La légende d’Orphée
Le mysticisme grec
et
La poésie
I . La légende :
( extrait de J.Lacarrière : Dictionnaire amoureux de la Grèce)
Dans les légendes grecques, Orphée est l’image du poète dont la parole et le chant « enchantent » au sens fort du mot : son chant fait s’incliner les arbres, s’assagir les fauves, se déplacer les pierres et fait s’éveiller l’homme de son sommeil mental.
Fils d’un roi de Thrace au nom imprononçable, Oeagre, et d’une muse, Calliope ou Clio, Orphée apparaît d’abord comme un poète thrace, comme une sorte de shaman instruit des secrets de l’immortalité.
La figure d’Orphée évoluera à mesure qu’elle s’étendra hors de la Thrace pour gagner l’ensemble du monde grec. Il deviendra ainsi le poète dont la poésie - à proprement parler création (poesïs) – par les sons, les vibrations et les harmonies qu’elle engendre, a pouvoir sur les énergies de ce monde (la croissance de la nature, le devenir des saisons), et est en même temps capable d’indiquer à l’homme la voie menant à une autre vie.
L’épisode le plus célèbre de la vie d’Orphée est sa descente aux Enfers pour y rechercher Eurydice, morte à la suite de la morsure d’un serpent.
Au cours de son passage dans le Royaume des Ombres, sa lyre charme les monstres, et même le dieu Hadès, au point que la roue d’Ixion (à laquelle était attaché dans les Enfers sur ordre de Zeus, un des Lapithes, pour le punir de son attitude sacrilège envers Héra) cesse de tourner, au point que le rocher de Sisyphe s’immobilise au sommet de sa colline, au point que Tantale oublie sa faim dévorante et que Cerbère, le chien à trois têtes, gardien des portes des Enfers, vient se rouler à ses pieds.
Hadès et Perséphone, le roi et la reine des Morts, accorderont à Orphée le droit de ramener au jour son épouse à condition de ne pas se retourner tant qu’il n’aura pas quitté le Royaume des Morts.
Pris d’un doute concernant la promesse des Dieux, Orphée désobéit et perd à jamais Eurydice.
De retour parmi les vivants, il sera mis en pièces par les Ménades, compagnes du Dieu Dionysos pour n’avoir pas respecté leurs rites et leurs avances. Sa tête jetée à la mer aurait flotté, dit-on, toujours en chantant, jusqu’à l’île de Lesbos.
Quant à sa lyre, elle fut transportée au ciel où elle devint une constellation célèbre qu’on peut voir étinceler au zénith les soirs d’été.
A travers toute notre culture, la légende d’Orphée symbolise le destin du poète dont la mission est d’enchanter l’homme et le monde en venant à bout, par les mots et l’amour, des forces de la mort.
II. L’Orphisme
(extrait J.Lacarrière)
La figure d’Orphée, associée dès son origine à la quête d’immortalité, suscita très tôt des rites et des confréries initiatiques se réclamant de ses poèmes et de ses chants.
On a retrouvé des fragments de ses Discours Sacrés (Hieroï Logoï) ainsi que des citations d’une Théogonie Rapsodique datant de l’époque chrétienne.
D’après ces fragments, on peut se faire une idée des mythes de l’orphisme nous révélant l’origine de l’univers et la condition de l’homme (qu’on peut rapprocher de la mythologie cosmogonique d’Hésiode) :
Au début, avant que le monde n’apparaisse, seul existait Béance (Chaos). Un jour – mais le jour n’existait pas encore – un œuf d’or ou d’argent flotta dans le vide, qui contenait en son sein tous les mondes à venir ; cet œuf se scinda en deux, la moitié supérieure devenant le ciel, la moitié inférieure la terre, tandis que jaillissait du vitellus (substances de réserve contenues dans l’ovocyte des animaux – jaune d’œuf) un être lumineux éblouissant, Phanès (apparition et brillance) qui enfanta les Dieux de la seconde génération.
Ce vitellus se dispersa sous forme de flaques et de traînées lumineuses, dont les Orphiques voyaient la preuve dans les milliers d’étoiles de la voûte céleste et les traînées laiteuses de la voie lactée.
Les hommes sont donc nés d’une scission, d’une sorte d’explosion céleste qui projeta dans le monde infini le vitellus de l’oeuf.
Les Orphiques tiraient de cette brutale naissance de l’homme par une césarienne cosmique leur vision de la destinée humaine :
L’homme, né de cet éclatement, de cet émiettement, est donc dès l’origine un être dispersé, séparé des autres aussi bien dans sa vie personnelle où il est prisonnier de son individualité, que dans sa destinée commune où sa vie est scindée en ethnies, langues, coutumes, croyances, étrangères et hostiles ; alors que tout au début était indifférencié, par cette dispersion l’humanité est devenue une mosaïque d’individus, de peuples ou d’empires entre lesquels règne la Discorde.
Dès lors le sens des rites orphiques est de lutter contre la dispersion, deremonter le courant pour reconstituer l’unité originelle ; vivre pour cela en communauté soudée, non scindée, pour rassembler ce qui s’est trouvé dispersé.
III. La place de l’Orphisme dans le mysticisme grec
(Extrait J.P.Vernant : Mythe et religion en Grèce ancienne)
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La religion grecque : une religion civique
Elle diffère radicalement de nos religions monothéistes.
Le polythéisme grec ne repose pas sur une révélation grâce à laquelle serait établi le lien du fidèle avec un Dieu séparé du monde. Les dieux multiples de la religion grecque sont dans le monde ; ils en font partie. Ils ne l’ont pas créé par un acte qui, chez le Dieu unique des religions monothéistes, marque sa transcendance par rapport à un monde qu’il a créé et qui dépend tout entier de lui.
Comme nous l’a montré la théogonie d’Hésiode, les Dieux sont nés du monde. La génération de ceux auxquels les Grecs rendent un culte, les Olympiens, a vu le jour en même temps que l’univers, prenait la forme d’un Cosmos organisé, né des puissance primordiales que sont Chaos et Gaïa. C’est d’un même mouvement que sont nés le monde tel que les humains qui en habitent une partie peuvent le contempler, et les Dieux qui y président, invisibles dans leur séjour céleste.
La nature et la surnature, le monde humain et le monde divin, font partie d’un même univers. Les Dieux grecs ne sont pas des personnes mais des puissances. Le culte les honorent en raison de leur supériorité. Appartenant au même monde que les humains, ayant d’une certaine façon une même origine, ils constituent une race qui ignore toutes les déficiences marquant les créatures mortelles (faiblesse, fatigue, souffrance, maladie, trépas), et qui incarne la plénitude des valeurs qui font le prix de l’existence sur terre : beauté, force, constante jeunesse, éclat permanent de la vie.
La conséquence de cette vision de l’univers, c’est l’absence de toute coupure, de toute opposition entre le religieux et le social, entre le domestique et le civique.
La religion grecque ne constitue pas un secteur à part qui viendrait se superposer à la vie familiale, professionnelle, politique ou de loisirs ; le religieux reste inclus dans le social, et réciproquement le social est pénétré à tous ses niveaux de religieux.
Cette conséquence est double :
a- Dans ce type de religion, l’individu ne participe pas au culte à titre personnel comme une créature singulière en charge du salut de son âme. Il y joue le rôle que lui assigne son statut social : magistrat, citoyen, père de famille, matrone, jeune (garçon ou fille) aux différentes étapes de son entrée dans la vie. Le fidèle n’entretient avec la divinité aucun lien de personne à personne.
b- En même temps le religieux est lié lui-même au politique. Toute magistrature a un caractère sacré, toute prêtrise relève de l’autorité publique. Et, si les Dieux sont ceux de la Cité (des divinités poliades), c’est l’Assemblée du peuple qui à la haute main sur les choses sacrées : elle fixe les calendriers religieux, décide de l’organisation des fêtes, du règlement des sanctuaires, des sacrifices à accomplir, des Dieux nouveaux à accueillir et des honneurs qui leurs sont dus.
Mais, le culte public n’occupe pas tout le champ de la piété grecque. A côté de la religion civique existent des courants et des groupes, plus ou moins déviants et marginaux, plus ou moins fermés et secrets, qui traduisent des aspirations religieuses différentes. Tous ont contribué à ouvrir la voie à un mysticisme grec marqué par la recherche d’un contact plus direct, plus intime, plus personnel avec les Dieux, associée parfois à la quête d’une immortalité bienheureuse.
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Les formes du mysticisme grec
a- La première forme de mysticisme grec est constituée par les Mystères, notamment ceux d’Éleusis qui sont exemplaires par leur prestige et leur rayonnement en Attique. Ils sont en marge de l’Etat par leur caractère initiatique et secret, par leur mode de recrutement, fondé non sur le statut social mais sur le choix des individus. Mais le culte est officiellement reconnu par la Cité, organisé sous son contrôle et sa tutelle.
Ni pour les croyances ni pour les pratiques les mystères ne contredisent la religion civique. Ils la complètent en lui ajoutant une nouvelle dimension propre à satisfaire des besoins auxquels elle ne répondait pas.1
b- la deuxième forme du mysticisme est le Dionysisme.
Le culte de Dionysos introduit au cœur même de la religion une expérience du surnaturel qui lui est étrangère : Dionysos est le Dieu de la Mania – de la folie divine – par sa façon de prendre possession des fidèles qui se livrent à lui à travers la transe collective rituellement pratiquée dans ses thiases (groupes organisés des fidèles qui pratiquent la transe) et le reçoivent sous forme d’épiphanie.
Rappelons que Dionysos incarne la figure de l’Autre ; loin de consacrer l’ordre humain et social existant, il le met en question. Il le fait éclater en révélant un autre aspect du sacré ; il est le seul Dieu grec doté d’un pouvoir de magie : il revêt toutes les formes et comme un illusionniste se joue des apparences. Ubiquitaire, il n’est jamais là où il est, toujours présent à la fois ici, ailleurs et nul part.2
Mais le culte de Dionysos a été intégré à la Cité et à sa religion avec tous les honneurs, au sens du dispositif social. Il est célébré par la communauté entière dans les fêtes de Dionysos. Son culte est organisé pour les femmes dans le cadre de thiases officialisées et promues institutions publiques : une sorte de transe, contrôlée, maîtrisée et ritualisée ; il est développé pour les hommes dans la joie du Comôs par le vin et l’ivresse, le jeu, la fête et le déguisement. Ainsi les cultes de Dionysos font partie intégrante de la religion civique et les fêtes en son honneur sont célébrées au même titre que toute autre, à leur place dans le calendrier sacré.
Le Dionysisme exprime la reconnaissance officielle par la Cité d’une religion qui, à bien des égards, échappe à la Cité, la contredit et la dépasse.
En aucun cas le Dionysisme n’est une religion du salut : Jean-Pierre Vernant écrit : « Plénitude de l’extase, de l’enthousiasme, de la possession certes, mais aussi bonheur du vin, de la fête, du théâtre, plaisirs d’amour, exaltation de la vie dans ce qu’elle comporte de jaillissant et d’imprévu, gaieté des masques et du travesti, félicité du quotidien, Dionysos peut apporter tout cela si hommes et cités acceptent de la reconnaître. Mais en aucun cas il ne s’en vient pour annoncer un sort meilleur dans l’au-delà. Il ne prône pas la fuite hors du monde, ne prêche pas le renoncement ni ne prétend ménager aux âmes par un genre de vie ascétique l’accès à l’immortalité. Il joue à faire surgir, dès cette vie et ici-bas, autour de nous et en nous, les multiples figures de l’Autre. Il nous ouvre, sur cette terre et dans le cadre même de la cité, la voie d’une évasion vers une déconcertante étrangeté. Dionysos nous apprend ou nous contraint à devenir autre que ce que nous sommes d’ordinaire. »
c- L’Orphisme : en quête de l’unité perdue
Dans la théogonie orphique, comme nous l’avons vu, le principe – Œuf primordial – qui exprime l’unité parfaite, la plénitude d’une totalité close, en vient à se dégrader, à se disloquer pour faire apparaître des formes distinctes, des individus séparés. A ce cycle de dispersion doit donc succéder un cycle de réintégration des parties dans l’unité du Tout. A la sixième génération, l’avènement du Dionysos orphique représente le retour à l’Un, la reconquête de la plénitude perdue.
La personne de Dionysos elle-même assume ce double cycle de dispersion et de réunification au cours d’une « passion » qui engage directement la vie des hommes puisqu’elle fonde mythiquement le malheur de la condition humaine en même temps qu’elle ouvre pour les mortels la condition du salut.
Chaque homme ayant gardé en soi une parcelle de Dionysos peut faire retour à l’unité perdue, rejoindre le Dieu et retrouver dans l’au-delà une vie d’âge d’or. Dans les hymnes orphiques, la théologie n’est pas séparable d’une quête du salut : l’adoption d’un genre de vie pure, la mise à l’écart de toute souillure, le choix d’un régime végétarien traduit l’ambition d’échapper au sort commun, à la finitude et à la mort, et de s’unir tout entier au divin. La théogonie orphique débouche sur une anthropogonie, une sotérologie qui lui donne son véritable sens.
Alors que dans la transe collective de la Thiase, c’est le Dieu qui s’en vient ici bas pour prendre possession du groupe de ses fidèles, les faire danser et sauter à sa guise ; alors que les possédés ne quittent pas ce monde-ci, mais sont seulement rendus Autre par la puissance qui les habitent ; au contraire, chez les « hommes divins » des cultes orphiques, c’est l’individu humain qui prend l’initiative, mène le jeu et passe de l’autre côté.
Grâce au pouvoir exceptionnel qu’il a su acquérir, il peut quitter son corps, abandonné comme en état de sommeil cataleptique, voyager librement dans l’autre monde et revenir sur cette terre en ayant gardé tout ce qu’il a vu dans l’au-delà.
Cette référence à l’orphisme permet de comprendre le rôle de la légende d’Orphée pour définir la place de la poésie dans notre culture : Le poète n’est-il pas celui qui, ayant vaincu la mort, revient sur cette terre pour « dire » ce qu’il a vu dans l’au-delà ?
IV. La légende d’Orphée et la poésie
1) Dans la Grèce archaïque
On découvre toute une lignée de personnalités étranges. Ces figures à demi légendaires appartiennent à la classe des voyants extatiques et des mages purificateurs. Tous ces personnages cumulent les fonctions de devin, de poète et de sage, fonctions associées qui reposent sur un même pouvoir mantique. Devins, poètes et sages ont en commun une faculté exceptionnelle de voyance ; ils possèdent une sorte d’extra-sens qui, au-delà des apparences sensibles, leur ouvre l’accès à un monde normalement interdit aux humains.
C’est une déesse titane, sœur de Chronos et d’Océanos, mère des Muses, dont elle conduit le chœur, Mnémosuné, qui préside à la fonction poétique ; car, cela va de soi pour les Grecs, cette fonction exige une intervention surnaturelle.
La poésie constitue une des formes typiques de la possession et du délire divins, l’état « d’enthousiasme » (possession par le Dieu).
Possédé des Muses, le poète est l’interprète de Mnémosuné, comme le prophète est inspiré par Apollon. Entre la divination et la poésie orale, telle qu’elle s’exerce à l’âge archaïque dans des confréries d’aèdes, chanteurs et musiciens, il y a une affinité profonde. Aèdes et devins ont en commun un même don de voyance, privilège qu’ils ont du payer au prix de leurs yeux : Aveugles à la lumière, ils voient à l’invisible.
Le Dieu qui les inspire leur découvre, dans une sorte de révélation, les réalités qui échappent au regard humain. Cette double vue porte sur les parties du temps inaccessibles aux créatures mortelles : ce qui a été autrefois et ce qui n’est pas encore. Mais, là où le devin doit le plus souvent répondre à des préoccupations concernant l’avenir, l’activité du poète s’oriente du côté du passé vers « l’ancien temps », où, au-delà encore, vers l’âge primordial, le temps originel.
A aucun moment la remontée le long du temps ne nous font quitter les réalités actuelles. En nous éloignant du présent, c’est seulement par rapport au monde visible que nous prenons de la distance ; nous sortons de notre univers humain pour découvrir ce qui se dissimule dans les profondeurs de l’être.
2) Le retour de la légende
La naissance de la Poésie est contemporaine de l'accomplissement des rites, et de la célébration des mystères.
Quand la connaissance rationnelle apparaît comme la voie royale qui conduit à la vérité, Platon soupçonne déjà le poète “ d'être possédé par les Dieux ” ; son enthousiasme (littéralement : possession par la divinité), son délire (qui ressemble à celui des initiés du culte de Dionysos) inquiétait et le faisait proscrire par Platon du gouvernement de la cité.
A l'inverse, quand la raison semble démise de ses pouvoirs -au XIXème siècle-, parce que la réalité semble contredire les espérances qu'on avait mises en elle, la vraie connaissance devient le privilège du poète.
La légende d’Orphée connaît une longue éclipse, à partir du moment où le christianisme, répondant à la quête du salut, intègre la célébration des mystères à la lithurgie. Avec la Renaissance, le retour à l’Antiquité ne laisse pas place au mystère, parce qu’elle célèbre un humanisme conquérant. Puis, l’équilibre instauré par la Monarchie, en même temps que l’unité de la nation, installe le règne de la raison.
C’est seulement au début du XIXème siècle, en réaction contre la philosophie des Lumières, contre l'Aufklärung, qui par le progrès de la raison promettait à l'homme son avenir sur la terre, que le romantisme allemand, avec Ludwig Arnim, Friedrich Novalis, découvre dans la Poésie, le moyen d'accès à la “ réalité secrète de l'univers ”, à cet “autre monde ”, invisible dont nous sommes exilés.
En France, c'est après l'échec des Révolutions de 1830 et de 1848, après la faillite des espérances historiques que, cherchant ailleurs le sens du monde, l'on découvre la nouvelle vocation de la Poésie : celle d'une connaissance métaphysique.
S'alimentant aux doctrines ésotériques, fréquentant les pratiques occultistes, certains voyageant jusqu'à l'Orient, les poètes s'assignent pour mission de franchir les portes, les “ cornes d'ivoire ”, de trouver le chemin qui conduit jusqu'à la “ vraie réalité ”, jusqu'au pays d'où l'on ne peut revenir :
Victor Hugo, d'abord poète du “ gouffre intérieur ”, puis chantre de la liberté et des espérances de l'humanité, devient le poète visionnaire, interprète de la “ Bouche d'Ombre ”.
Gérard de Nerval franchit la distance qui sépare le rêve de la vie, jusqu'à accepter douloureusement la folie où se rejoignent l'invisible et le visible, dans cette unité qui est la seule vérité au monde.
Charles Baudelaire trouve dans la douleur et la révolte, dans la haine de soi, “ de ce corps et de ce cœur ”, l'élan qui permet de “ changer son âme ”, d'ouvrir une fenêtre sur cet autre monde où tout “ correspond ”, où se répondent les couleurs, les parfums et les sons, où le moi, “ échappe à ses limites pour se dilater jusqu'à l'infini ”.
Ainsi, projeter le “ sens ” du monde hors du monde, pour retrouver une unité perdue, où toutes les séparations, tous les divorces s'abolissent, célébrer l'alliance du visible ou de l'invisible, autrement dit, célébrer le mystère restaurent la vocation de la Poésie.
b. La mission du poète
En même temps, la Poésie, dont la vocation est de célébrer le mystère, n'est-elle pas elle-même un mystérieux pouvoir ?
A l'unité “ mystérieuse ” du sens répond le pouvoir mystérieux de la “création”.
Le poète, qui “ parle ” cette vérité invisible et révèle par cette parole le sens du monde, - tantôt admiré, tantôt soupçonné ou maudit, souvent l'un et l'autre à la fois , n'est pas un homme comme les autres.
Par sa “ connivence ” avec l'invisible et le sacré ; il est le mage, l'oracle ou le prophète.
“ Le vrai poète est omniscient ... Il s'appelle levoyant. ” écrit Friedrich Novalis. Le thème de la “ voyance ” de Friedrich Novalis à Arthur Rimbaud parcourt toute la poésie moderne.
Ce n'est pas la connaissance rationnelle mais la “ vision ” du poète qui donne accès à la vérité (du monde).
Mais, comment comprendre ce pouvoir de voyance, comment comprendre le mystère de la création poétique ?
3) L’énigme de la poésie
Ainsi, que la poésie s'interroge sur sa découverte qui est l'unité de l'invisible et du visible, l'alliance primordiale du sens et du monde, ou sur son pouvoir, qui est de créer ou de retrouver par sa parole cette unité perdue, il semble qu'elle soit condamnée à célébrer le mystère.
Dès la fin du XIX° siècle avec Mallarmé et le début du XX°siècle l’interrogation sur le pouvoir de la poésie passe par une réflexion sur le langage :
Si le langage est le véhicule des idées, c'est-à-dire d'un sens du monde qui est commun à tous les hommes en tant que tels (qu'il soit commun par l'usage des choses ou par l'exercice de la raison, qui est “ la chose du monde la mieux partagée”), comment comprendre la “ parole ” du poète ?
Dans le langage poétique, la valeur sémantique : la signification du texte est intimement liée à la valeur phonique et rythmique, à la métrique de la phrase.
Tout se passe comme si par sa parole, avec les mêmes mots, le poète mettait à jour un “ autre sens ”.
N'y a-t-il pas là un mystère ? - Et comment le comprendre ?
Il n'est, semble-t-il, que deux solutions :
-ou bien, il faut admettre que le poète a accès à un “ autre monde ” : la poésie revêt alors la valeur d'une connaissance métaphysique.
-ou bien, il faut comprendre pourquoi le monde a un “ autre sens ” que cet univers qui, dans notre vie quotidienne, nous reste étranger.
V. La modernité de la légende
La guerre – la Grande Guerre – est passée par là
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Le surréalisme
Les chefs de file du surréalisme : Breton, Eluard, Aragon, Soupault ont été profondément marqués par la guerre. Ils l’ont faite contraints et forcés. Ils ne veulent plus rien avoir de commun avec une civilisation qui a conduit à une telle faillite. Le nihilisme radical qui les anime ne s’étend pas seulement à l’art mais à toutes les manifestations de cette civilisation. Cette société qui les a envoyés à la mort les attend en retour avec ses lois, sa morale, sa religion. Breton écrira plus tard : « Le champ était libre pour une révolution étendue vraiment à tous les domaines, invraisemblablement radicale. »
C’est à cette même période que Bergson, à son cours du Collège de France, dénonce le pouvoir de la raison et proclame la toute puissance de l’ « élan vital ».
Einstein lui-même remettant en cause les théories de la physique newtonienne, affirme: « Nous nous sommes trompés, le monde véritable n’est pas ce que nous avons cru. Notre conception de l’espace et du temps doit être mise en cause. »
Le réel est autre chose que ce que nous entendons, touchons, sentons. Il existe des forces inconnues qui nous régissent sur lesquelles nous pouvons espérer agir.
C’est à ce moment que les surréalistes prennent connaissance des découvertes de Freud. Il est prouvé désormais que l’homme n’est pas seulement « un raisonneur » mais aussi « un dormeur » qui gagne chaque nuit dans le rêve le trésor qu’il dissipera le jour. Le mur qui séparait si jalousement, si immuablement la vie cachée de la vie consciente, le rêve de la pensée logique s’écroule.
Sommes-nous sur le chemin de l’unité ? Orphée va-t-il pouvoir rassembler les morceaux de son corps déchiré ?
Le poète n’est plus seulement l’écho de ces émotions ni même le voyant ; il est le magicien, celui qui change la vie, le monde, et qui transforme l’homme.
Dans le second manifeste surréaliste, on peut lire : « Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, la passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et la bas, cessent d’être perçus contradictoirement. C’est en vain qu’on chercherait à l’activité surréaliste un autre mobile que l’espoir de détermination de ce point. »
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Rainer Maria Rilke : « Les sonnets à Orphée »
Après les Élégies de Duino, Rainer Maria Rilke écrit en 1922 les « Sonnets à Orphée ».
Rilke est le grand poète de la mort. La mort n’est pas le contraire de la vie, mais ce côté de la vie qui n’est pas tourné vers nous, ni éclairé par nous. Dès, lors il nous faut essayer de réaliser la plus grande conscience possible de notre existence car la vraie forme de vie s’étend à travers les deux domaines : « Il n’y a ni un en-deça ni un au-delà mais la grande unité. »
Dans les « Élégies de Duino », Rilke la présente la mort comme le complément même de la vie, comme l’autre moitié de la sphère ; celui qui ne connaît que la vie ne sait pas toute la vie ; il ne la possèdera vraiment qu’après avoir plongé dans la mort et l’avoir annexée à son existence.
Orphée est divin parce qu’il éleva la lyre jusque parmi les Morts et mangea de leur pavot (Sonnet I,9) parce qu’il circule librement dans le monde de « l’ouvert ».
Grâce à l’analyse de Maurice Blanchot dans « L’espace littéraire », suivons l’itinéraire de Rilke.
Rilke rejette la conception chrétienne de la Mort comme “ un au-delà que nous avons à reconnaître, à recueillir, à promouvoir peut-être ”.
“La Mort n'est pas seulement un moment de la mort ”. (comme le moment du passage à l'autre vie.) “Elle est en tout temps, nous sommes ses contemporains”.
Etre contemporain de la mort, n'est-ce pas dire que la mort est, selon l'expression de Rainer Maria Rilke, “l'autre côté” de la vie, non pas situé à un moment du temps mais peut-être à l'origine du temps ?
La fin du XIXème siècle fut, de l'aventure d'Arthur Rimbaud à la philosophie de Nietzsche, une nouvelle et douloureuse prise de conscience : le divorce de l'homme d'avec “son monde” n'est pas un antagonisme la conscience à l'Être comme deux termes séparés : c'est une contradiction intérieure à l'individu lui-même, en qui la conscience opprime et refoule la vie : c'est dans l'être même -dans l'être conscient qu'est l'homme, que se situe la contradiction.
La pensée a converti en dualisme de la pensée et de l'être ce qui ne saurait précisément être pensé”, mais seulement vécu (jusqu'à la déraison): une déchirure de l'Etre qu'on ne peut exprimer que par une contradiction “logique” : le Même est l'Autre.
Pour l'homme, pour l'individu, cette déchirure se traduit non seulement par un déchirement tragique mais de façon beaucoup moins noble, par la dissociation de sa personnalité, un incessant jeu de masques où il n'est plus que le bouffon ou le fou ...La “Farce"” ou la “Folie” ne font qu'annoncer sa mort.
Depuis le “départ” d'Arthur Rimbaud et la folie de Nietzsche, l'homme n'est pas mort : il n'a pas succombé à la dérision de l'existence. Bien plus, l'histoire a désigné les bouffons : dans le monde et dans la grande ville, remarque Rainer Maria Rilke, on les voit triompher sous les traits des “danseurs-bourgeois”, de ces “pantins”, qui, avec l'époque 1900, fêtent la “vie”, incarnant à eux seuls la dérision de l'existence. Ce sont eux qui font de la vie un théâtre vide et confondent l'homme avec ses masques.
L'homme est-il condamné à disparaître sous ses masques ?
Ce n'est pas dans la caricature de ces “danseurs-bourgeois”, fêtant leur vie et leur triomphe, qu'il faut chercher l'image du malheur de l'homme mais bien plutôt dans la tristesse infinie des saltimbanques peints par Picasso.
Alors se pose la vraie question :
- Pourquoi l'homme est-il ce nomade qui s'est détourné de la vie ?
Si la contradiction est au cœur de la vie, la mission du poète, dans sa solitude essentielle, n'est-elle pas de chercher, peut-être de révéler le sens de la contradiction ?
Ce chemin passe par la méditation sur la Mort.
1ère étape : “l'Ouvert”
“ De tous ses yeux, la créature voit l'Ouvert. ”
Si la mort est “ l'autre côté ”, l'autre face de la vie, il faut commencer par constater que la créature ne “ voit ” pas d'abord l'autre côté. Seul l'animal, ignorant la mort, voit l'Ouvert.
“ Par Ouvert, écrit Rainer Maria Rilke, nous n'entendons pas le ciel, l'air, l'espace, -qui pour l'observateur (qu'est l'homme)- sont encore des objets et par là opaques. L'animal, la fleur “est” tout cela, sans s'en rendre compte, et a ainsi devant soi, au-delà de soi, cette liberté indescriptiblement ouverte, qui, pour nous, n'a peut-être ses équivalents, extrêmement momentanés, que dans les premiers instants de l'amour, quand l'être voit dans l'autre, dans l'aimé sa propre étendue, ou encore dans l'effusion vers Dieu ”.
Maurice Blanchot commente ainsi :
“ L'animal est là où il regarde ; et son regard ne le réfléchit pas, ni ne réfléchit la chose mais l'ouvre sur elle ... La “pureté du rapport”, c'est le fait d'être dans ce rapport hors de soi, dans la chose même et non dans une re-présentation de la chose. ”.
2ème étape :le “détournement” ou le “renversement”
- Pourquoi l'homme n'est-il pas Ouvert à l'Autre, mais détourné ?
“ De tous ses yeux la créature voit l'Ouvert. Nos yeux seuls sont renversés …. ”
“ Pourquoi sommes-nous “détournés” ? Et qu'est-ce qui nous met dans cette nécessité de ne pouvoir nous retourner ? ”
Maurice Blanchot pose la question et répond ainsi :
“ Par la conscience, nous échappons à ce qui est présent ... d'une certaine manière, nous sommes ces êtres affranchis d'ici et de maintenant ... , mais en même temps nous sommes livrés à la re-présentation. Et, par la représentation, nous restaurons, dans l'intimité de nous-mêmes, la contrainte du face-à-face (avec l'autre, sous la forme d'un monde)
Telle est la condition humaine : ne pouvoir se rapporter qu'à des choses ... être en tout présent à soi et dans cette présence, n'avoir chaque chose que devant soi, séparé d'elle par ce vis-à-vis (avec soi) et séparé de soi par cette interposition de soi-même ”.
Voici le texte du poème de Rainer Maria Rilke :
“ Nous, les hommes, jamais, pas un seul jour,
nous n'avons devant nous le pur espace, dans lequel
toutes les fleurs s'épanouissent.
Toujours, c'est le monde
Et jamais ce que rien ne limite, ce qui n'est nulle part
le pur, l'insurveillé, que l'on respire, que l'on sait
infini
L'Autre, nul ne peut le franchir
et de nouveau c'est le monde ...
Voilà ce qui s'appelle DESTIN : être en face,
et rien que cela
toujours en face ”
« Ce qui nous détourne de l'illimité, de l'infini, c'est la manière même dont nous saisissons la chose en la représentant pour en faire un objet, une réalité objective pour l'établir dans le monde de notre usage, en la retirant de la pureté de l'espace”
3ème étape :“l'Autre Côté”
Si nous sommes séparés de l'illimité par la manière même dont nous ne pouvons saisir “la chose” qu'en la re-présentant pour en faire un objet, “ l'autre côté n'est que là où nous cesserions d'être, en une seule chose, détournés d'elle par notre façon de la regarder ... ”
- A quel moment ce retournement du regard se produit-il ? à l'instant de la mort. Par la mort les yeux soudain se retournent : Alors seulement “nous regardons au-dehors, écrit Rainer Maria Rilke, avec un grand regard d'animal.”
Mais le problème n'est-il pas de vivre, non plus détournés mais retournés, non pas privés de conscience mais dans une sorte d'extase où la conscience serait jetée en dehors d'elle ?
Par quelle voie, si, la conscience étant notre destin, nous ne pouvons sortir d'elle, si en elle nous sommes toujours dans le face-à-face de la représentation, - par quelle voie pouvons-nous accéder à l'autre côté ?
4ème étape : la “conversion” ou “l'extase”
Il faut faire retour à l'Ouvert :
La créature n'est pas séparée de l'infini, parce qu'elle est fille de la Terre.
L'infini n'est pas un autre monde ou un au-delà du monde, c'est l'être, en soi illimité.
D'où vient la limite ? - D'où naît la séparation ?
- Nous constituons l'extériorité d'un “monde”, à l'intérieur de nous-mêmes, par la nécessité de nous “représenter” l'illimité. Nous ne pourrions ainsi “constituer un monde” si “l'intérieur et l'extérieur” n'étaient pas -en fait- “un seul espace continu”.
Le fait même que nous sommes “détournés” comporte la possibilité de nous retourner, la promesse d'une reconversion essentielle.
“ S'il y a un espoir de nous retourner, écrit Maurice Blanchot, c'est en détournant toujours plus, par une conversion de la conscience, qui, au lieu de la ramener vers ce que nous appelons le réel et qui n'est que la réalité objective ... au lieu de la maintenir à la surface d'elle-même, dans le monde des représentations, la détournerait vers une intimité plus profonde, vers le plus inférieur ou le plus invisible, quand nous ne sommes plus soucieux de faire et d'agir mais libres des choses réelles et des fantômes des choses ...”
Retournement vers l'intérieur, découverte de l'univers dans la profondeur de la subjectivité ... tout ce mouvement du début du siècle qui s'exprime dans l'œuvre de Marcel Proust et dans la philosophie de Bergson, est-ce la leçon de Rainer Maria Rilke ?
La mort n’est pas le sombre passage dans un au-delà mystérieux mais la transformation d’une forme d’être en une autre forme. Dans les sonnets à Orphée,
Rilke écrit : « Devance toujours la séparation comme si elle était derrière toi. Soit toujours mort en Eurydice. »
C’est à la légende d’Orphée qu’il faut décidément revenir.
-
Maurice Blanchot : L’art et la mort
La double mort
Rainer Maria Rilke fait l'expérience d'une “ double mort, l'une qu'on aime dire authentique et l'autre inauthentique. ” Tout se passe comme si, à la réflexion, l'évènement de la mort se dédoublait :
- la mort comme l'extrême du pouvoir, ma possibilité propre dont l'acceptation résolue est la condition du devenir, dans la mesure où mon existence singulière est un moment de l'histoire des hommes ou de l'espèce humaine.”
- la mort qui n'arrive jamais à moi, à laquelle je ne puis jamais dire oui, avec laquelle il n'y a pas de rapport authentique possible, que j'élude précisément quand je crois la maîtriser par une acceptation résolue. ”
Maurice Blanchot développe cette seconde face où la mort est “l'essentiellement inauthentique et l'essentiellement inessentiel” :
“ elle est bien ce qui n'arrive à personne, l'incertitude et l'indécision de ce qui n'arrive jamais, à quoi je ne puis penser avec sérieux, car elle n'est pas sérieuse, elle est sa propre imposture, l'effritement, la consumation vide, - non pas le terme, mais l'interminable, non pas la mort propre, mais la mort quelconque, non pas la mort vraie, mais, comme le dit Kafka, “le ricanement de son erreur capitale”. ”
La mort est ce qui ne s'accomplit pas, non pas la fin de la vie mais le fait que la viene finit pas, pas plus d'ailleurs qu'elle n'a commencé. La mort non seulement n'est pas pensable mais elle n'est pas réelle. Elle a “l'irréalité de l'indéfini”.
“ Vouloir mourir ”, disait Maurice Blanchot à propos du suicide, c'est vouloir faire de la mort un acte, alors que la mort est précisément ce qu'on ne peut pas vouloir. La mort est ce renversement qu'on ne peut pas même concevoir comme définitif ou irréversible parce qu'il est “ ce qui ne s'accomplit pas, l'interminable, l'incessant.”
Si l'essence de l'activité humaine est de se proposer un but, une fin ; la mort est une “fin” qu'on ne peut pas se proposer. En ce sens, elle est “l'inessentiel”.
L’œuvre d’art :
“ L'œuvre (d'Art), elle, s'oriente vers ce renversement comme vers son origine. L'œuvre le recherche comme son origine ”.
Faire une œuvre, c'est commencer une activité - (qui va se confondre avec la vie même de l'artiste) - en faisant comme si elle pouvait être menée “à bonne fin”, alors même que l'œuvre ne saurait être achevée, ne saurait avoir d'autre fin que la mort de l'artiste; qui est le contraire d'une fin, qui ne s'accomplit jamais, qui renverse l'essence même de l'acte dans l'inessentiel.
Contradictoirement, celui qui veut mourir se propose comme fin, à un momentdonné, d'achever sa vie, - ce qui est proprement impossible -. L'Artiste, lui, qui entreprend de faire œuvre, se propose l'achèvement dès l'origine, recherche et veut la fin, en commençant.
En se proposant de faire une œuvre, l'Artiste “veut” la mort comme fin, mais, à la différence de celui qui “veut périr”, cette fin est en même temps, l'origine.
Si la mort n'est pas un évènement qui survient à un moment donné mais bien l'impossibilité de toute “Fin”, cette impossibilité est “au commencement”.
L'Artiste s'installe d'emblée dans l'espace de la Mort.
“ Dès que l'œuvre existe (même à titre de visée), l'artiste ne serait-il pas déjà mort? ”
En ce sens, le risque est essentiel à l'Art.
Dans un des sonnets à Orphée, Rainer Maria Rilke écrit : “ …Nous, nous infiniment risqués … ”
Et, dans une lettre à Clara, il explique :
“ Les œuvres d'Art sont toujours les produits d'un danger couru, d'une expérience conduite jusqu'au bout, jusqu'au point où l'Homme ne peut pas continuer. ”
M. Blanchot pose la question : “ Pourquoi l'Artiste est-il infiniment risqué ? ”
Quand un homme, - quel qu'il soit, “quelconque” - risque sa vie, il la met en “jeu” en contrepartie de quelque chose, d'un projet, d'un idéal, d'une valeur.
Le risque est “sérieux”, parce que la possibilité de mourir s'inscrit dans une action qui a pour sens de transformer une possibilité en réalité.
La possibilité de la mort s'inscrit dans le mouvement de la vie. Et, celui qui meurt “a fait” quelque chose. A la limite, s'il a participé à un mouvement qui met en jeu la transformation du monde, sa mort s'inscrit dans l'Histoire. La Mort devient un évènement auquel la Vie ou l'Histoire donnent un sens.
Inversement, celui qui met en jeu sa vie “à la roulette russe”, celui-là n'est pas un Homme. C'est un fou parce qu'il n'y a pas de risque “gratuit ”
L'Artiste n'est pas un Homme comme les autres, parce que l'œuvre “est” le risque. Si la mort “survient” comme un évènement avant que l‘œuvre n'existe, l'Artiste n'aura à proprement parler “rien” fait.
C'est dire que la mort ne se profile pas pour lui comme un évènement qui peut survenir à tout moment de sa vie, dans le temps, mais bien comme l'origine.
Dès le moment où l'Artiste “ est ” son œuvre, le risque est “ouvert” comme origine. Et il n'est jamais “dépassé” ; il “est” ouvert sous ses pas “indéfiniment”.... puisque l'œuvre n'est jamais achevée.... mais risque seulement d'être interrompue....Il est voué à la folie, comme celui qui joue à la roulette russe, à la différence près - qui est essentielle - qu'il s'est condamné à la folie, en choisissant de faire une œuvre.
Le Risque est essentiel à l'Artiste parce qu'il est essentiel à l'œuvre.
“ L'œuvre risque de n'être pas une œuvre. Ce risque définit l'essence même del’œuvre : elle est, dès l'origine, le projet contradictoired'achever ce qui ne peut l'être, d'atteindre une fin qui se confond avec l'indéfini, de saisir l'essence (le sens) de ce qui est inessentiel, de définir le sens d'un mouvement qui ne nous conduit nulle part parce que la fin et l'origine ne font qu'un … ”
Au travers de l'œuvre, apparaît - la contradiction - qui est au fondement même de l'Art : la volonté de “ faire ” de l'inessentiel l'essence de la vie .
“ Ce que rencontre l’artiste au sein de l’expérience, l’un d’eux nous le dit : “Mes tableaux sont sans valeur ”, “ Moi, comme peintre, je ne signifierai jamais rien d’important, je le sens absolument. ”
C’est la vérité de l’expérience : il faut persévérer dans l’espace de ce sans valeur, maintenir le souci de l’accomplissement et le droit à la perfection en supportant la détresse d’un échec irrémédiable.
“ Seulement, pour nous, cet échec s’appelle Van Gogh, et la détresse devient le flamboiement, l’essence même de la couleur. ”
“Expérience tourmentée” qui repose sur une tension ou un déchirement, inséparables de la création “artistique”. D'un côté ce que “veut” l'Artiste, c'est “dire” ou “faire” l'essentiel ; d'un autre côté ce qu'il fait, ce qu'il produit est toujours “l'inessentiel”.
“Je ne signifierai jamais rien d'important (par ma peinture, par mes tableaux) écrit Van Gogh. Et il ajoute : “Je le sens absolument”.
Par cet adverbe (qu'il faut souligner), le peintre veut dire que cette expérience ne se confond pas avec le simple sentiment de l'échec ou d'une déception passagère, mais révèle l'essence de cette activité qui est la sienne : - l’art - l'essence de cette production, dont le résultat : l'objet produit, est “toujours” sans valeur.
Maurice Blanchot dit que la réalisation d'une œuvre (un livre, etc.) ne libère jamais l'artiste d'un “désœuvrement essentiel”.
De même que l'Inspiration n'est pas création, pouvoir de “faire” mais bien le contraire : l'impossibilité de faire - la nécessité de poursuivre une fin “qui n'en finit pas”, de même l'œuvre n'est pas “le produit” de l'activité de l'art : Par essence (comme la vie elle-même) elle n'est jamais achevée
La rencontre d'Orphée
Après avoir dans les premiers temps, fait de l'art “le chemin vers moi-même”, Rainer Maria Rilke éprouve toujours plus que ce chemin doit me conduire au point où, en moi, j'appartiens au dehors … là où je ne suis plus moi-même si je parle … ”
“ La rencontre d'Orphée est la rencontre de cette voix qui n'est pas la mienne, de cette mort qui se fait chant, mais qui n'est pas ma mort, bien qu'il me faille en elle plus profondément disparaître.
Une fois pour toutes,
C'est Orphée, quand il y a chant. Il vient et il va. ”
La rencontre d'Orphée c'est la découverte de la poésie, qui a un secret rapport avec la mort, parce qu'elle me conduit là où je ne suis plus moi-même, là où j'appartiens au dehors.
C'est là qu'il faut éviter tout contre sens : le poète n'a pas pour mission d'être le porte-parole d'une puissance supérieure, d'une quelconque transcendance, celle du verbe ou d'une éternité conquise, qui lui permettrait comme le voulait Novalis d'échapper à sa propre mort, de la dépasser.
“ Orphée, précisément, meurt, et il ne reste pas : il vient et il va. Orphée n'est pas le symbole de la transcendance orgueilleuse dont le poète serait l'organe et qui le conduirait à dire : ce n'est pas moi qui parle, c'est le dieu qui parle en moi. Il ne signifie pas l'éternité et l'immuabilité de la sphère poétique, mais, au contraire, il lie le “poétique” à une exigence de disparaître qui dépasse la mesure, il est un appel à mourir plus profondément, à se tourner vers un mourir plus extrême :
O puissiez-vous comprendre qu'il faut disparaître !
Même si l'étreignait l'angoisse de disparaître.
Tandis que sa parole prolonge l'ici-bas,
Il est déjà là-bas où vous ne l'accompagnez pas …
Et il obéit en allant au delà.
L'essence de la poésie
La poésie est le lieu -ou mieux l'éclair- où les choses “dites” “ transforment le monde du dehors en une poignée pleine d'intérieur ”.
Comme l'écrit Maurice Blanchot :
“ Elle nous introduit à ce point où de l'être, il ne peut rien être dit, rien être fait, où sans cesse tout recommence et où mourir même est une tâche sans fin ”.
Pour Rainer Maria Rilke, la rose est le symbole de l'espace poétique :
“ Rose, oh reiner Widerspruch, Lust,
Niemandes Schlaf zu sein unter soviel
Lidern.
Rose, ô pure contradiction, joie
De n'être le sommeil de personne sous tant
de paupières. ”
Rainer Maria Rilke se tourne vers la mort comme vers l'origine de la possibilité poétique.
“ Par Orphée, il nous est rappelé que parler poétiquement et disparaître appartiennent à la profondeur d'un même mouvement, car celui qui chante ne parle que lorsque l'approche anticipée de la mort, la séparation devancée, l'adieu donné d'avance efface en lui la fausse certitude de l'être. ”
Ce mouvement est “pure contradiction”. Il est lié à l'infini de la métamorphose qui ne nous conduit pas seulement à la mort mais qui infiniment transmue la mort elle-même, … comme s'il s'agissait pour le poète de mourir toujours plus, démesurément, pour continuer à rendre possible le mouvement de transformation qui ne doit pas cesser, nuit de la démesure, Nacht aus Uebermass, où il faut éternellement dans le non-être retourner à l'être …
Quand Orphée descend vers Eurydice, l'Art est la puissance par laquelle s'ouvre la nuit : Eurydice est le nom sous lequel se dissimule le point obscur vers lequel semblent tendre l'Art, mais aussi peut-être le désir et la mort.”
“ Si Orphée, par l'Art, descend vers Eurydice : -vers l'Obscur-, c'est pour ramener au jour Eurydice.” Cette tentative ou plutôt cette exigence d'amener au jour ce qui est obscur, c'est l'œuvre.
Autrement dit : l'exigence de faire une œuvre, c'est l'impérieuse nécessité de donnerun sens à ce qui n'en a pas : - à la mort ; ou, plus exactement, (puisque la mort n'est pas un évènement et n'arrive jamais) de projeter de “faire” ce qui ne pourra jamais “être fait”, jamais s'accomplir...
Dès lors, on comprend qu' “Orphée, voulant ramener au jour ce qui est obscur, doitse détourner d'Eurydice”, dont on pourrait dire qu'elle est le visage de la mort, si la mort avait quelque réalité,
“La profondeur ne se livre pas en face, elle ne se révèle qu'en se dissimulant dans l'œuvre”.
L'œuvre manifeste dans une sorte de fulguration et d'exaltation, l'unité des contraires : l'idée et le mot, la forme et le contenu, la pensée et la matière, le sens et l'être.
Mais cette unité, elle la révèle par le simple “fait d'être”, par sa seule présence, par son surgissement sans jamais permettre de comprendre, de penser cette unité que nous “vivons” comme un dédoublement ?
L'unité que l'œuvre “réalise” entre les contraires, loin d'être une réponse, fait surgir la “prodigieuse question” ; dont parle René Char :
- Comment peut-il y avoir Unité de la pensée et de l'être, de l'idéal et du réel, du rêve ou de l'imaginaire et de la vie - Unité qui pour nous est impensable mais aussi invivable ?
Dès que nous pensons, ces contraires s'opposent et pour ainsi dire s'excluent en un dualisme irrémédiable.
Dès que nous “existons”, notre vie se “dédouble”, se divise et se partage - , voire se déchire, puisque nous allons jusqu'au suicide pour réaliser l'Unité.
Mais, précisément, pas plus que le suicide, l'œuvre ne “réalise” cette unité : En même temps qu'elle manifeste “en fait, en acte” sa possibilité, elle “indique”, elle “signifie” que cette possibilité est “irréalisable”.
Vivre est-il autre chose que vouloir “réaliser” cette possibilité ?
Voilà pourquoi Orphée se retourne pour voir le visage d'Eurydice : il ne peut “se reposer” dans l'œuvre, dans le poème, dans le chant : C'est l'origine, la source de l'Unité, manifestée dans la fulguration du poème, qu'il veut atteindre. C'est la raison, l'essence du mouvement qu'il veut regarder “en face” : cette contradiction, ce conflit, cette discorde qui nous contraignent à “faire” ce qui est impossible, à “réaliser”, ce qui est “irréalisable” : au-delà du secret de l'œuvre, la déchirure qui rend compte de la vie elle-même.
“ Ne pas se tourner vers Eurydice, ce ne serait pas moins trahir, être infidèle à la force sans mesure et sans prudence de son mouvement : Orphée ne veut pas Eurydice dans sa vérité diurne et dans son agrément quotidien, il la veut dans son obscurité nocturne, dans son éloignement avec son corps fermé et son visage scellé, il veut la voir, non quand elle est visible, mais quand elle est invisible, et non comme l’intimité d’une vie familière ; mais comme l’étrangeté de ce qui exclut toute intimité, non pas la faire vivre, mais avoir vivante en elle la plénitude de sa mort. ”
- “Avoir vivante en elle (en Eurydice) la plénitude de sa mort”.
Là éclate la contradiction : - Que veut Orphée en se retournant vers Eurydice, sinon que la mort ait un sens ? -
Mais, nous le savons : vouloir que la mort ait un sens, c'est vouloir que la vie ait un fin : Qu'elle s'accomplisse -, qu'elle s'achève, de telle façon qu'à la fin, - au bout du compte - le sens (celui que nous voulons lui “donner” au travers de toutes nos paroles et nos actes) rejoigne l'être, devienne “réalité” ; qu'enfin ce que nous avons dit ou fait devienne “vérité”, qu'enfin ce que nous avons “imaginé”, rêvé, devienne “réel”.
Faire que l'essence - l'essentiel - existe, n'est-ce pas la raison même (l'essence) du faire, ce pourquoi nous agissons ; ce pour quoi nous vivons ?
Sans l'unité de l'essence et de l'existence - du sens et de l'être - que “manifeste” l'Art - il n'y aurait pas d'œuvre possible ; mais dès qu'on s'interroge sur la possibilité de l'œuvre, l'on découvre qu'elle ne réunit -dans un moment de foudre-, ces deux contraires qu'en affirmant la distance, l'opposition, la lutte qui les sépare.
Racontons la fin de la légende d'Orphée :
Dans son chant, dans son poème, Orphée “manifestait” la présence d'Eurydice, familière, intime, mais aussi peut-être rêvée, imaginaire. La présence d'Eurydice n'était si “manifeste”, si “légère”, si heureuse qu'en raison même de son absence.
Le poème ne faisait apparaître Eurydice qu'autant que l'être restait absent, dissimulé, voilé (parce que - dit-on - elle “est” morte).
Mais qu'est-ce que la mort d'Eurydice ? - ce n'est rien d'autre que son absence, - que son “apparence” - ou son apparition - dissimule.
Comment ne pas vouloir “descendre aux enfers”, dans cette région obscure où l'être et l'apparence ne font qu'un, dans cet espace ( qui est celui du poème) où la “véritable” Eurydice, “étrangère” au corps fermé et au visage scellé, coïncide avec cette Eurydice familière, intime, intérieure au poème ?
Le poème permet de “voir” Eurydice, à condition de ne pas la “regarder”: il donne à Orphée sa main comme un lien entre sa présence et son absence.
Mais ce lien même est tentation. Quand Orphée se retourne pour regarder Eurydice, elle “est” disparue, absente. Alors même qu'Orphée était près de réunir ce qui était séparé, près d'atteindre “l'essentiel”, il ne reste plus rien : ni sa présence dans le poème, ni cette absence que le poème évoquait, “signifiait”.
“En se tournant vers Eurydice, Orphée ruine l'œuvre. L'œuvre immédiatement se défait et Eurydice se retourne en l'ombre : l'essence de la nuit sous son regard se révèle comme inessentiel. ”
Orphée, lui-même, l'artiste - qui était le centre de ce drame - n'est plus lui-même : il est “l'infiniment dispersé”, “l'infiniment mort” : le contemporain, le frère de ces autres hommes qui “dispersent” leur vie sans jamais se poser la prodigieuse question.
C’est pourquoi, revenu à la surface de la terre, après sa descente aux enfers, le corps d'Orphée est “déchiré” par les Femmes de Thrace, son pays d'origine. La Légende d'Orphée célèbre la “déchirure”.
Telle est la leçon de la Légende d'Orphée : ne faudrait-il pas que la mort ait un sens, que la vie ait une fin, que l'unité soit “réalisée” dans l'œuvre, pour que les contraires soient “réconciliés” ?
En perdant Eurydice, Orphée fait “l'épreuve de l'absence de fin”, qui constitue l’essence de toute vie singulière.
1 Les deux déesses qui patronnent le cycle des Mystères d’Éleusis, Déméter et Perséphone, sont de grandes figures du Panthéon grec ; le récit du rapt de Coré par Hadès avec toutes ses conséquences jusqu’à la fondation des Orgia - des rites secrets d’Éleusis – fait partie du fond commun des légendes grecques. Le Myste (l’initié) suivait l’immense procession sur la route d’Athènes à Éleusis, groupant, derrière les objets sacrés, le clergé Eleusinien, les magistrats d’Athènes, les délégations étrangères et la foule des spectateurs. Les Mystères se déroulaient ainsi, au grand jour. C’est seulement quand les Mystes avaient pénétré dans l’enceinte du sanctuaire que le secret s’imposait. L’initiation ne ressemblait en rien à un doctrine ésotérique : « ceux que l’on initie, écrit Aristote, ne doivent pas apprendre quelque chose mais éprouver des émotions et être mis dans certaines dispositions ». Ce bouleversement intérieur, d’ordre affectif, était obtenu par des Drôména – des choses jouées et mimées – ou des Légômena – des formules rituelles – sans doute en rapport avec la passion de Déméter, la descente de Coré au monde infernal et le destin des Morts dans l’Hadès. Au terme de l’initiation, après l’illumination finale, le fidèle avait le sentiment d’être allé au-dedans de lui, d’être transformé ; il était devenu un élu, assuré de poursuivre sous terre une existence plus heureuse et de retrouver dans les Ténèbres lumière, joie, danse et chant. Mais en aucun, cette initiation entraînait chez le fidèle la moindre modification du genre de vie, le moindre signe de reconnaissance qui dans la Cité le distinguait des autres.
2 Dès que Dionysos apparaît, les oppositions qui donnent au monde cohérence et rationalité s’estompent, fusionnent les unes dans les autres : le masculin et le féminin, le ciel et la terre, le surnaturel au milieu de la nature, l’au-delà et l’ici-bas se rejoignent. Davantage : il abolit la distance qui sépare les Dieux des hommes et les hommes des bêtes ; quand les Ménades se livrent, l’esprit fou, à la frénésie de la transe, le Dieu prend possession d’elles, s’installent en elles pour les mener à sa guise. Dans le délire et l’enthousiasme, la créature humaine joue le Dieu et le Dieu au-dedans du fidèle joue l’homme. De l’un à l’autre les frontières se brouillent dans une proximité où l’homme se trouve dépaysé de son existence quotidienne, de sa vie ordinaire et transporté en un lointain ailleurs.
Cette contiguïté que la transe établit avec le divin se double d’une familiarité nouvelle avec la sauvagerie animale. Loin de leur foyer, des villes, des terres cultivées, les Ménades sont censés, sur les monts et dans les bois, jouer avec les serpents, allaiter les petits des animaux comme s’ils éteint les leurs, et aussi bien les poursuivre, les attaquer, les déchiqueter vivants, les dévorer tout cru, s’assimilant ainsi dans leur conduite alimentaire à ces bêtes sauvages qui contrairement aux hommes mangeurs de pain et de viande cuite, s’entredévorent et lapent le sang des un des autres sans règle ni loi. Le ménadisme qui est affaire de femmes comporte dans son paroxysme deux aspects opposés : pour les fidèles en communion heureuse avec le Dieu, il apporte la joie surnaturelle d’une évasion momentanée vers un monde d’âge d’or où toutes les créatures se retrouvent fraternellement mêlées. Mais pour celles des femmes et des cités qui rejettent le Dieu, la Magna débouche dans l’horreur et la folie des plus atroces souillures : un retour au chaos dans un monde sans règle où des femmes enragées dévorent les chairs de leurs propres enfants dont elles déchirent le corps de leurs mains comme s’il s’agissait d’animaux sauvages.