'essentiel de la réponse de NIETZSCHE au problème fondamental de la philosophie, qui inaugure une voie nouvelle pour la réflexion "idéaliste", c'est de montrer qu'il s'agit d'un faux-problème :
Toute l'histoire de la philosophie est une longue errance dont il faut rechercher l'origine : Délivrer l'homme de ce faux problème, c'est en même temps le libérer. Il ne s'agit plus seulement d'une "critique de la raison" mais d'une contestation vitale: Le cheminement philosophique est en même temps le déroulement d'un drame "individuel".
Au terme de l’évolution capitaliste au XIXème siècle, l'individu, -non seulement le philosophe mais aussi l'écrivain et l'artiste- fait l'épreuve de l'aliénation : cette nature dont la science lui promettait la conquête, cette histoire qui s'annonçait comme un progrès, ce christ qui apportait la bonne nouvelle de nouveaux rapports humains ; mais aussi la prophétie révolutionnaire... -tout ce qui faisait apparaître l'homme comme "réalité" ou comme valeur-, tout cela se révèle être une illusion, un immense mensonge ; de sorte que l'homme, au terme d'une longue décadence, se nie lui-même : Pour NIETZSCHE, le nihilisme est le dernier mot de la civilisation européenne.
Contestation chaotique, dont on retrouve tous les mouvements dans le drame d'une Saison en Enfer.
Mais, au milieu de cette débâcle, du fond de cet effondrement, de l'abîme même de cette négation radicale, naît la fulguration, l'éclair d'une Affirmation :
Cette affirmation n'a pas de nom ; c'est une force, une puissance ou une volonté, qui n'a d'autre sens que son surgissement.
Qu'y a-t-il derrière cette découverte de NIETZSCHE ?
- Une épreuve, vécue dramatiquement, par ceux qui sont virés au compte de perte et profits d'une exploitation qui ne peut plus se dissimuler sous le visage humain d'une culture, et sous les apparences d'un progrès de la civilisation.
Pour ces "individualités", -poètes, artistes- qui sont en même temps coupés de toute pratique sociale, -productive ou politique-, l'aliénation ne peut avoir aucun sens "économique" : elle n'est pas vécue comme accaparement des produits ou comme aliénation de l'activité (car leur production, leur activité est précisément création), elle est vécue comme cette explosion "interne" de l'individualité où "je est un autre".
La contradiction économique, dont l'antagonisme constitue la réalité concrète, historique de l'aliénation, apparaît comme une explosion qui trouve son origine dans une sorte de "déchirure" de l'être.
Le rôle de la philosophie, c'est de penser cet antagonisme, vécu comme "éclatement" de l'être, "intérieur" à l'individu lui-même, à partir du dualisme qui oppose la conscience à la réalité. Or cet antagonisme interne, cette lutte intestine, privés de tout lien avec sa base réelle, avec l'antagonisme -historique- des luttes sociales, ne peut être "rationnellement" compris : il est à proprement parler "impensable".
Michel FOUCAULT dira :
"Toute la pensée moderne est traversée par la loi de penser l'impensé ".
NIETZSCHE confronté à cette expérience "impensable" a proclamé (mais avec quelle douleur et quel espoir mêlés) : "L'art, rien que l'art peut nous sauver de la vérité".
C'était reconnaître que la pensée -spéculative- était d'une certaine façon impuissante à exprimer dans les termes de la logique cette expérience authentiquement vécue par l'Art.
Puis, NIETZSCHE accepta à la fois de tenter une -ou des- traductions conceptuelles de cette expérience et de vivre, jusqu'à la folie, l'impossibilité de la "dire", prenant le visage ou le masque d'un nouveau philosophe, qui mourrait de la découverte de la vérité.
" Périr par la connaissance absolue pourrait faire partie du fondement de l'être ".
Sil'exigence qui définit la philosophie comme démarche distincte de tout autre, comme idéologie distincte de la religion, de la science, de la politique etc . c'est bien de répondre à la question : Quels sont les rapports de la conscience et de la réalité ? », la nouveauté de la démarche "philosophique" de NIETZSCHE n’est point d'élaborer de nouveaux concepts mais c'est, pour dépasser le problème, de montrer que ces concepts n'ont aucun sens, ne conduisent à aucune compréhension des réalités concrètes qu'ils prétendent exprimer :
Montrer que chacun des concepts comprend une contradiction logique de sorte que la réalité qu'ils prétendent saisir est ailleurs, en dehors du logos, de la logique et de la raison.
II. La démarche spéculative de Nietzsche : "Brûler les promesses de la dialectique et de l'anthropologie".
1. Première étape : Mise en cause du problème philosophique.
Cette première étape consiste à mettre en cause les termes même du problème philosophique.
Qu'il s'agisse de l'idéalisme rationnel de Platon ou de la pensée classique, le problème des rapports de l'homme au monde est celui des rapports de la pensée à l'être :
-Le problème philosophique chez Platon est celui du dualisme des essences et des réalités sensibles, et, c'est l'idée parménidienne de l'Etre comme totalité intelligible qui garantit la réalité objective des essences et l'accès de l'homme à la vérité : Socrate, "type de l'homme théorique" est l'ancêtre de toute notre pensée moderne qui "voit dans la connaissance le but digne de tout homme" et mesure l'Etre à son intelligibilité.
-Le problème de la pensée classique avec Descartes est bien le dualisme qui oppose deux réalités "essentiellement" distinctes : la pensée (rationnelle) et la nature (étendue). C'est Dieu qui vient garantir qu'à la réalité objective de nos idées correspond une réalité formelle, c'est Dieu qui fonde la vérité comme adéquation de la pensée et de la nature parce qu'il réalise en soi et pour soi l'équation de la pensée et de l'Etre.
La première exigence c'est donc la mort de Dieu par lequel l'Etre se trouve confondu avec la pensée, avec l'esprit. Dès le moment où l'on a tué Dieu, on ne peut plus identifier l'homme avec la pensée, on ne peut plus poser le problème du rapport de l'homme au monde dans les termes du problème de la connaissance.
Telle est la 1ère conclusion : Le rapport de l'homme au monde n'est pas un rapport de connaissance mais un rapport d'être.
2. Deuxième étape : "Brûler les promesses de l'anthropologie".
Mais, quand on a tué Dieu, on n'échappe pas pour autant au dualisme. La conscience ou "le conscient", réalité morale ou réalité psychique, reste le "noyau" de l'être humain : son essence.
NIETZSCHE procède alors au second meurtre :
Sur la base de l'évolutionnisme, il faut révéler à l'homme sa proximité, sa parenté avec le règne animal : "la conscience est la dernière phase de l'évolution du système organique ". Il faut que l'homme prenne au sérieux son animalité.
Mais la philosophie et la morale ont la vie dure :
Spengler, Strauss et d'autres interprètent l'évolution comme un progrès, un développement continu qui en l'homme réaliserait sa fin.
La démarche de NIETZSCHE révèle toute sa portée: Conservant de l'évolutionnisme la seule idée de l'origine animale de l'homme, il lui faut s'attaquer au concept même d'évolution, qui semble obéir à une finalité, en lui substituant l'idée du devenir comme expression, explosion incontrôlée, intempestive de l'être.
Du même coup, ce n'est pas seulement la conscience qui est contestée comme essence de l'homme mais bien l'homme lui-même, l'homme "actuel" dont on voudrait faire le résultat ou la fin d'une histoire, d'un développement progressif : l'homme actuel n'est ni le but ni même une étape qui serait liée à l'horizon d'une civilisation. C'est un "accident" du devenir.
La découverte de l'évolution par NIETZSCHE, loin d'être la prise de conscience d'une histoire, d'une réalité qui aurait sa chronologie objective, est la contestation de toute histoire.
Il s'agit d'une démarche "ontologique" grâce à laquelle "l'individu humain" retrouve son origine dans l'être, non seulement dans le règne animal (dont il serait la suite ou l'accomplissement) mais dans le statut organique et inorganique de l'être.
Découvrir son animalité c'est pour l'homme faire retour à son origine, "répéter" la liberté dans la pureté de ses origines, telle qu'elle se manifeste dans le devenir.
En même temps se dessine la vérité fondamentale : la possibilité de devenir un autre homme à travers une liberté, qui n’est que la manifestation du devenir.
3. Troisième étape : "Brûler les promesses de la dialectique".
Plus décisive encore que la critique de la conscience par la découverte de l'animalité, est la critique de "l'être conscient, de l'être psychique".
La psychologie classique est le règne de l'illusion par laquelle l'homme s'objective lui-même en se transformant en "substrat psychique" : Sorte de théâtre où s'ordonne, se coordonne un univers de valeurs, d'idées, de volontés, de sentiments.
Il faut donc faire la psychologie de la psychologie :
Ce que l’on appelle "conscient" apparaît alors comme une broderie sur le fond de l'inconscient ou comme le commentaire d'un texte qui nous reste inconnu. L'âme, l'être conscient ne sont que le rêve d'une conscience.
Mais la critique de la psychologie, selon NIETZSCHE, mène plus loin encore :
En faisant de la pensée la propriété de la conscience, la psychologie affirme que le sens est explicité dans et par le langage, que la vérité est donnée dans le discours rationnel : Le mot est le signe de la chose et l'enchaînement des mots dans le discours exprime l'enchaînement des choses.
L'idée que le signe renvoie à la chose, que l'enchaînement des signes explicite le monde, est l'acte de naissance de ce qu'on appelle la Raison. C'est alors que la vérité se présente avec un caractère systématique comme la connaissance des raisons ( de l’univers comme de nos actes).
Le rationalisme sous-entend que notre rapport au monde est entièrement pensable, conscient, exprimable.
Or l'étude philologique révèle que les mots eux-mêmes, dont on veut faire le véhicule d'une pensée tout entière explicite, recèlent des liens avec les choses et dévoilent des articulations avec le monde qui ne peuvent "être pensées" ... Au début, aux origines, le langage était ouverture sur l'être ; il est devenu signe de la chose. On est passé du "cela est" au "cela signifie".
Il y a des mots qu'on ne peut penser en transparence parce qu'ils s'articulent sur un monde qui n'est pas intelligible, qui est "impensé". Ces mots, en quelque sorte "originaires", expriment non un sens mais un rapport d'être : cette zone "obscure", "nocturne" où la pensée prend naissance.
La pensée découvre son origine ou plutôt elle découvre qu'elle ne peut pas connaître son origine : C'est Oedipe qui découvre la vérité de l'énigme mais paie sa découverte par le viol des lois divines et naturelles en commettant l'inceste et le parricide
Au travers des racines du langage, grâce à la philologie, ce qui pour NIETZSCHE se révèle, c'est l'énigme de la parenté originelle de la pensée et de l'être, qu'on ne peut espérer apercevoir qu'en un éclair, à l'instant du meurtre de Dieu et de la mort de l'homme.
La philosophie (-au lieu de garantir la véracité du discours rationnel par l'idée de Dieu où le Sens et l'Etre ne font qu'un-) doit donc s'accomplir comme retour aux origines du langage.
La philosophie est sacrilège : Ce qu'elle accomplit dans un même mouvement c'est le meurtre de Dieu et la fin de l'homme. Qu'est-ce que Dieu en effet sinon l'assurance de penser l'Etre comme une totalité intelligible ? - Et qu'est-ce que l'homme sinon l'illusion de la valeur que l'homme s'attribue à lui-même pour se voiler l'énigme de son appartenance, de sa parenté originelle avec l'Etre ?
L'homme à ce moment est celui qui accomplit le meurtre de Dieu et en même temps "celui qui veut périr".
Alors tout est renversé.
La connaissance, loin d'être connaissance de l'être, est oblitération de l'Etre, dissimulation de notre rapport originaire à l'Etre : Le progrès de la connaissance, loin d'être approfondissement, accroît notre distance à l'être.
La vérité, qu'il s'agisse d'un fait ou d'une action, dans la mesure où elle se donne comme l'essence du phénomène ou comme la raison de l'acte est une non-vérité ou un non-sens. Car,l'Etre, avant qu'il ne se confonde avec les significations des choses ou les raisons de l’acte, ouvre l'horizon de tous les sens possibles et le champ illimité de la liberté.
Pour la philosophie classique, qui fondait la vérité sur l'intelligibilité de l'Etre, sur l'équation en Dieu de la Pensée et de l'Etre, garantissant l'évidence ou l'adéquation pour l'homme de l'idée et de la chose, le problème était : -Comment l'erreur est-elle possible ? Après le renversement, le retour à cette ouverture originaire du rapport à l'Etre, l'on est à la racine, au fondement de la possibilité du sens. Tous les sens sont possibles.
Et NIETZSCHE écrit :
" L'erreur est la condition de la vérité et cela dans son fondement le plus profond ".
Le renversement "spéculatif" auquel nous venons d'assister constitue bien la tentative de destruction des concepts qui définissent les termes du problème de la philosophie : celui des rapports de la pensée à l'être.
Au terme de cette démarche, nous sommes en présence d'une triple révélation :
1. Le concept de monde ou de nature n'est que l'illusion parménidienne, reprise, développée par toute la philosophie et consacrée par la religion : celle d'un Etre totalement intelligible, défini par la coïncidence de la pensée et de l'être, c'est-à-dire Dieu.
2. Le concept de l'homme (pensée, raison ou sujet) n'est que l'illusion par laquelle l'homme, niant son propre vouloir au travers duquel s'affirme la puissance de l'être, a transféré la valeur à sa personne qui n'est que le phantasme né de la négation en lui de sa force de vivre.
3. Le rapport de la pensée à l'être n'est que l'illusion de la raison par laquelle l'on oublie la vérité originaire, le fait que " nous ne pouvons pas penser ce qui est "
En conduisant la démarche spéculative jusqu'à son terme, la pensée, se retournant jusqu'à son point d'origine, jusqu'à son fondement ou sa fondation, découvre qu'elle ne peut penser l'origine.
La vérité est connaissance absolue mais toute connaissance est réfutation de la connaissance. La vérité est affirmation de la volonté mais toute volonté est négation du vouloir.
On pourrait dire que la parenté de la pensée et de l'être se fait jour dans la proximité ensoleillée des apparences comme NIETZSCHE disait que les grecs sont superficiels par profondeur ; alors, le dépassement de la vérité trouverait son sens dans la familiarité de l'apparence et la fidélité à la Terre. Mais la familiarité de l'apparence est liée à la solitude de l'être, à l'absence de tout ancrage dans l'être. Cette découverte est donc le plus profond des exils.
« Il n'y a aucune façon de Penser l'impensable » ;
Le dernier mot de la démarche spéculative par laquelle Nietzsche a voulu "recommencer" la philosophie, en dépassant le problème lui-même, ne trouve son sens que dans une démarche "réelle" où la mort de l'homme n'est plus un concept mais la suppression, la disparition de cet homme concret qui est le philosophe :
" Périr par la connaissance absolue pourrait faire partie du fondement de l'Etre ".
La démarche spéculative s'achève ainsi par une formulation qui est celle-là même de l'expérience mystique :
"Périr par la connaissance absolue " n'est-ce pas la disparition de "l'être limité" par sa fusion dans l'Etre, l'abolition de toute limite comprise comme évanouissement de l'illusion "d'être "-, qui n'a d'autre consistance que le mensonge de la valeur que l'homme s'est donné à lui-même ?
Mais NIETZSCHE ajoute que cette mort, par laquelle l'être limité abolit ses limites pour fusionner avec l'Etre (ou découvrir qu'il n'est pas parce que l'Etre "est") doit être comparée à un éclair, où l'incendie - l'explosion qu'est cette mort : auto-crémation de l'homme, fait -dans l'instant même de l'éclair- apparaître la profondeur de la nuit.
C'est ce en quoi "périr par la connaissance absolue ou vouloir périr", pourrait bien faire partie du fondement de l'Etre".
III. La démarche figurative de Nietzsche : Unité et dualité de la pensée et de la vie.
Comment dire l’impensable ?
NIETZSCHE nous indique lui-même la voie, en donnant à cette démarche une double expression : l'aphorisme et le poème.
L'aphorisme, première forme d'expression, fait jaillir "un sens", comme le médecin partant d'un symptôme interprète et diagnostique, annonce sa découverte sans la développer.
Le poème est l'art d'évaluer, de mettre en "valeur" ou "en perspective" : il "totalise le sens" en le symbolisant. Les éclairs de l'interprétation sont alors "transfigurés", transformés en symboles, pour constituer une sorte d'odyssée de la pensée.
A. L'homme et ses masques
On connaît les étapes, les chapitres de cette odyssée dont chacun est illustré par une Figure : Le développement du thème nous conduit de l'idée du "devenir" au concept de la volonté de puissance ; la transfiguration nous mène de la figure de Dionysos à celle du Surhomme.
Ni le développement "conceptuel", ni le développement symbolique n'ont leur sens en eux-mêmes, et ils n’ont pas d'autre lien entre eux qu'une interaction sans logique.
1. La vie et l’œuvre
Chaque mouvement de la pensée est en même temps mouvement de la vie et inversement : ce qui est Affirmation au niveau de la pensée est Action au niveau de la vie, et, inversement, ce qui est Négation est Réaction.
Gilles Deleuze a bien montré comment cette "unité" de la pensée et de la vie est d'abord interpénétration ou indissolubilité chez NIETZSCHE de l’œuvre et de la vie.
Tout a un double sens : la maladie masque la plus grande santé, qui, de son côté, est le meilleur point de vue sur la maladie. Le savoir masque la folie "et parfois la folie elle-même est le masque qui cache un savoir fatal et trop sûr."
L'homme est "ses masques" et il n'est jamais lui-même qu'en passant de l'un à l'autre :
La force de la vie se manifeste au travers de l'individualité par le jeu des "métamorphoses", qui expriment le pouvoir, le besoin de "renverser les perspectives".
Les trois métamorphoses que décrit Zarathoustra : le Chameau, (porte-faix) qui devient Lion (démolisseur de statues), puis l'Enfant qui naît du Lion pour créer, dans le jeu, de nouvelles valeurs, - C'est l'odyssée de l'homme mais ce sont aussi des moments de l’œuvre et les étapes de la vie de NIETZSCHE.
Chaque homme est en même temps une Figure... Quand NIETZSCHE s'éprend de Lou Salomé, compagne de Paul Rée, NIETZSCHE est Dionysos et elle est Ariane. Paul Rée devient Thésée.
Le devenir est le jeu de ces transmutations.
Les transmutations mènent NIETZSCHE à la folie, mais la folie est la plus grande santé, jusqu'au moment où le jeu des transmutations n'est plus possible ... Les masques se fondent alors en un seul, celui de la bouffonnerie, où l'individu ne peut plus, à l'instant du Retour, que rire de lui-même.
On trouve ici tous les thèmes qui seront repris par Michel Foucault, pour définir la philosophie comme recommencement, ouvrant l'espace de la folie et le rire silencieux qui est sa dernière parole.
2. La pensée et la vie :
Cette interprétation de la vie et de l’œuvre de NIETZSCHE, de la vie et de la pensée dans son oeuvre ont une autre portée.
A la dialectique hegelienne où l'affirmation initiale se nie elle-même pour retrouver par la négation de la négation une affirmation supérieure ; à la dialectique matérialiste d'une histoire où le développement antagonique des contradictions fait apparaître une unité nouvelle, NIETZSCHE substitue l'interaction complexe de la pensée et de la vie, l'absence de dialectique :
Ce qui est commun à la pensée et à la vie comme à l'affirmation et à la négation c'est la force, qui, dans son rapport avec elle-même, est volonté de puissance.
Affirmation et négation sont les qualités (les deux faces) de la volonté de puissance, comme action et réaction sont les deux qualités de la force.
Et l'on assiste à un chassé-croisé de la Pensée et la vie :
-Tantôt c'est la pensée qui devient négatrice de l'action: c'est le cas de la philosophie grecque qui fait apparaître tous les dualismes et nous dissimule "à jamais" l'unité de la pensée et de la vie ; de même, c'est le mouvement de la pensée qui permet d'interpréter les phénomènes, notamment l'histoire du judaïsme et du christianisme : Le "crucifié" joue alors le rôle de Socrate.
-Tantôt ce sont les forces réactives de la vie qui entraînent le renversement, la transmutation des valeurs : Par exemple, lorsque les faibles, ne pouvant supporter le fardeau de la vie, renversent l'aristocratique équation des valeurs, par haine et par ressentiment, cette haine qui est "l'officine où l'on fabrique la fausse-monnaie de l'idéal ".
On voit dans cet exemple combien "l'interprétation" de NIETZSCHE est le rejet pur et simple de la dialectique du Maître et de l'Esclave, aussi bien spirituelle qu'historique : il n'y a ni dans la pensée ni dans la réalité aucune contradiction qui permette d'expliquer le mouvement.
En toute rigueur, il est inexplicable que les faibles "réagissent".
D'ailleurs, ils réagissent "imaginairement" en appelant Bien ce qui était Mal, résignation leur lâcheté, patience leur faiblesse, pour se dissimuler à eux-mêmes leur impuissance.
Comme le précise NIETZSCHE, loin d'être une création, cette transmutation des valeurs est une inversion de sens.
De la même façon, quand les faibles, d'esclaves deviennent prolétaires, l'on assiste à une nouvelle forme de l'inversion des valeurs : le progrès, la solidarité, la justice sociale remplacent "les valeurs divines", comme la morale remplace la religion.
3. "L'interprétation" chez Nietzsche et la psychanalyse.
Quelle est la portée de l' "interprétation" (au sens nietzschéen) de l'origine des idées et des valeurs ?
La psychanalyse nous met sur le chemin, lorsqu’elle analyse tout le psychisme et l’élaboration de la culture comme la résolution des tensions au cœur de l’individu biologique, là où la force vitale rencontre les obstacles de la réalité.
« L'idée de base de la psychanalyse, écrit un psychanalyste, est que la fonction principale du mécanisme mental est de soulager l'individu des tensions créées par ses besoins. Quand la satisfaction d'une partie de ces besoins, au nombre desquels certaines pulsions affectives, est régulièrement frustrée par la réalité, il est conduit à chercher d'autres moyens de venir à bout des pulsions insatisfaites ... »
Et il poursuit:" Il existe un rapport étroit entre les réalisations psychiques des individus d'une part et celle des sociétés d'autre part ; les unes et les autres ont la même source dynamique. Ainsi, la psychanalyse est en mesure de jeter une lumière sur les origines de nos grandes institutions culturelles, la morale, la religion, le droit, la philosophie. "
Tout le cours de l'histoire de la civilisation n'est rien d'autre que la relation des différentes méthodes adoptées par l'espèce humaine pour décharger ses désirs insatisfaits."
Ce texte précise la conception de l'homme comme individu biologique, qui se fait jour à la fin du XIXème siècle, quand l’essence de l’individualité semble résider tout entière dans l’organisme biologique, indépendamment des rapports sociaux.
Lucien SEVE a analysé les conditions de la genèse de cette idéologie, qui cherche à l’intérieur de l’individu l’origine du divorce qui l’oppose à la société:
"Dans le mode de production capitaliste, où les hommes sont dessaisis de leur force productive et de leur condition d'existence sociale, devenues pour eux des puissances étrangères, la base matérielle de leur personnalité consciente apparaît (avec la force de la fausse évidence) comme réduite à l'organisme biologique d'individus en soi, séparés de ce qui en fait constitue leur essence : environnement naturel, produits et rapports sociaux ...
D'où, explique Lucien Sève, l'idéologie dominante qui cherche à "l'intérieur de l'individu ce qui est le moins capable de s'y trouver : le monde social transfiguré en réalité" bio-psychique. »
Le texte du psychanalyste, - cité ci-avant - éclaire d'abord le lien entre "le biologisme" de NIETZSCHE (qui n'est pas seulement l'injonction d'un "retour" à l'animalité) et sa conception "dynamiste" de la vie comme origine, comme fondement, où s'affrontent les forces actives et les forces réactives.
En second lieu, ce texte met à jour la portée de la méthode "interprétative", par laquelle Nietzsche, éliminant toute explication "historique et sociale de la personnalité, fait apparaître la vie comme un devenir "inconscient" où l'homme est prisonnier de ses fantasmes et de lui-même.
La psychanalyse permet de comprendre comment NIETZSCHE conçoit l'unité de la pensée et de la vie : La vie, -comme l'inconscient chez Freud - est considérée de façon dynamique comme une force (un instinct), qui n'a pas besoin d'être expliquée parce qu'elle est en elle-même pure et simple affirmation.
Parce que cette force rencontre des contraintes qui lui interdisent de s'exprimer par l'action, elle va s'exprimer de façon détournée, déguisée, pour satisfaire "imaginairement" les pulsions profondes où s'exprime la force vitale. La conscience « est » ( n’est rien d’autre que) cette "vie imaginaire" qui est le contraire de la vie : elle est, comme, dans la psychanalyse, le scénario du rêve qui masque une réalité cachée. Ainsi se "comprennent" toutes les réalisations psychiques des individus : il y a donc une unité "fondamentale" entre la pensée et la vie elle-même : celle-ci se déguise, se réalisant "psychiquement" parce qu'elle ne peut s'affirmer "effectivement".
Cette unité est "organique", dans les deux sens du mot : structurelle et biologique. "Oubliant" ses origines, la conscience prend ce rêve (qui est son contenu) pour une réalité autonome et donne à "ses réalisations psychiques" un substrat, désigné comme âme ou pensée. Le dualisme de la conscience et de son objet trouve là son origine.
Mais, c'est là que NIETZSCHE est précurseur, selon l'expression de Michel Foucault : Ce ne sont pas seulement les "réalisations psychiques" de l'individu dont on découvre ainsi l'origine ; ce sont toutes les réalisations psychiques des sociétés, autrement dit, toute l'idéologie : religion, morale, droit, philosophie .
Le bond effectué par la psychanalyse, NIETZSCHE l'a inscrit au centre de sa réflexion : Ce n'est pas seulement la "conscience" mais tout le mouvement de la pensée qui se trouve ainsi "compris" comme déguisement des instincts, de la force vitale..
Est-ce à dire que pour NIETZSCHE, toute l'idéologie et tout le mouvement de la pensée est "phantasmatique" ? - Ce serait précisément "oublier" l'origine : l'unité organique de la pensée et de la vie.
Dans la pensée, c'est toujours la vie qui s'affirme mais de façon détournée, dérivée, déguisée : Comme le dualisme de la conscience et de la vie, le dualisme de l'imaginaire et du réel est l'expression d'une pensée qui a oublié son origine.
C'est toujours le "retour" à l'origine qui permet de "dépasser" tous les dualismes en retrouvant l'unité ... Mais nous savons en même temps que l'origine ne peut pas être "pensée", puisque la pensée est elle-même oubli-dissimulation de l'origine, de sa propre origine.
4. La portée de "l'interprétation" chez Nietzsche
Il reste à comprendre pourquoi la vie -la force- qui est pure et simple affirmation doit se "dédoubler", car c'est ce dédoublement qui permet de comprendre tous les dualismes ...
Quel obstacle ou quelle contrainte s'opposent à l'affirmation "vitale", pour que la vie -soudain limitée dans son expansion-, ne puisse plus s'exprimer que par le détour d'une vie psychique "imaginaire" ou d'une pensée dont l'objectivité même n'est que le voile qui la sépare, et l'éloigne de sa vérité ?
Cette question est la croix de la psychanalyse.
En effet,
- ou bien cette contrainte -qui interdit à la vie de s'affirmer et l'oblige à satisfaire sa pulsion par des moyens détournés-, est extérieure : Dans ce cas, si les tabous viennent de la société, il faut poser le problème des rapports de l'individu avec la société, de l' "être conscient" avec "l'être social" et, bien plus, expliquer la genèse de la contrainte.
- Ou bien la contrainte est une "limite" interne à la "vie" elle-même mais c'est alors la vie qui a un double sens : elle est en même temps affirmation et négation ... Si on désigne la force de la vie comme "puissance", il faut parler d'une pulsion de mort; si on la désigne comme "instinct ", il faut comprendre cette force instinctive comme un instinct de mort.
Ce qui est donné à penser par la psychanalyse, est-ce autre chose que la contradiction de la vie et de la mort ?
Mais, là où la psychanalyse rencontre une aporie insoluble, parce qu'elle veut "penser" la contradiction, le philosophe, par le "recommencement" de l'origine, peut recueillir la vérité, dans l'éclair de sa mort, de sa disparition, qui, d’un coup, le délivre de ses masques.
Nous sommes maintenant en mesure de retracer, à partir "des fragments" de l'interprétation une odyssée du devenir qui se déroule à plusieurs niveaux, lesquels s'interpénètrent et se chevauchent, parce qu'il n'y a pas d'histoire mais "des histoires" qui éclairent chacune une région de l'être ou un moment du devenir.
L'opposition de l'intériorité et de l'extériorité et tous les dualismes de la réflexion philosophique ne sont pas résolus par une dialectique de la pensée ni expliqués par une dialectique de l'histoire ; mais ils sont abolis par un jeu de miroirs où ce que l'on croyait extérieur se trouve interprété comme un drame intérieur, et où, inversement, ce qui était vécu comme une contradiction intime trouve sa correspondance dans des épisodes historiques.
B. L'odyssée figurative
1. L'expérience de l'origine
"Tout commence" par le devenir : A la fois Affirmation et Action, manifestation de la force.
Mais, de l'origine on ne peut rien dire. Ce n'est que par un retour (quand, dans le vouloir-périr, sera "éjectée" toute la négativité du drame) que l'affirmation, avec le surgissement du Surhomme, prendra un nouvel essor. Ce sera la dernière Transmutation.
On peut se faire une idée de l'origine en inversant ce que l'homme "négatif" que nous sommes, s'imagine "savoir" de l'Etre.
L'Etre, c'est le contraire de l'Etre résorbé par la connaissance dans l'Un : C'est le multiple à la fois sous l'aspect ensoleillé des apparences et dans la dispersion tragique des fragments de la terre. Telle est la figure de Dionysos, non seulement dans son ivresse (de vivre) mais jusque dans la lacération et la dispersion de ses membres par la force des Ménades. Dionysos, créateur et danseur à la fois.
Pour avoir quelque appréhension de la puissance de l'affirmation (appréhension au sens de la peur panique ou de la joie délirante, en aucun cas au sens de compréhension, encore moins du savoir), il faudrait non seulement détruire les effets et les méfaits de la pensée théorique (héritée de l'ancêtre Socrate) mais traverser la couche épaisse de tous les mythes de l'origine par lesquels l'homme a apprivoisé sa peur ou domestiqué sa joie...
Seul l'Artiste, comme Orphée, ramène de sa descente aux Enfers quelques traces de la Révélation de l'origine.
Y a-t-il un sens de l'origine ?
Avant la rupture accomplie par la pensée théorique qui nous sépare irrémédiablement de l'origine, Dionysos rencontre Ariane. C'est la seconde figure de la transmutation : l'Affirmation de l'Affirmation.
Va-t-on dire prosaïquement que l'homme (ou Nietzsche) rencontre l'amour, de sorte que, comme dans la genèse, le couple succède à l'homme dans sa solitude ? Mais ce serait oublier que Dionysos - Ariane n'est pas un couple "humain" mais un couple divin.
De quoi s'agit-il ? - de "penser" le couple ou le dédoublement sans penser le dualisme, de saisir le dédoublement à son origine avant que la pensée ne le redouble. Autrement dit : penser la différence dans l'identité, ce qui est précisément la contradiction.
Nous touchons ici à ce qui est la croix de l'idéalisme : On ne peut penser la contradiction qu'en sortant de l'idéalisme, en reconnaissant la contradiction non pas en l’homme mais dans les choses mêmes : dans la nature et dans l'histoire.
N’est-ce pas dans l’histoire ; - dans le rapport des hommes à la nature qui passe par leurs rapports entre eux, qu’il faut chercher l’origine de la dualité qui se développe sous la forme de tous les dualismes ?
Dès lors, la démarche de NIETZSCHE -pour échapper à la découverte de la dialectique de l'histoire elle-même-, ne peut être que le récit d'une Odyssée qui est celle de l'oubli des origines.
2. Le parcours initiatique
a. Le moment de la grande rupture : La pensée grecque
1. Le moment de la grande rupture, qui est celui de la pensée grecque, instaure le divorce de la Pensée et de l'Etre, qui est à l'origine de tous les dualismes.
La pensée devient la mesure de l'Etre et naît l'idée parménidienne de l'Etre comme totalité intelligible qui prendra le visage de Dieu : le multiple est résorbé dans l'Un.
Avec Socrate, la pensée devient l'essence de l'homme qui, par là-même, devient la mesure de toutes choses.
Dès ce moment le secret de l'origine est perdu.
La métaphysique est inventée, où la pensée et l'être sont deux réalités distinctes, deux mondes. La pensée est prisonnière de tous les dualismes qui deviennent comme les catégories de toute pensée : l'essence et l'apparence, le vrai et le faux, l'intelligible et le sensible, l'idéal et le réel.
C'est la négation qui s'exprime dans ce mouvement de la pensée qui rend définitivement impossible la saisie même du sens de l'affirmation.
2. Mais, ces divorces, qui naissent de la réflexion « théorique » de Socrate, ne sont pas de simples catégories de la pensée: Derrière le problème de la connaissance - la question des rapports de la pensée à l’être -, l’on découvre la genèse de la morale.
En effet ce mouvement de la pensée a un autre sens : c'est la soumission aux valeurs supérieures : le Vrai, le Beau, le Bien. L’idéalisme de la réflexion sur la connaissance prend sa source dans la « fabrication » de l’idéal.
Et, dans cette soumission à l’idéal, on reconnaît la mutilation de la vie qui accepte le fardeau des valeurs, qui renonce à la force qui s'exprime en elle ...
Cette "acceptation", cette soumission de l'homme, qui est négation de la vie, va commander à son tour le mouvement de la réflexion philosophique : toute l'histoire de la philosophie, de Socrate à Hegel, n'est que l'histoire des "longues soumissions de l'homme" ou plutôt des raisons qu'il se donne pour justifier, à ses propres yeux, sa soumission ...
C'est l'histoire d'une longue dégénérescence.
On voit ici comment on passe -comme par un jeu de miroirs-, d'une interprétation à l'autre:
Si, dans la grande rupture de la pensée grecque, c'est la négativité de la pensée qui mutilait la vie (Socrate triomphant de Dionysos) ; ici, le mouvement de la pensée, en l'occurrence l'histoire de la philosophie, apparaît comme un mouvement idéologique où la fonction des idées est de "justifier" l'esclavage.
Mais, il n'y a pas de réel renversement ; car, les idées sont les raisons, les justifications que l'homme se donne à lui-même : c'est un processus de sublimation par lequel la conscience se délivre d'un fardeau qu'elle subit inconsciemment.
Il n'y a pas deux ordres de réalité dont l'une trouverait en l'autre son explication.
Comme dans la psychanalyse, il s'agit de deux versions d'un même texte, dont l'une explicite l'autre, mais le jeu de miroirs est sans obstacle parce qu'il n'y a pas d'histoire, pas de conflits réels, de sorte que le double sens est vrai.
b. La transmutation des valeurs
Si l'odyssée commence par le mouvement négatif de la pensée, qui mutile la vie, s'il se traduit par la soumission de la vie qui accepte de porter le fardeau des valeurs, le grand moment "historique" n'est-il pas "ce triomphe" des faibles qui instaurent leur domination en renversant les valeurs ?
C'est alors qu'il faut comprendre qu'il n'y avait pas de réel conflit et qu'il ne s'agit pas d'une mutation, d'un évènement qui a lieu dans le temps et dans l'histoire.
Comme nous l'avons souligné, le renversement des valeurs n'est pas un moment historique mais une inversion de sens. Il ne s'agit pas de bassesse et de noblesse, il ne s'agit pas des esclaves et des maîtres, encore moins d'une lutte entre deux classes...
C'est l'homme -le même- qui aurait pu devenir autre, mais qui, se niant lui-même, oublieux de sa force, va vivre pour l'éternité un devenir esclave ...
L'homme, en qui la puissance de la vie aurait dû s'exprimer dans un devenir sans limites, s'est enchaîné lui-même par sa propre négation, transmuant le devenir en devenir esclave, en une histoire qui n'est que la répétition du Même.
Devenir esclave universel qui prend tous les sens :
- un sens cosmique : la terre épuise ses tempêtes, ses forces et ses ressources.
- un sens organique : la vie est régulatrice, adaptatrice et ne crée plus de formes nouvelles.
- un sens psychologique : le ressentiment, la culpabilité, jusqu'à la maladie et au mal-être.
- un sens historique : le judaïsme, puis le christianisme jusqu'à l'homme européen, domestiqué, que nous sommes.
Il ne s'agit pas d'une histoire ; mais, sous tous ses aspects, dans tous les sens possibles, d'un "devenir" qui se présente comme une dégénérescence "universelle"... C'est "le sens" de l'Etre (en tant qu'affirmation) qui est perdu.
Si l'on veut y voir une histoire, il faut la penser comme une "distorsion interne" qui s'exprime aussi bien à l'intérieur de l'homme sous forme de sa dégénérescence, qu'à l'extérieur dans le domaine de la pensée (religion, philosophie) ou dans le domaine de la vie et de la nature.
Il faut se garder de "réaliser", d'objectiver cette tragédie dans une histoire. La meilleure interprétation relève de "la psychologie ou de la typologie des profondeurs".
Ce sont les étapes du nihilisme qui sont le meilleur exemple de cette interprétation :
-
Le ressentiment où la force réactive s'exprime dans l'accusation de l'autre :
Mais l'autre, c'est aussi bien celui qu'on accuse de tous les malheurs, la vie que l'on
condamne, l'action à laquelle on fait honte, ou l'autre à qui l'on reproche de n'être
pas notre semblable ... - C'est le moment du judaïsme.
- La mauvaise conscience : moment où l'on intériorise la faute, où l'on s'accuse soi-même, où l'on va jusqu'à s'assembler dans une église pour s'accuser ensemble. - C'est le moment du christianisme.
- L'idéal ascétique est le moment où, sublimant la faute, on trouve dans la mort elle-même, dans la négation de la vie, le salut : promesse de la vraie vie.
- L'étape suivante, c'est la mort de Dieu. Mais, dans le temps même où l 'homme découvre que Dieu est mort "pour lui", la question surgit : - N'est-ce pas l'homme qui a tué Dieu ?
- Pour éluder la question, l'homme alors veut prendre la place de Dieu, il remplace les valeurs divines par des valeurs humaines, il se fait "porteur" de son propre avenir, et de l'avenir de l'humanité.
- Il se dissimule alors ce nouveau fardeau, -qui donne la mesure de sa soumission-, sous l'idée et le sentiment de sa responsabilité...Il se charge alors lui-même de tout le poids du nihilisme par lequel il a oublié, nié la force qui en lui est le lieu même de son origine.
-Enfin, nous sommes "le dernier homme" et tout ce processus "inconscient" que nous venons de vivre nous conduit au néant, à l'extinction de la volonté, à la dissolution de la vie, à notre propre mort ... Inconsciemment.
Ce qui apparaît, sous toutes ces formes, comme dégénérescence, c'est le triomphe, dans notre inconscient, de la négation, de la force réactive, d'une pulsion de mort.
C. L'ultime transmutation et le sens de la démarche de Nietzsche:
Le "dernier homme" n'a pas dit son dernier mot.
- Ou bien il n'est que le Bouffon qui n'a plus qu'à rire de lui-même
- Ou bien il a la Force de "vouloir périr", mais quel est le sens de cette mort ?
On peut répondre qu'il s'agit d'une transmutation, l'ultime (plutôt que la "dernière") transmutation.
Et la question alors se pose à nous : - Comment comprendre cette transmutation ?
1. Origine et fondement
a. On ne peut rien dire de l'origine.
NIETZSCHE nous avait prévenu: au point de départ de la "réflexion philosophique", on ne pouvait rien dire de l'origine, parce que ce "point de départ" n'était pas l'acte de naissance d'une histoire et parce que la philosophie n'est pas une "réflexion", mais une interrogation, un commencement absolu.
Nous avons compris que toute la démarche à laquelle NIETZSCHE nous avait convié, n'était pas l'explication -le déploiement- d'une histoire de la pensée ou de la vie, mais comme un parcours initiatique, la descente jusqu'à ces profondeurs où, dans l'aveuglement d'un éclair, nous touchons à l'origine comme au fondement: - ce par quoi il peut y avoir quelque chose.
b. Dépassement du problème et retour au concret.
Souvenons-nous de la seconde transmutation, "figurée" par le couple divin "Dionysos - Ariane" ; moment de l'Affirmation de l'Affirmation.
" Eternelle affirmation, s'écrie Zarathoustra, je suis éternellement ton affirmation !
De quoi s'agit-il ? -demandions-nous- : de penser le couple, c'est-à- dire le dédoublement, de le saisir à l'origine avant que la pensée ne le redouble et ne transforme la dualité en dualisme.
NIETZSCHE inaugure ainsi la nouvelle démarche de la philosophie contemporaine : La philosophie idéaliste ne peut survivre qu'en "dépassant" le problème fondamental de la philosophie : celui des rapports de la pensée et de l'être. Et toute la démarche consiste à montrer que le problème -insoluble- naît des termes préalablement abstraits qui le constituent ; de sorte que la philosophie n'est qu'une longue errance, par laquelle elle s'obstine à poser un problème qui n'admet aucune solution. Le problème est dépassé - supprimé dès le moment où, l'on comprend qu'il s'agit d'un faux-problème. Cette nouvelle démarche se donne aisément pour un "retour au concret" puisqu'elle s'accomplit en dénonçant tous les dualismes "abstraits" qui sont effectivement l'expression du caractère spéculatif de la philosophie.
Là encore, NIETZSCHE est un précurseur ; d'une certaine façon, il annonce la démarche existentielle : L'existentialisme, pour dépasser le dualisme abstrait de la pensée et de l'être - n'ayant pas pour autant supprimé le problème de penser l'unité de la dualité - va thématiser la contradiction abstraite en drame vécu, le dualisme en un duel "concret", la négation spéculative en négativité de la conscience, l'impuissance réelle à résoudre la contradiction en impossibilité de vivre, le refus de lutter contre les causes réelles de l'aliénation en destin de l'homme, condamné à la liberté !
En résumant ainsi la démarche de la philosophie (idéaliste) contemporaine, dont NIETZSCHE est l'initiateur, on pourrait dire que nous n'avons pas affaire à "la forme la plus purifiée" de la découverte de la finitude. (selon l'expression de Michel Foucault).
2. La "pureté" de Nietzsche : Une expérience vécue comme tragédie.
L'originalité de NIETZSCHE, parce qu'il est situé au point de départ de ce mouvement, c'est -dira Michel Foucault- de nous permettre de restituer la démarche dans sa pureté.
Il faut revenir au moment historique de la genèse de sa pensée.
A la fin du XIXème siècle, le capitalisme a développé ses contradictions sous la forme d'antagonismes aigus. La lutte de classes s'est développée, mais la force "active" n'a pas trouvé les formes d'organisation qui lui permettent de "s'affirmer" comme puissance de transformation sociale, faisant apparaître chaque résultat comme une conquête, chaque pas comme une avancée.
Dès lors, l'issue de l'antagonisme ne peut apparaître que comme explosion.
Le développement du capitalisme a fait apparaître l'aliénation sous sa forme extrême ; mais cette aliénation, sous tous ses aspects : aliénation religieuse, aliénation morale, aliénation psychologique, est découverte par le penseur comme aliénation idéologique: C’est là ce qui conduit NIETZSCHE à comprendre l'aliénation comme le renversement par lequel la pensée "nie le pouvoir d'affirmation" de la vie en se soumettant elle-même à l'idée de Dieu, à l'idéalité des valeurs, à l'abstraction de la conscience et en fin de compte à l'idée de l'homme.
Cette aliénation de la pensée qui se nie elle-même apparaît en même temps comme la réaction qui s'oppose à la force de la vie.
IV. L'originalité de la démarche de Nietzsche
Quelle est l'originalité de la démarche de NIETZSCHE ?
- C'est précisément que l'aliénation "idéologique" n'est pas "pensée" comme telle, ni sous la forme idéaliste de la dialectique hegelienne, ni sous la forme de la dialectique matérialiste.
Il faut revenir sur l'observation que nous formulions en montrant que la méthode interprétative de NIETZSCHE était le rejet de toute dialectique, aussi bien dans la pensée que dans les choses mêmes.
Si la dialectique consiste à découvrir dans l'idée ou dans l'objet la contradiction (la différence dans l'identité ou la dualité dans l'unité) la raison ou la loi du mouvement, que signifie pour NIETZSCHE ce rejet de la dialectique ?
1. Rejet de la dialectique hegelienne : La portée de ce rejet.
HEGEL part de l'identité affirmée par la pensée comme extériorité pure : c'est ainsi qu'apparaît toute réalité dans l'expérience de l'aliénation, qu'il s'agisse de l'Etre (=Dieu), de la "réalité idéale" des valeurs, de l'être conscient ou de l'homme comme Essence.
- Le premier mouvement, qui est négation, consiste en ce que la simple affirmation de cette identité "en soi" comprend son contraire (le néant).Ainsi apparaissent tous les dualismes : l'Etre et le néant, l'essence et l'apparence, l'idéal et le réel ...etc
- Le second mouvement est celui où la pensée se découvre comme origine à la fois de l'affirmation de l'identité (extériorité de l'être) et de la négation de cette affirmation : c'est le moment de la conscience de soi, qui est en même temps conscience malheureuse.
Malheureuse, dit NIETZSCHE, parce qu'à ce stade, en niant l'extériorité de l'être qu'elle a elle-même posé, elle ne fait que prendre en charge le Fardeau de l'aliénation.- Que nous sert -demande NIETZSCHE- de supprimer la religion si l'on a intériorisé le prêtre dans le fidèle comme le fait la Réforme ? A quoi sert d'inverser le sens des valeurs (de remplacer le divin, le bien, le vrai par le progrès, le bonheur ou l'utilité), si l'on reste soumis aux valeurs ? Et, a-t-on réellement tué Dieu si l'on met l'homme à sa place ?
A cette étape, la négation n'est pas action, destruction mais seulement inversion et soumission.
- Dans le troisième moment de la dialectique hegelienne, la pensée, -découvrant qu'elle est à l'origine de l'affirmation qui pose l'identité extérieure de l'être et qu'elle est par là-même ce pouvoir de négation d'où naît la contradiction-, se "comprend" elle-même comme unité de la dualité.
Si l’on prend en exemple la dialectique du maître et de l'esclave, on pourrait s'imaginer que le maître et l'esclave sont deux "réalités" antagoniques (par exemple deux classes sociales). Par le rapport entre eux que constitue le travail ou le service, dans un premier temps l'esclave dépend du maître ; mais de la même façon, dans un deuxième temps le maître dépend de l'esclave. Mais précisément ces deux mouvements n'ont pas lieu dans le temps d'une histoire : Le maître et l'esclave ne sont que deux moments de la conscience de soi : Les rôles qu'on leur attribuait comme à deux êtres distincts se situent dans un seul : " La conscience malheureuse est l'unité de ces moments "
Il y a ainsi trois moments dans la genèse d’une réalité : celui de l’identité qui unit deux déterminations contraires, celui de leur opposition où l’un est la négation de l’autre, et une nouvelle unité, qui, niant la négation, réunit les contraires dans une nouvelle identité.
Au fur et à mesure que le penseur étudie tous les champs de réalité, -de la nature à la culture -, qui s’offrent à la connaissance, la dialectique que la réflexion découvre au cœur du réel se révèle être un mouvement de la Pensée, qu’il faut écrire avec une majuscule, parce que sa logique s’étend à la totalité de cet Etre, qui, jusqu’à présent nous apparaissait comme extérieur à « notre » pensée.
La pensée, -découvrant qu'elle est à l'origine de l'affirmation qui pose l'identité extérieure de l'être et qu'elle est par là-même ce pouvoir de négation d'où naît la contradiction- se "comprend" elle-même comme unité de la dualité.
Du même coup, ce se trouve dépassé – supprimé, . ce n’est pas seulement la séparation de la conscience et de la réalité, mais tous les dualismes que notre pensée découvrait comme des antagonismes au cœur du réel.
La démarche de Hegel consiste à expliquer le dualisme par la dualité de la pensée qui pose l'être comme extériorité (étranger à la pensée) pour nier ensuite cette extériorité et retrouver son unité. Par cette démarche, l'antagonisme, vécu comme aliénation, parce qu'il n'est qu'une aliénation de la pensée, se trouve supprimé.
La dualité, apparue un moment comme un dualisme (une opposition, un antagonisme), se résout dans l'unité de la pensée.
La dialectique, c’est le procès ( le processus) par lequel toute chose, d’abord abstraite – identique à soi- doit « s’objectiver » dans une autre, qui est son contraire et lui semble étrangère, pour donner naissance à une nouvelle réalité, concrète, qui réalise la synthèse de ces deux moments : C’est cette objectivation, par laquelle une chose passe dans une autre et devient son contraire que Hegel désigne comme aliénation.
Mais, ce n'est en réalité que le mouvement de la pensée : Le mouvement "réel", qui constitue le devenir, a été "oublié" : La totalité ou l'unité que l'on découvre au terme du mouvement n'est que le Concept de totalité.
L'unité que l'on découvre à la fin est la même que l'unité que l'on avait posée au commencement : l'histoire qui a été développée au cours de ce mouvement est abolie: L'on affaire à un "temps circulaire" ou "cyclique". "La signification vraie du progrès (le sens de l'histoire) est retour à la source du progrès, à son commencement véritable."
Voilà une démarche où le temps se trouve aboli, où l'histoire apparaît comme un cycle, où la philosophie se donne comme un retour à l'origine.
HEGEL n'a-t-il pas montré la voie qui permet à l'idéalisme de "dépasser" le problème, la dualité de la pensée et de l'être ?
Comment et pourquoi NIETZSCHE refuse-t-il la dialectique hegelienne ?
- Parce qu'il s'agit d'une philosophie "théorique" qui commence par admettre les termes "abstraits" du problème, le dualisme qui est l'héritage que nous a transmis Socrate ? Certes, mais il y a plus : la démarche de Hegel consiste à expliquer le dualisme par la dualité de la pensée qui pose l'être comme extériorité (étranger à la pensée) pour nier ensuite cette extériorité et retrouver son unité. Par cette démarche, l'antagonisme, vécu comme aliénation, parce qu'il n'est qu'une aliénation de la pensée, se trouve supprimé. Chez Hegel, la dialectique n'est qu' un artifice par lequel il nous invite à "récupérer" imaginairement, spéculativement, ces réalités qui nous sont étrangères et qui pèsent de tout leur poids sur l'individu, au point d'étouffer ses forces, au point d'étrangler sa vie.
NIETZSCHE refuse la démarche idéaliste de Hegel, parce que l'aliénation est vécue par lui (et par les penseurs et les artistes de ce temps) comme une réalité indépassable, qui mutile la vie, la nie et qui étrangle l'individu.
Elle est ce fardeau de Dieu, des valeurs, de la conscience, de l'homme que l'individu porte comme le ferait un Ane. Mais ce fardeau n'est-il pas celui des idées: l'idée de Dieu ou de l'homme qui la remplace, l'idéalité de valeurs ou l'illusion de la conscience, phantasme de l'inconscient ?
Dès lors, ne faut-il pas partir à la découverte de l'origine historique de l’aliénation?
2. Aliénation idéologique : Nietzsche et Marx
Dans L'Idéologie Allemande, MARX a renversé la dialectique de Hegel en découvrant la base et en même temps l'origine de l'idéologie.
Si Hegel comprend le mouvement de l'histoire, les contradictions et les processus réels, comme la réalisation du mouvement de la pensée, de la conscience, c'est parce que l'idéologie est la conscience inversée "inconsciemment inversée des rapports réels".
Tout apparaît illusoirement la tête en bas : les idées (religieuses, morales, politiques), les institutions, les rapports juridiques et politiques semblent "régir" les rapports sociaux réels.
Est-ce à dire que l'idéologie est simplement une conscience fausse, subjectivement inversée ? Dans ce cas, il suffirait de dénoncer l'illusion, (l'idée de Dieu, l'idéologie des valeurs, l'essence de l'homme), de proclamer la "mort de Dieu" ou la mort de l'homme pour que l'individu cesse d'être "soumis" et se libère, pour que cesse l'aliénation !
Jusqu'à ce point "critique" (-qui est la critique de l'idéalisme-) NIETZSCHE semble répéter le renversement de Marx
La question qu’il faut poser est double :
-comment MARX va-t-il plus loin, jusqu'au terme du renversement?
-pourquoi NIETZSCHE s'arrête-t-il en chemin ?
1. "Si dans toute l'idéologie, écrit MARX, les hommes et leurs rapports nous apparaissent placés la tête en bas comme dans une caméra obscure, ce phénomène découle de leur processus de vie historique, absolument comme le renversement des objets sur la rétine découle de son processus de vie directement physique ".
Autrement dit : le renversement de MARX s'accomplit de façon matérialiste en montrant que l'inversion de la conscience - l'illusion subjective- s'explique par une inversion réelle, découlant du processus historique lui-même.
Ce processus historique qui est la base de l'idéologie, c'est l'aliénation c'est-à-dire le fait que les conditions sociales d'existence des hommes -leurs forces de production, les rapports sociaux, les institutions juridiques et politiques- deviennent réellement, au cours du développement historique, des puissances étrangères, qui leur échappent et les dominent.
C'est à partir de ce moment que se produit "subjectivement" -dans la conscience-, l'inversion par laquelle les institutions, et les idées apparaissent comme déterminant les rapports sociaux et le mouvement de l'histoire.
MARX doit montrer ensuite que la transformation de toutes les conditions d'existence de l'homme en puissances étrangères trouve son origine, sa base dans les conditions matérielles de l'existence c'est-à-dire dans le mode de production (dans le mode de rapports que les hommes contractent entre eux pour produire leurs moyens de subsistance), de sorte que l'illusion ne peut être détruite par une démarche "spéculative" mais seulement par la transformation réelle des conditions matérielles de l'existence, par le renversement effectif du mode de production.
Il met clairement à jour le sens économique de l'aliénation.
Essayons de répondre à la deuxième partie de la question :
Pourquoi donc NIETZSCHE, se proposant de découvrir l'origine, s'est-il arrêté en chemin ?
3. Intériorisation de l'antagonisme : Le sens de la folie.
Mais, c'est trop peu dire qu’il s’est arrêté en chemin, car la démarche de NIETZSCHE est un véritable retour en arrière :
Loin de découvrir l'origine "historique" de l'aliénation, toute sa démarche consiste à dénier tout sens historique à l'origine, et -après avoir dénoncé la dialectique hegelienne-, à restaurer ce qui constitue l'essence même de l'idéalisme de HEGEL: l'idée que l'origine est un commencement absolu, de sorte que la fin se trouvait déjà au commencement.
Loin que l'histoire explique l'origine, elle n'est que l'illusion "fondamentale", qui nous dissimule, nous interdit la découverte de l'origine comme fondement (en la faisant apparaître comme un acte de naissance, comme le moment d'une histoire).
L'aliénation ne se réduit pas à une illusion spéculative : En deçà ou au travers des dualismes "théoriques", il faut reconnaître une dualité entre la force "matérielle" de la vie et les formes dans lesquelles elle se manifeste qui apparaissent comme aliénation de cette force, aliénation de la vie : cette dualité a le sens d'un antagonisme.
Cet antagonisme ne peut être expliqué comme contradiction logique (du mouvement de la pensée) ni comme forme "historique" du mouvement de la vie, parce qu'il est "ce par quoi" on peut comprendre à la fois les contradictions de la pensée et les formes "mutilées" de la vie : toutes les aliénations.
On ne peut pas comprendre que ce qui est affirmation devienne négation, que ce qui est action devienne réaction, à moins de "concevoir", de "penser" le devenir non comme un passage de l'être au néant et du néant à l'être mais comme un "mouvement immobile", à moins de penser l'histoire comme un "cycle", comme un retour sur soi.
Cela revient à dire qu'on ne peut pas penser l'origine, et que ce qui est fondateur est à proprement parler impensable.
Autrement dit : l'origine de l'antagonisme qui s'exprime dans toutes les aliénations est "en" moi. Je "est" un autre ou si l'on préfère : "je" suis "aliéné".
La dualité n'est ni une illusion (de la conscience) ni un évènement (malédiction ou déviation de l'histoire) : Parce que je "suis" double, je suis "en même temps" le même et un autre.
C'est une illusion de penser l'aliénation comme opposition de l'individu (conçu comme un être) et de la société (comme réalité qui m'apparait étrangère). C'est l'individu qui est le lieu même de la contradiction, c'est en l'individu (en moi) qu'il y a opposition, "éclatement".
C'est ce qu'Artaud traduit en disant que Van Gogh est "le suicidé de la société" : L'intériorité prend le visage de l'extériorité : c'est la société qui le contraint au suicide : "on ne se suicide pas tout seul ", -c'est la société, ou "l'armée des mauvais êtres" qui le contraignent "au geste contre nature de se priver de sa propre vie ", ou encore le docteur Gachet, mais en même temps c'est "lui-même qui s'est condamné parce qu'il avait fini de vivre ".
Le docteur Gachet, la société - toutes ces réalités singulières qui l'ont contraint à se donner la mort, ce furent "la cause directe, efficace et suffisante de sa mort " mais en même temps ils ne sont rien d'autre que l'incarnation du "mauvais esprit".
" Je pense que VAN GOGH est mort, écrit Artaud, parce qu'il était - hélas, arrivé au bout de sa funèbre et révoltante histoire de garroté d'un mauvais esprit ".
L'aliénation est vécue par NIETZSCHE, - et par Van Gogh -, comme une contradiction "intérieure" qui prend la forme d'une dissociation, d'un éclatement de la personnalité.
C'est bien le sens de la "pureté" de NIETZSCHE de vivre de contradiction avant et pendant, dans le même temps où il élabore "sa philosophie", de sorte que le thème (la thématisation philosophique) -peut-être- ne recouvre jamais entièrement son origine et ne le délivre jamais complètement de la nécessité de vivre la contradictionV. Explication de la démarche philosophique de Nietzsche
V. Tentative de compréhension de la philosophie de NIETZSCHE
1. La conscience inversée de l'aliénation :
- Comment, à quel moment, dans quelles conditions, l'aliénation qui constitue les rapports réels de l'individu avec le monde extérieur -naturel et social- peut-elle être intériorisée par l'individu dans sa biographie comme un fait "qui ne porte pas la trace visible du processus qui lui a donné naissance" ?
S'il est vrai que tout le contenu de la vie individuelle est constitué des rapports réels (sociaux), dont l'extériorité est première (puisqu'elle est antérieure à sa naissance) et primordiale (puisque sa biographie -son histoire individuelle- est inséparable des rapports sociaux et de leur développement historique), en même temps le contenu de sa vie et la conscience qu'il en prend (ses idées, ses valeurs) lui apparaissent comme un mode de vie et des façons de penser qui ont leur origine à l'intérieur de lui-même.
Cette inversion psychologique n'est pas, comme l'a cru NIETZSCHE et comme le voudrait la psychanalyse, une simple inversion de la forme de la conscience par laquelle l'inconscient se "transformerait" en conscience (le texte obscur et latent en version explicite, le sens réel en discours illusoire) mais une inversion réelle par laquelle les contenus "extérieurs" sont "intériorisés".
L'individu s'apparaît à lui-même comme source de ses idées, de ses valeurs, de ses buts mais aussi de sa critique, de sa révolte, face à une société et à une histoire où il ne se reconnaît pas, où il ne peut pas reconnaître les contradictions objectives qui sont à l'origine de ses propres contradictions, telles qu'elles sont vécues par lui.
Il s'apparaît à lui-même comme le lieu, comme l'espace "déchiré" de ces contradictions.
A la fin du XIXème siècle, au moment où NIETZSCHE réfléchit, où Van Gogh peint, l'évolution du système capitaliste a développé ses contradictions qui s'étendent à tous les domaines de la vie, explosent dans toutes les formes de l'aliénation, sans qu'apparaisse une force historique capable de dépasser ces contradictions.
Les individus, -notamment ceux qui sont laissés pour compte sans subir directement, économiquement l'aliénation- éprouvent cette situation comme étouffement, étranglement de leur "individualité" ...
A tous ceux qui subissent "socialement" la contrainte sous la forme d'un antagonisme entre l'individu et la société, politiquement l'issue de l'antagonisme ne peut apparaître que comme explosion.
Au penseur, à l'artiste chez qui la contradiction est vécue comme étranglement de la personnalité, la révolte s'exprime dans la violence comme revendication de la vie.
2. Comment penser la contradiction vécue ?
Comment penser la vie et la contradiction vécue comme "la vie qui veut finir", comme "l'homme qui veut périr sans le vouloir" comme s' il était "suicidé" par un autre (au sens où Artaud le dit de Van Gogh), par l'autre qui est "je" ?
- Ce sont tous les aspects de la 4ème et ultime transmutation.
a. La contradiction "logique".
Pour exprimer la contradiction vécue, NIETZSCHE doit s'employer à exprimer la contradiction logique des concepts "philosophiques".
- Si le devenir est passage de l'être au néant et du néant à l'être, ou bien il n'est que l'unité "conceptuelle", spéculative de deux déterminations abstraites (l'être et le néant) ou bien il est mouvement réel d'une histoire, qui devient la médiation d'un état à un autre : il faut alors remonter à l'origine. Or, c'est la vie qui est à l'origine, c'est à dire non pas un état mais une force, une puissance.
Il faut donc affirmer "contradictoirement" l'être du devenir (comme si le devenir avait une origine) et en même temps le devenir de l'être, qui est la négation de tout "étant".
- Si j'affirme l'Etre comme Un, ou comme Essence, le multiple n'est qu'un jeu d'apparences qui n'ont aucune réalité, aucun être, et le visage concret du monde n'est qu'une illusion ; je ne peux rien dire du multiple, qui en même temps est "ceci et cela". Si j'affirme au contraire que l'Etre est ce qu'il parait, le multiple est affirmé dans sa réalité : je vis dans "la proximité ensoleillée des apparences" ; mais naît immédiatement la question : - n'y a t-il pas une unité de la multiplicité, une essence derrière les apparences, un être de ce qui parait ? Si j'affirme la réalité du paraître, la vérité du multiple, je ne puis alors précisément rien connaître de l'essence, je ne puis rien dire de l'être qui apparaît.
- L'opposition de l'un et du multiple devient celle de l'être et de l' apparence
Ou bien j'affirme avec KANT que l'opposition de l'Etre et du Paraître, de l'Essence et des Apparences n'est qu'un dualisme abstrait ; dans l'expérience, l'être n'est rien d'autre que ses manifestations ; le multiple n'est pas une rhapsodie de sensations mais l'unité synthétique de "l'objet". Le dualisme est dépassé abstraitement par un nouveau concept : celui du Sujet Transcendantal.
Ou bien j'affirme que l'être n'est pas une "chose", pure extériorité en soi et que la chose est en même temps ce qu'elle est (son essence) et ce qu'elle n'est pas c'est à dire une multiplicité de rapports : l'essence est alors la raison ou la loi des apparences. Et cela revient à vouloir penser comme le matérialisme, que la contradiction est dans les choses elles-mêmes.
Or la contradiction par laquelle un être est en même temps lui-même et un autre -c'est la découverte que NIETZSCHE vient de faire- n'est nulle part ailleurs qu'au cœur de l'individu : C'est l'être que je suis qui est un autre.
Ainsi, la contradiction de l'Etre et du Devenir, de l'Un et du Multiple, de l'Etre et des apparences est à proprement parler impensable.
Nous le savions déjà, nous l'avions compris dès la seconde transmutation ; il faut affirmer la dualité dans l'unité même de l'affirmation, quitte à constater la contradiction.
b. Le jeu de miroirs est tragique
A partir de ce moment, toute la démarche "interprétative" de NIETZSCHE va consister à dénoncer le dualisme sous toutes ses formes, en faisant comme si la destruction du dualisme devait permettre, au terme d'un parcours où l'initiation prend la figure d'une histoire, de penser la dualité dans l'Unité.
L'interprétation a révélé l'interpénétration de la vie et de l’œuvre, de la vie et de la pensée où le mouvement - loin d'être le développement d'une contradiction, la dialectique d'une histoire, n'est qu'un éternel jeu de miroirs, entre la pensée et la vie, entre l'homme et ses masques.
Mais, ce jeu de miroirs est un jeu "tragique" : en passant d'un masque à l'autre, l'individu découvre que, derrière ce jeu (comme condition de possibilité ou comme destin), se profile la dissociation, l'éclatement de l'individualité : la folie c'est-à-dire"l'aliénation". (qu'on voudrait mentale ou physique -encore le dualisme- mais qui concerne l'individu "total" : esprit et corps).
Quand le jeu de miroirs se fige, c'est la Fin : L'individu, l'homme ne peut plus RIEN DIRE "Je est un Autre" c'est le cri de tous ceux qui ont vécu la tragédie de l'homme.
La dernière parole, la dernière expression de la déchirure, n'est-ce pas la dualité du Même et de l'Autre.
De tous les concepts, n'est-ce pas les seuls qui expriment l'inexprimable ?
Mais, là encore, les concepts se détruisent mutuellement ; bien plus, la contradiction de tous les autres couples de concepts se résume, se concentre dans celle-là :
Affirmer le devenir de l'Etre ou l'Etre du devenir.
Affirmer l'un du multiple ou le multiple de l'un.
Affirmer l'être des apparences ou le paraître de l'Etre.
Affirmer l'un ou l'autre, cela revient au Même.
Mais, c'est la dernière, l'ultime question :
Est-ce le Même qui revient ? Comment penser l'Eternel Retour ?
Ce qui est "affirmé" à la fin était au commencement.
Le parcours "philosophique" est un retour à l'origine.
S'agit-il d'un retour en arrière ? - L'histoire est-elle un cycle ? - Tout revient-il au même ?
Dans la position même des questions est déjà le contre-sens. La compréhension de l'Eternel Retour ou de la philosophie comme retour à l'origine est, à proprement parler, impossible
C'est l'impossibilité même de comprendre qui en dévoile le sens : On ne peut pas comprendre l'éternel Retour, parce qu'on ne peut penser l'origine autrement que comme commencement, date de naissance, point de départ dans le temps, parce qu'on ne peut pas penser le devenir autrement que comme une histoire.
Affirmer le retour comme retour éternel, c'est simplement dire qu'il n'a pas lieu dans le temps ; c'est annoncer qu'il n'y a pas d'histoire.
Affirmer que la fin est retour à l'origine, c'est simplement dire que l'origine n'est pas un commencement dans le temps, -au point de départ d'une histoire- mais le fondement de l'être de l'homme ; c'est annoncer qu'il n'y a pas d'origine de l'homme mais seulement une "déchirure" dans l'être, un dédoublement "instantané", une distorsion où l'on peut reconnaître, en un éclair, la "contradiction" : cet éclatement du "je est un autre", cet "aliéné" qu'on appelle un homme : cette folie qui est le visage de l'homme.
c. La croix de Nietzsche : Le sens de l'éternel retour.
La croix de NIETZSCHE, -disions-nous et de la démarche idéaliste elle-même à cette étape de son évolution, qui est, aussi, un moment déterminé de l'histoire- c'est la nécessité de penser la différence dans l'identité ou la dualité dans l'unité c'est-à-dire la contradiction sans sortir de la pensée en oubliant ou en se dissimulant que la contradiction est à extérieur de la pensée : dans les choses elles-mêmes, dans la dialectique de la nature ou de l'histoire.
- Ou mieux : parce que l'aliénation reste inexpliquée historiquement et parce qu'elle est vécue en même temps par l'individu comme la déchirure interne de son être (comme l'éclatement "originaire" de son individualité), le philosophe, voulant traduire cette expérience, doit nier toute histoire, c'est à dire toute dialectique, pour démontrer que la démarche spéculative développant la contradiction logique (sans issue) confirme le fait irréductible d'une contradiction vécue comme n'ayant ni origine ni fin, autrement dit une contradiction dont on ne peut ni expliquer la genèse ni prévoir la résolution pratique, par un processus lui-même historique.
3. Le quatrième aspect de la transmutation.
L'originalité de la démarche philosophique de NIETZSCHE reste incompréhensible si on la sépare de ce moment historique de la fin du XIXème siècle où certains individus ont fait l'expérience "privilégiée" de l'aliénation vécue singulièrement comme une tragédie.
Mais en même temps qu'il vit cette expérience singulière, parce qu'il la vit dans une histoire, cet individu qui est d'abord (-avant de s'apparaître à lui-même comme individu-) un homme vivant, un "être social", ne peut - selon les termes de Michel FOUCAULT- exprimer sa démarche, en la "réduisant" à la pureté d'une expérience intérieure, comme si le contenu réel objectif de cette expérience pouvait être "mis entre parenthèses".
Le sens objectif de la démarche de NIETZSCHE se lit au travers d'une seconde "interprétation" de l'expérience que NIETZSCHE nous livre lui-même comme une autre version du texte, du sens.
a. La figure du surhomme : Le sens de la volonté de puissance.
C'est le quatrième aspect de la dernière transmutation. Le couple Dionysos-Ariane, dont on aurait voulu espérer la stérilité (ou la pureté, comme on voudra) donne naissance à un enfant : le Surhomme.
La dualité inscrite dans l'unité de l'affirmation est "redoublée" dans la production d'un autre homme, d'un homme nouveau qui est une sorte de conversion radicale, un changement d'essence.
Mais, qu'on ne s'y trompe pas : le surhomme n'est pas un homme nouveau qui réaliserait une essence de l'homme... Cet enfant ne va pas vivre d'une vie autonome, celle de l'homme libre dont l'histoire (quelle histoire ?) accoucherait...
Le surhomme se produit dans l'homme : dans le dernier homme et dans celui qui veut périr.
Que signifie "vouloir périr" sinon que l'homme ne veut pas être, et qu'il s'affirme précisément en niant toute essence... ?
- Loin d'être le résultat d'un devenir, le surhomme est l'annonciateur de cette vérité (qui se dévoile comme vertige de la liberté) que l'homme est à venir, dès l'origine toujours à venir...
Dans le surhomme, l'on a affaire non pas à une conversion d'essence mais à l'inversion par laquelle la plus tragique aliénation se transmue en liberté sans limite, en laquelle l'Affirmation se dévoile comme volonté dégagée de toute contrainte, de toute négativité... Le surhomme est la FIGURE du redoublement de l'affirmation qui devient un appel à l'homme de devenir un AUTRE, qui ne sera jamais le MEME (ou plutôt : qui n'est jamais le MEME, car l'emploi du futur supposerait une histoire).
Au travers de la figure du surhomme, l'affirmation prend le sens de la volonté de puissance.
Mais, NIETZSCHE nous a prévenu : cette volonté de puissance est la meilleure et la pire des choses. Si elle est affirmation, elle est la promesse de l'homme à venir... Créateur (libéré de toute aliénation).
Si elle est au contraire expression de la négation, mouvement des forces réactives, elle devient vouloir de la puissance, désir de domination, violence faite à l'homme par l'homme lui-même...
b. "Le devenir sélectif" : un autre sens de l'éternel retour.
Si l'homme est toujours à venir, s'il est "celui qui n'est pas le même ", le devenir et le retour à l'origine ont un autre sens : L'homme ne peut être "réellement" autre que s'il n'est plus le même, que s'il ne risque plus de confondre la force qui s'exprime dans la négation (dans le nihilisme) avec l'affirmation de la force elle-même dans la volonté : On sait que, dans leur ressentiment et leur haine, les faibles s'imaginent créateurs, fabricateurs de valeurs, et transforment imaginairement leur réaction en action valorisante : "l'action, ce cher point du monde ! " s'écrie RIMBAUD.
De même, le devenir, (même s'il n'est pas converti en une histoire, en un progrès qui aurait l'homme pour fin), peut n'être pas l'explosion incessante, intempestive de la force, mais la force d'un inconscient exprimant un instinct de mort : On sait que toute l'histoire de notre civilisation n'est qu'un long "DEVENIR - ESCLAVE".
Si l'on veut que s'exprime enfin un devenir qui n'est jamais le même, non seulement sans finalité mais aussi dépourvu de tout sens unique parce qu'il est explosion de l'être dans tous les sens, il faut que le devenir élimine toute négativité (laquelle s'exerce toujours par la détermination d'un seul sens en niant tous les autres sens possibles : détermination - négation).
Enfin, l'éternel retour - même s'il est un retour à l'origine comme fondement, n'est pas un retour à un Etre qui serait le Même.
Pour que l'Etre qu'on retrouve comme origine soit pure Affirmation, il faut qu'il ait expulsé, dans le mouvement même du Retour, tout ce qui est négation ou réaction.
Sinon, on pourrait craindre que les forces réactives reviennent "éternellement".
On sait comment les faibles ont eux-mêmes "répété" la négativité sous toutes ses formes : se déchargeant d'abord en se révoltant contre Dieu, puis intériorisant la faute pour s'en libérer par un médiateur, puis sublimant leur faiblesse par la négation de la vie, convertissant leur volonté de puissance en volonté de néant, comme condition du salut et de la vraie vie.
Le secret de l'Eternel Retour, c'est qu'il est sélectif : "L'Eternel Retour" doit être comparé à une roue : mais le mouvement de la roue est doué d'un pouvoir centrifuge, qui chasse tout le négatif, qui élimine tout ce qui est réaction de la faiblesse -toujours semblable à elle-même- tout ce qui est fabrication de fausse-monnaie (idéaux et fausses valeurs), tout ce qui est réitération dans une histoire d'une faiblesse qui se donne elle-même le prestige d'une Condition Originelle.
Au travers du dernier acte de cette odyssée symbolique par laquelle il "transfigure" sa démarche, NIETZSCHE n'évitera pas que la Figure "objective" du Surhomme, que le Retour Sélectif aient un sens historique : élimination de la négativité ou élimination des faibles ? - Affirmation de l'affirmation ou exaltation de la volonté de puissance ?
Malgré le refus de l'histoire -ou plutôt- : à cause du refus de l'histoire, la démarche de NIETZSCHE a un double sens.
Suprême logique, objective celle-là : L'homme dont NIETZSCHE prétendait annoncer la venue -sans en faire l'histoire- se confond avec le masque tragique d'une figure historiquement réelle.
Conclusion : contradiction et antagonisme
Quand on affirme la dualité dans l'Unité, on affirme la contradiction.
Quand on découvre que la contradiction est un antagonisme, deux chemins sont possibles entre lesquels il faut choisir en prenant parti :
- Ou bien l'on reconnaît que l'antagonisme est historique, de sorte que la résolution de la contradiction, dans le procès même de son développement, entraîne la suppression de l'un des contraires et l'émancipation de l'autre qui se trouve ainsi libéré : il cesse d'exister en tant que contraire et l'on assiste donc à un changement d'essence.
Ainsi, quand la contradiction est historiquement résolue et que se trouve supprimée -en même temps que l'aliénation économique-, l'opposition interne de l'homme à lui-même, ce n'est pas la fin de l'homme mais la genèse historique d'un homme nouveau : La transformation des rapports sociaux est en même temps transformation du contenu de la vie individuelle, c'est à dire un changement d'essence.
- Ou bien (c'est la conscience que NIETZSCHE en prend et qui est à l'origine de sa réflexion), l'individu, parce qu'il est coupé des luttes réelles et de l'histoire, vit et comprend l'antagonisme comme une lutte intérieure qui mutile et étouffe sa propre vie.
L'individu, recouvrant sa volonté de vivre ( comme vouloir-périr) ou comme perspective d'un homme totalement autre, -pour s'être délivré de l'antagonisme-, sera libéré en même temps de toute contradiction, de toute réalisation historique et progressive de l'individualité,
L'individualité se confondra avec l'expression de sa force créatrice. L'individu trouvera dans l'expression de sa volonté à la fois le mobile et le but de son action.
Ce n'est pas la perspective d'un homme à venir, parce qu'il n'y a pas d'histoire, c'est l'appel à une liberté sans limite, à une action sans raison.