Leçon II : Le problème fondamental de la philosophie

 

Le problème fondamental de la philosophie 


 


 

Le problème fondamental de la philosophie

 

 

 

PLAN

 

Introduction : L’acte de naissance de la philosophie et le dualisme

 

 

 

Chapitre I: La réflexion « de » l’expérience humaine

 

1. La dualité de l’expérience :

 

L’image sensible et le concept

Les deux faces de l’expérience.

 

2. L’unité de la dualité

 

Une contradiction, qui semble constituer l’originalité de l’expérience humaine.

 

Chapitre II: Un problème insoluble

 

Le problème est double : à double face. Ce sont les deux aspects du problème fondamental de la philosophie :

- L'un est essentiel, premier :

- La réalité existe-t-elle « hors de », « indépendamment de » la conscience ? ou la nature (la physis dont parlaient les présocratiques) avant l'homme ?

 

- L'autre aspect du problème fondamental de la philosophie est second,: c'est le problème de la connaissance et on peut le formuler ainsi :

S’il existe une réalité hors de nous, indépendante de la conscience, comment l'homme qui n'a jamais affaire qu'à des images “sensibles” ou des représentations “idéelles” de la réalité, peut-il connaître (avoir accès à) la réalité telle qu'elle est en elle-même, en soi?

 

 

1. La démarche ontologique : Monisme spirituel ou matériel

 

. La logique de l’idéalisme

La logique du matérialisme :

 

2. Idéalisme et matérialisme: que signifie ces deux positions ?

 

3. L’objectif de la philosophie

 

4. La philosophie comme idéologie

La philosophie est cette idéologie qui consacre le processus idéologique.



Chapitre III: L’impasse de la réflexion

 

Conclusion : Une découverte imprévue.

 

Une imprévue découverte: Nous étions philosophes sans le savoir !

 

La portée de l’inversion : Née de la réflexion sur soi la prodigieuse question du sens de la vie renvoie à l’énigme de la conscience.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

COURS

 

Introduction

 

Nous avons consacré notre premier cours de philosophie à l’acte de naissance de la philosophie qui nous a permis d’assister à la constitution du dualisme.

Nous avons montré comment ce nouveau penseur qu’est le philosophe, consacrant sa vie à la réflexion, est amené à distinguer deux faces de son expérience.

D’une part les idées qui sont l’objet de la pensée, telles les notions des mathématiques naissantes, ou ces idées morales - ces valeurs – qui s’imposent aux citoyens à travers la vie politique, c'est à dire des abstractions.

D’autre part la réalité concrète à laquelle tous les hommes ont affaire dans leur vie quotidienne, à la fois dans la perception, où nos sensations nous apparaissent sous la forme d’un monde, dans la technique où l’artisan donne forme à une matière et dans l’éthique, où l’agent doit faire le choix concret du meilleur.

Cette démarche historique nous a permis de comprendre comment la situation du penseur le conduit à convertir cette dualité qui se découvre à la « réflexion » en un dualisme qui constitue les termes du problème philosophique.

D'une part, la pensée qui est directement en prise avec les idées et d'autre part la réalité matérielle qui nous est « donnée » au travers de nos organes des sens.

 

Reprenons à notre compte la démarche « réflexive » du philosophe pour tenter de découvrir l’origine du problème.

 

Chapitre I : La réflexion « de » l’expérience humaine

 

1. La dualité de l’expérience 

 

L’image sensible et le concept

 

Prenons l’exemple le plus simple de nos rapports avec la réalité: la perception des choses qui nous entourent.

La première face de notre expérience, c’est la réalité concrète de la chosequi nous est donnée au travers de nos organes des sens (la vue, le toucher, l’ouïe, le goût, l'odorat). Cette chose concrète, telle qu’elle apparaît à nos sens, présente un certain nombre de qualités, qui d’ailleurs correspondent à chacun de nos sens: notamment la couleur, la dureté, l’odeur, etc. L’ensemble de ces choses concrètes constitue ce que nous pouvons appeler avec Platon le monde sensible.

Or, qu’en est-il de ce monde sensible et de telle ou telle des choses qui le composent ?

Il est sans cesse changeant : ce pommier en fleurs demain portera des fruits et ne sera plus semblable à lui-même. Ce petit univers qu’est mon jardin est composé du pommier en fleurs mais aussi d’un cerisier et de plusieurs sapins, toutes espèces dont l’aspect (les qualités sensibles) est tout à fait différent.

L’image sensible est toujours concrète et particulière : concrète, parce que « sont liés entre eux, comme une gerbe, les différents aspects de son objet ; particulière et même singulière, unique parce qu’il s’agit toujours de cette réalité-ci, différente de tout autre au moins par quelque détail .

 

 

La deuxième face de notre expérience se révèle dès que nous réfléchissons : une découverte étonnante !

Alors que ce pommier change sans cesse d’aspect, notamment d’une saison à l’autre, sans cesse différent de lui-même (qu’est-ce qui ressemble moins à un pommier qu’un pommier en fleurs ?),je continue toujours à dire que C’est un pommier ” : « le même »pommier. De même, alors que ce sapin est tout à fait différent de ce pommier, je n’hésite pas à dire que l’un, comme l’autre,  « est » un arbre. J’ai affaire dans mon expérience à une multiplicité d’arbres de toutes espèces et l’idée d’arbre s’étend à toutes ces espèces même à celles que je ne connais pas encore. Les espèces peuvent être aussi nombreuses que l’on voudra, l’idée d’arbre reste une, identique à elle-même, immuable.

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Les mots par lesquels nous désignons cet arbre – ce pommier ou ce sapin sont des noms communs.

Cela veut dire que ce mot, ce signe par lequel nous désignons une chose concrète s’étend à une pluralité de choses dont il ne retient que les caractères communs en faisant abstraction de leur singularité concrète.

C’est cette abstraction « réalisée » par le signe que nous appelons une idée générale” et que le philosophe nomme « un concept » : un ensemble stable de caractères communs.

La moindre « idée » est abstraite, (l’idée d’arbre ou l’idée de table), puisqu’on ne peut former un concept (une idée générale) qui s’applique à une pluralité de choses (de multiples espèces d’arbre et de nombreux modèles de table) qu’en faisant abstraction des particularités de chacune de ces choses pour n’en retenir que les caractères communs (généraux).

« L’extension » d’un concept - la possibilité de l’appliquer à une multiplicité de choses, suppose la « compréhension »,c’est-à-dire la possibilité d’abstraire -d’extraire- de ces multiples choses ce qui les caractérise toutes « ensemble ».

Le processus mystérieux de l’abstraction est imagé” par le procédé de la distillation qui permet d’extraire d’une multiplicité de fleurs un parfum unique - la quintessence des fleurs. Les concepts sont des notions que nous avons dans l 'esprit, qui ont pour particularité, chacune d’entre elles, de s’étendre à une multiplicité, une pluralité de choses, mais qui, en même temps, contiennent- ou comprennent- le sens de chacune de ces choses auxquelles elles s’appliquent: elles retiennent en quelque sorte la quintessence de toutes ces choses qu’elles nous permettent de comprendre ; ce que la philosophie appelle “essence” c’est précisément cet « extrait ».

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Les deux faces de l’expérience.

 

Le mot qui semble renvoyer directement à telle chose concrète, ne désigne cette chose que par la médiation d’une idée qui lui est intimement liée.

Il n’y a donc pas de rapport direct entre la représentation ou l’idée de la table inséparable du mot, et telle ou telle table que j’ai sous les yeux : Il n’y a pas entre l’idée et la réalité concrète de la chose un rapport direct, mécanique comme entre Pierre et son portrait, sinon le mot table ne permettrait jamais de désigner ou de reconnaître d’autres tables absentes ou possibles. Il n’y a pas de commune mesure entre la chose concrète : cette table, par exemple, et l’idée, la représentation que j’en ai.

Du même coup, parce qu’il n’y a pas de commune mesure entre l’idée et la chose, entre la représentation et la réalité immédiate, concrète, les hommes ont bien affaire, dès qu’ils sont en possession d’un langage, à deux types de réalités :

l’une qui est la réalité immédiate concrète, cet arbre ou cette table, ce qu’il peut voir, toucher, entendre... et l'autre : les représentations qu’il en a c'est à dire ses idées, ses souvenirs, ses projets, qui constituent une réalité d’un autre ordre, une réalité « idéale ».

 

Nous comprenons dès maintenant qu’il y a dans cette distinction entre le concept ou l’idée et l’image sensible, entre l’objet donné à la pensée et la chose perceptible aux sens, la possibilité d’une séparation et même d’une opposition entre ces deux modes d’existence, entre ces deux réalités : la pensée et la chose, l’abstrait et le concret, l’idéel et le réel.

Il suffira pour cela que l’un de ces deux modes d’être soit isolé et privilégié : dans toute abstraction, même la plus élémentaire, est inscrite la possibilité de l’idéalisme. Et, comme nous l’expliquait Platon dans l’Allégorie de la Caverne, celui qui, comme le géomètre, est directement aux prises avec des notions mathématiques, considérera tout naturellement que les idées sont « plus vraies » que les images sensibles.

Le philosophe idéaliste ne fait que franchir un pas de plus en opérant le renversement que nous avons décrit : loin qu’on puisse expliquer la « réalité » des idées à partir des images sensibles, il faut admettre que les images sensibles ne sont que les apparences d’une réalité tout entière constituée par les idées, grâce auxquelles seulement nous avons affaire à un monde.

Sans doute reste-t-il à comprendre ce qui conduit le philosophe, pour ainsi dire malgré lui, à opérer ce renversement, alors que tout naturellement, dans son activité pratique, il estime, comme chacun, que notre connaissance du monde commence par les sens.

 

2. L’unité de la dualité

 

Pour comprendre la naissance du problème philosophique à partir de la réflexion sur l’expérience humaine, nous avons choisi de réfléchir sur l’expérience la plus simple : la perception d’un objet (cet arbre ou cette table), pour faire apparaître la dualité de cette expérience. D’un côté, l’idée générale et abstraite (l’arbre en général) et d’un autre coté la chose concrète (cet arbre-ci, de telle espèce, à telle saison, etc. ...).

Nous n’avons pas -délibérément- insisté sur un fait: dans notre expérience précisément, ces deux faces (de notre expérience) sont intimement, inséparablement liées, unies.

On ne peut percevoirtel ou tel arbre concret, sans « avoir » en même temps (dans la tête) l’idée d’arbre. Et, inversement, on ne peut pas « avoir »l’idée d’arbre, sans se représenter (au moins confusément) tels ou tels arbres, confusément parce que précisément cette représentation renvoie aux expériences concrètes par lesquelles nous avons eu affaire à tels ou tels arbres (au cours desquelles a pu naître cette idée d’arbre).

Il faut donc se rendre à l’évidence : le concept -l’idée générale et abstraite- est inséparable de la perception, c’est-à-dire de l’expérience concrète de la « chose », et inversement. Les deux faces de notre expérience sont inséparables, intimement unies comme l’endroit et l’envers d’une même réalité.

Il s’agit bien d’une dualité de l’expérience humaine puisque, d’une part aucun rapport ” singulier ” avec la réalité ne peut avoir lieu -se reproduire- sans qu’il ait une « signification » pour nous et que, d’autre part, aucun signe ne peut être produit (et compris, c’est-à-dire lié à un concept) sans renvoyer à quelque rapport singulier, effectif avec la réalité. Ce « monde », qui est le nôtre, n’est-il pas l’unité de cette dualité ?

Quand il s’agit de l’homme,la présence concrète des choses est inséparable de leur re-présentation abstraite, sans qu’on puisse comprendre « par la réflexion » comment, les deux faces, les deux aspects de notre expérience sont” inséparablement” liés.

Or, voici maintenant que l'on ne peut plus désigner par le mot "être" la seule existence de cette réalité dont nos sens portent témoignage. Si la "réflexion" philosophique de l'expérience humaine conduit à distinguer deux "modes" d'être, la question est inévitable : Qu'est-ce que l'être ? « Ti to on »  Car, il y a bien deux modes d'être ou, si l'on veut, deux " réalités ", de nature distincte, dont l'une est "idéale", et l'autre matérielle.

.Admettons que nous reposions la question du sens : D'où vient que le monde ait un sens ?



S'il "existe" deux "réalités", tout d'abord, pour répondre à cette question, il faut choisir une priorité : laquelle de ces deux réalités -Esprit ou matière- est "première", non pas dans la chronologie de notre expérience mais dans l'ordre de l'être ? Laquelle de ces réalités détient ce que les philosophes appellent la primauté ontologique ? ( est-ce de l’activité de l’esprit que naît le sens du monde ou bien la matière a t-elle en elle-même, indépendamment de la pensée, son sens, sa raison d’être, son essence ?



Certes, dans notre expérience, tout semble commencer par les sens ; mais, si l'on s'interroge sur l'origine du sens, sur son fondement, ne faut-il pas renverser cette chronologie et admettre que la pensée, l'esprit, qui "saisissent" les idées, existent avant la nature ; sinon, comment y aurait-il pour l'homme un "monde", une réalité signifiante, un univers ordonné et chargé de sens, un cosmos ?

Cette question est fondamentale :

:Est-ce la pensée ou l'esprit, parce qu'ils détiennent le "sens" ou "l'essence des choses" ? Ou bien est-ce les choses dont la réalité, qui hors de la pensée semble bien n’être rien d'autre que leur existence même, qu'on ne peut désigner autrement que par le terme de matière ?



En posant ainsi la question - qui est, "en ces termes", le problème fondamental de la philosophie, nous voici loin du point de départ de notre réflexion :

Nous sommes passés subrepticement de la découverte d'une dualité: celle de l'essence (le sens des choses) et de la réalité sensible ( dualité du concret réel et du concret pensé), à l'affirmation d'un dualisme : celui de la Pensée ou l'Esprit et de la Matière.



3) Le renversement



La découverte de la "réalité objective" des idées, c'est un constat qui n'est pas propre à la philosophie mais peut être fait par tout homme qui réfléchit sur la connaissance rationnelle, en particulier par le savant : L'essence des choses, de la réalité, telle qu'elle est comprise par la pensée, dans les concepts, n'a rien de commun avec la réalité sensible, avec la façon dont les choses sont données à nos sens.

C'est bien le constat d'une dualité de notre expérience "humaine" de la réalité.



Partant de ce constat,, c'est bien un renversement que nous avons accompli : nous sommes passés de la découverte de la dualité au dualisme : de la distinction entre deux modes d'être - deux faces de l'être - l'essence des choses et leur réalité sensible - à l'affirmation de deux réalités distinctes, de nature différente, entre lesquelles il faut choisir la"vraie" réalité.

De cette constatation, sur la base de l'expérience "humaine", ( en partant de la réflexion sur la connaissance ), à l'affirmation, -à la thèse- selon laquelle l'existence véritable, "l'être" doit être attribué aux idées, il y a un saut :

Accorder l'être aux idées, affirmer que les idées existent véritablement, c'est affirmer en même temps l'existence d'une "réalité spirituelle" ; non seulement les idées, -les concepts- mais la pensée qui conçoit : c'est affirmer l'existence de l'Esprit.

Affirmer l'existence de ce qui n'a pas de réalité sensible, c'est priver l'affirmation d'existence de tout sens, de toute signification, de toute preuve concrète, pratique.( Lucien Sève):

Y a-t-il autre chose qui existe que la réalité concrète ?



Que s’est-il donc passé pour que la réflexion "de" ou "sur" l'expérience humaine -telle que peut l'effectuer le penseur, conduise subrepticement ( voire à son insu ) à affirmer l’existence d’une réalité qui à proprement parler n’existe pas ?



Dans cette démarche réflexive, le penseur a converti le résultat de la réflexion (la dualité de notre expérience) en une réalité (le dualisme de la pensée et de l’être) qui se préEt, en même temps, la conscience que je prends de moi-mpeme sente comme le point de départ de toute réflexion., à partir duquel il doit reconstruire par la pensée l’unité des contraires, dont atteste l’expérience.

Ce processus, accompli par le penseur -en l'occurrence le philosophe-, par lequel le résultat de sa réflexion lui apparaît comme un point de départ, lui interdit de s'interroger sur l'origine de sa réflexion, sur la genèse de sa pensée : il effectue consciemment une réflexion dont l'origine lui échappe, lui reste inconnue, en quelque façon : inconsciente.

La réflexion philosophique cherche à résoudre un problème qui est né du mouvement même de la réflexion qui ( selon un processus inconscient qu’il nous faut comprendre ), a transformé la dualité de l’expérience humaine en un dualisme dont les termes sont comme deux contraires inconciliables.

Dès lors n’est-on pas en droit de se demander si la philosophie est autre chose que « la plus fausse des fausses routes ? », selon l’expression du philosophe russe Dietzgen

NOTA.

Si la problématique de la philosophie doit aboutir à une impasse, ce n’est pas l’origine de la philosophie qu’il faut découvrir, mais la raison, ou mieux : la racine, la base de cette impasse. Pour ne pas, plus tard, nous tromper de chemin, indiquons que l’origine du problème est le résultat de l’inversion par laquelle le penseur -et sans doute tout homme- s’appréhende lui-même comme la source de sa pensée, comme origine de la réflexion.

Aussi est-ce la raison de l’inversion qu’il nous faudra découvrir.



Chapitre II : Un problème fondamental

 

La réflexion philosophique se trouve dès lors confrontée à un problème fondamental.

Comment comprendre le rapport spécifique de l’homme au réel – ce qui nous semblait bien être l’objet de la philosophie – alors que la réflexion, dès ses origines, se voit pour ainsi dire contrainte d’élaborer un concept de la pensée comme une activité de l’esprit qui ne saurait se comprendre à partir de l’expérience sensible, et un concept de la réalité dont l’expérience sensible témoigne qu’elle est indépendante de la pensée, sans que l’on puisse dire « quelle elle est » en elle-même, de sorte qu’on ne peut désigner cette réalité autrement que comme « matière », à proprement parler : « indéterminée » (apeïron) ?

On ne peut dire ni ce qu’est l’esprit, car on ne peut comprendre comment la pensée peut naître de l’expérience sensible, ni ce qu’est la matière – la réalité en elle-même – puisqu’on n’a jamais affaire qu’à la façon dont cette réalité nous apparaît à travers nos organes des sens.

 

Le problème est double : à double face. Ce sont les deux aspects du problème fondamental de la philosophie :

 

L'un est essentiel, premier :

S’il est vrai que tout homme, “croyant” ( s’imaginant par une illusion naturelle ) avoir affaire directement aux choses, n’a toujours affaire qu’à des idées ou représentations de la réalité, qu’en est-il de l’existence des choses en elles-mêmes indépendamment des idées. Bien plus, qu’en est-il de l’existence de cette réalité - qu’on appelle matière - indépendamment de la pensée?

La réalité existe-t-elle « hors de », « indépendamment de » la conscience ? ou la nature (la physis dont parlaient les présocratiques) avant l'homme ?

Berkeley, dans les dialogues d’Hylas et Philonous, va jusqu’à développer un idéalisme subjectif, affirmant que la réalité n’est rien, n’existe pas réellement en dehors du sujet qui la perçoit : « esse est percipi ». Le terme de matière serait alors un simple abus de langage. Sa théorie développe alors un immatérialisme : il refuse toute existence à la matière, celle ci n'a aucune existence en dehors de l’idée ou de la perception que nous en avons.

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Nota : Ce que nous désignons par le terme de matière ne peut se confondre, comme pouvait le croire encore Descartes avec la représentation de la réalité que nous donne la science ; ce que la science désigne du même mot “matière” c'est précisément la représentation qu'elle se fait (qu'elle élabore) de la réalité. Cette représentation change au fur et à mesure de son développement : l'étude des phénomènes électriques, des transformations chimiques modifie, voire bouleverse (quand naît la microphysique) la représentation que la science nous donne de la réalité. Il s'agit donc d'une représentation au même titre que l'image que nous donne les sens, qu'on peut juger plus vraie que cette image si l'on est “rationaliste”, plus “artificielle”, si l'on est poète.

Autrement dit, la “matière” est donc un concept philosophique, par lequel nous affirmons l'existence de la réalité indépendamment de la conscience (et de la connaissance) ou, si l'on veut, l'existence de la nature avant l'homme.

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L'autre aspect du problème est second.

Il suppose en effet qu'on a préalablement répondu à la question essentielle. C'est le problème de la connaissance et on peut le formuler comme il suit. S'il existe (en ayant admis que) une réalité hors de nous, indépendante de la conscience, l'homme qui n'a jamais affaire qu'à des images “sensibles” ou des représentations “idéelles” de la réalité, peut-il connaître (avoir accès à) la réalité telle qu'elle est en elle-même, en soi ? Que puis-je savoir de cette « matière » (

indépendamment de la représentation que j’en ai ?

Comment la pensée peut-elle comprendre une réalité extérieure à elle et indépendante d’elle ? Comment les idées peuvent-elles représenter (prétendre représenter) les choses, telles quelles sont en elles-mêmes indépendamment de la pensée ?

 

 

 

1. La démarche ontologique : Monisme spirituel ou matériel

 

Alors même que l’on part du problème de la connaissance, qui est premier dans l’ordre de la réflexion, on découvre l’autre aspect du problème : la dimension ontologique.

 

La logique de l’idéalisme

 

La démarche de Platon, que nous avons analysée est instructive. Partant de la réalité concrète, telle qu’elle nous est donnée au travers de nos organes des sens, force est de constater que ni les notions mathématiques ni les idées morales ne peuvent trouver leur origine dans l’expérience sensible. De surcroît, si l’on veut comprendre la possibilité de la connaissance, il faut reconnaître que les idées existent indépendamment de cette expérience.

Demandons- nous alors quelle sorte de réalité il faut accorder aux idées. Puisqu’elles n’ont pas d’existence sensible, force est d’admettre qu’il existe un esprit qui les « comprend ».

Cette logique de la réflexion idéaliste, où nous avons reconnu la dialectique ascendante de Platon, ne peut s’achever que si le philosophe est capable de rendre compte de notre expérience concrète où la réalité se présente comme un monde (kosmos) qui a pour nous immédiatement un sens (logos). Il n’est d’autre issue pour le philosophe que de montrer que cette réalité à laquelle nous avons affaire dans l’expérience, est pour ainsi dire « constituée » par la pensée ou par l’esprit.

Là où la mythologie cosmogonique expliquait l’ordre du monde par sa genèse, le philosophe qui part de la réflexion sur lui-même, découvre dans les idées les formes qui structurent l’expérience sensible

Mais, voici la pierre d’achoppement de l’idéalisme.

S’il est vrai que nous n’avons jamais affaire qu’à une réalité « constituée » par la pensée, il nous faut affirmer en même temps que l’être, conçu comme une réalité, une chose en soi extérieure et indépendante de la pensée c’est à dire antérieure à la connaissance que nous en avons, est dépourvu de sens « pour nous », sinon comme objet de pensée, comme etre concevable (que Kant nommera le « noumène ».)

Si l’on va jusqu’au bout du mouvement logique de la démarche idéaliste, il faut admettre que seule existe une réalité spirituelle, dont le monde sensible n’est que l’apparence : la façon dont il est donné à un être fini d’y accéder.

La dualité du sujet et de l’objet, que nous révèle l’expérience, loin de se confondre avec l’extériorité d’une réalité indépendante de la pensée, est intérieure à l’esprit.

Au final, il n’y a d’être que de l’Esprit. La réflexion idéaliste s’achève ontologiquement dans un monisme spirituel, sous la forme de l’idéalisme subjectif de Berkeley ou de l’idéalisme absolu de Hegel.

 

La logique du matérialisme

 

Adoptons la position inverse, qui est celle du matérialisme philosophique, de Démocrite et Epicure dans l’Antiquité, en passant par Gassendi, qui est l’interlocuteur de Descartes jusqu’à la réflexion des matérialistes du XVIII ème siècle.

Si l’on veut parler en toute rigueur de «quelque chose qui existe » (« to on », disaient les Grecs en employant le participe présent du verbe être ; mot à mot: l’étant) on ne peut que désigner une réalité matérielle, dont l’existence est attestée par les sens. Comme l’écrit Lucien Sève : « L’existence n’est pas une simple propriété logique, le simple attribut d’un concept de l’objet. Elle ne se démontre pas, elle se constate. Et ce constat est l’affaire des sens ; de sorte que l’existence prétendue de réalités non sensibles sera toujours l’objet, non d’un savoir, mais d’une croyance. ».

Lorsque la philosophie, fidèle à l’attitude “réaliste”, naturelle, veut expliquer la connaissance à partir de la réalité extérieure, par l’action de la réalité sur les sens, elle doit faire l’économie de la pensée (comprise comme activité constituante) et la considérer comme une fonction de la matière organisée.

Telle est la position du matérialisme philosophique : affirmant qu’il n’y a pas d’Etre autre que matériel, il s’accomplit sous la forme d’un monisme matériel.

 

Mais, voici la pierre d’achoppement du matérialisme classique.

Si seule existe une réalité matérielle, cela signifie que seules existent pour nous, à travers les données des sens, les choses concrètes et singulières. Que peuvent être les concepts, qui sont des idées générales sinon des noms communs par lesquels nous désignons les choses concrètes en faisant abstraction de leur réalité particulière ?Les concepts ne sont rien en dehors de ces signes que nous forgeons pour désigner les choses ; et la pensée, où nous voulions voir la connaissance du réel, - de l’essence des choses, n’est rien d’autre qu’une opération matérielle du cerveau.

Mais, dès lors, n’est-ce pas l’objectivité de nos connaissances et la valeur de la science qui se trouvent ainsi radicalement mises en cause ?

Le matérialisme débouche sur la forme la plus radicale de l’idéalisme. S’il est vrai que nous n’avons jamais affaire qu’à la réalité qui nous est donnée par nos sens, que peut être le réel en dehors de la représentation que nous en avons, élaborée par le cerveau, par des processus neurophysiologiques ? La réalité – ce monde auquel nous avons affaire- n'est-elle rien d’autre que l’image ainsi constituée par l’activité du cortex « synthétisant » les données des sens ?

Comme s’il se transformait en son contraire, le matérialisme conduit à la même conclusion au terme de la réflexion sur la connaissance, que l’idéalisme subjectif de l’évêque anglican Berkeley !

 

2. Idéalisme et matérialisme: que signifient ces deux positions ?

 

Le vrai débat, qui anime la philosophie « spéculative », est celui de l’idéalisme et du matérialisme.

Dès le moment où l’on oppose la pensée et l’être comme deux entités opposées, contraires l’une de l’autre, toute possibilité est exclue de concevoir ensemble leur dualité et leur unité. Tout au plus peut-on affirmer l’existence d’une substance unique en réduisant un terme à l’autre: l’être à la pensée ou la pensée à l’être, dans le cadre des systèmes philosophiques monistes.

Mais le débat de l’idéalisme et du matérialisme, outre qu’il constitue une ligne de partage entre les systèmes philosophiques, représente les deux pôles opposés, caractéristiques de la philosophie spéculative : deux prises de position qui chacune fait abstraction d’une partie du réel, sacrifie l’un des aspects de la réalité.

La question se pose, qui doit être l’objet de notre recherche, dans la mesure où nous sommes (comme nous essaierons de le montrer), victimes de la philosophie. : D’où naît l’impasse de la philosophie prisonnière de l’alternative idéalisme ou matérialisme ?

Un premier constat s’impose.Entre la position matérialiste et la position idéaliste, nous retrouvons le même rapport “dissymétrique” qu’entre le premier et le second aspect du problème fondamental de la philosophie.

La position matérialiste, comme affirmation de l’existence de la matière indépendamment de la pensée est - de la même façon - première, fondamentale par rapport à la position idéaliste qui commence par l’affirmation de la primauté de la pensée dans l’ordre de la connaissance (pour laquelle la réalité objective est celle d’un objet - déjà constitué par la pensée).

Elle est l’objet non d’un concept, mais d’une expérience qui s’impose à nous du fait même de notre existence. Qui peut contester cette primauté de la matière ? Dès lors, que signifie la démarche du philosophe?

 

Qu’il s’agisse de la démarche pédagogique de Platon dans la République qui veut nous « accoucher » en montrant que la réalité à laquelle nous “croyons” naïvement avoir affaire n’est qu’une ombre projetée, qu’il s’agisse du célèbre doute hyperbolique de Descartes qui brandit le spectre d’un Malin Génie pour mettre en cause la réalité de tout ce à quoi nous croyions jusqu’alors, y compris l’existence des corps extérieurs, qu’il s’agisse de la démarche méthodologique »de Husserl qui nous demande de «  mettre en parenthèses » (« épochè ») ou en « suspens » notre croyance naturelle à l’existence du monde, dans tous les cas, il s’agit d’un artifice pour mettre à jour ce qui apparaît a la réflexion du penseur comme la « vraie » question qui tient toute entière dans le second aspect du problème c'est à dire le problème de la connaissance, de la représentation.

Comment l’homme (cet individu que je suis) peut-il se” représenter une réalité qui manifestement est indépendante de sa pensée, à la fois extérieure et antérieure à sa “réflexion”, à la « re- présentation » qu’il en a?

 

3. L’objectif de la philosophie

 

Dès lors, comprendre le rapport que l’homme entretient, au travers d’un système d’idées, avec une réalité (qui le dépasse) extérieure à sa pensée, à sa réflexion, tel est sans aucun doute l’objectif de la philosophie, si l’on entend par là le but avoué, conscient que tous les philosophes se proposent d’atteindre.

Notons-le dès à présent car ce n’est sans doute pas là un hasard, c’est sous la forme du “problème de la connaissance ou de la représentation ” que tous les philosophes, de Platon à Hegel, se posent (posent consciemment) le problème fondamental de la philosophie : celui du rapport de la pensée avec la matière.

C’est ici la clef de lecture qui nous ouvre la porte de tous les systèmes philosophiques, qui semblent n’avoir pour objet que de résoudre ce problème. Mais, en même temps, tout se passe comme si, à l’aide de cette clef, nous n’avions pas les moyens de comprendre la signification réelle de ces systèmes, ni la raison de la démarche philosophique, parce que les concepts élaborés par le penseur tiennent leur sens de l’économie du système, dont la compréhension renvoie à la définition des concepts élaborés par le philosophe lui-même..

Ce qui « motive » la démarche réflexive du philosophe, c’est bien la volonté de résoudre le problème de la dualité de la pensée et de la matière, de la conscience et de la réalité, qui s’impose à la réflexion ; mais ne devons-nous pas chercher au-delà de cette motivation du penseur ce qui constitue le moteur de sa réflexion, en même temps l’origine du problème qu’il se pose et la base du dualisme qui constitue les termes de ce problème ?

Les philosophies ne resteront-elles pas mystérieuses, tant que nous n’aurons pas compris la raison d’être de la philosophie : d’où vient que les philosophes sont confrontés à cette question fondamentale qu’ils ne peuvent résoudre que par une démarche spéculative ?

Parvenus à ce point de notre analyse, nous sommes prêts à refermer le livre de la philosophie.

Comment vivre avec cette « discipline » au quotidien? Prenant le mot discipline dans son sens propre, que peut-elle nous «apprendre » concernant le contenu de notre vie personnelle : nos émotions, nos désirs, nos actions, nos idéaux ou nos rêves ? Et, comment peut-elle nous permettre de comprendre cette autre dimension de notre existence, tout entière constituée de nos rapports avec les «conditions» de notre vie, qui vont du travail à l’économie, la politique, l’histoire ? Enfin, comment peut-elle éclairer le sens de notre vie, dont nous ignorons le point d’origine et dont l’instant de la fin nous échappe?

L’étude de la philosophie relèverait de « l'archéologie » : il s’agirait de repérer et d’analyser cette mutation du savoir, de l’épistémè (selon le terme de Foucault), datant du Vème siècle avant Jésus-Christ, où l’homme, prenant au sérieux l’inscription du Temple de Delphes :  « Connais-toi toi même » s’est détourné de la réalité -naturelle, pratique- pour s’adonner à une spéculation (sur le rapport de la pensée à son objet, (sur la nature des idées) qui, aujourd’hui, n’intéresse plus que l’historien des idées parce qu’elle fait abstraction des rapports effectifs, pratiques des hommes avec la réalité à laquelle ils sont confrontés.

Le constat que nous venons de faire, est propre à nous alerter. Tout se passe comme si le philosophe était prisonnier d’un problème dont il ignore l’origine. En bâtissant un système pour réconcilier les termes du dualisme, tout se passe comme si, selon l’expression de Pierre Bourdieu, « le penseur ignorait la genèse de sa propre pensée ».

Voilà qui nous conduit à reconnaître que la philosophie, ignorant la raison de sa propre démarche, est, à la base même, un processus idéologique. Rappelons la définition de Marx : «  L’idéologie est un processus que le soi-disant penseur accomplit sans doute consciemment, mais avec une conscience fausse. Les forces motrices véritables qui le mettent en mouvement lui restent inconnues, sinon ce ne serait point un processus idéologique. »

 

Là où l’on est prêt à renvoyer dos à dos l’idéalisme et le matérialisme, l’histoire de la philosophie, pour autant qu’on ne fasse pas abstraction de l’histoire elle-même, nous montre que l’alternative de l’idéalisme et du matérialisme reste valable et pertinente sur un autre terrain que celui d’une « pure » réflexion, précisément celui de l’idéologie.

Le débat entre l’idéalisme et du matérialisme n’est pas innocent, il s’agit de positions adverses, qui relèvent d’une prise de parti.

Là où l’idéalisme, cherchant à fonder la réalité des idées, répond à l’exigence de garantir l’existence des valeurs et la valeur des idéaux, qui sont la consécration d’un ordre existant, le matérialisme, en affirmant qu’on ne peut accorder l’existence qu’à la seule réalité matérielle, en mettant en cause la réalité des idées, répond au souci de dénoncer toutes les superstitions fondées sur l’idéalisme religieux, mais aussi, à travers la critique de la religion, l’idéalité des valeurs qui justifient la permanence d’une réalité existante ( d’un ordre moral et social ).

Lucien Sève note justement : « L’essence de l’idéalisme est justificatrice, sinon toujours conservatrice ; l’essence du matérialisme est critique, sinon toujours révolutionnaire. »

Cela suffirait à prouver que la philosophie n’est pas une spéculation pure, mais une idéologie, qui a non seulement une origine mais une base réelle qui explique sa fonction. Mais, quelle est précisément cette fonction ? Quel est le caractère spécifique de cette idéologie ?

Si l’on veut découvrir le secret moteur de la philosophie, il faut déchiffrer la logique de la démarche de l’idéalisme : cette démarche, c’est le processus d’inversion grâce auquel - une fois la démarche accomplie, les idées (vérités ou valeurs) apparaissent comme une réalité autonome, indépendante du réel.

 

4. La philosophie comme idéologie

Nous pouvons reprendre ici l’analyse de la démarche platonicienne que nous avons développée dans l’étude de l’acte de naissance de la philosophie . C'est la démarche “ pédagogique ” que Platon, dans le dialogue de La République, impose à celui qui veut devenir philosophe.

Arrachant l'homme, prisonnier du lien naturel qui l'attache aux apparences du monde sensible, c'est une véritable ascension que, de force, Socrate lui fait accomplir, le conduisant des figures, par lesquelles nous représentons les choses, aux idées qui sont “ les raisons ” ou “ le sens ” des choses …, jusqu'au moment où par un véritable saut (une “ hyperbole ”, selon le terme grec, à laquelle la philosophie va donner le nom de “ transcendance ”) il révèle à son élève “ ébloui ” qu'il faut dépasser les idées, c'est-à-dire les “ raisons ” des choses pour découvrir leur raison d'être.

C'est Platon qui va nous indiquer la raison de cette démarche, qui contraint la philosophie à rechercher le sens de l’être, "au-delà" de l’essence qui détient le sens des choses, dans l’idée du Bien qui dépasse toute idée en ancienneté et en puissance.

A l'occasion de cette "digression philosophique" qu'il introduit dans La Lettre VII que nous avons analysée, Platon nous indique clairement le secret de la démarche idéaliste :

" Ce que chacun des modes de connaissance nous proposait comme explication du savoir par le Logos et conformément aux faits ( ta erga ), ce n'est pas ce que l'âme ( psyche ) recherche. »

Et, qu’est-ce que l’âme recherche, sinon le Bien, que précisément l’on ne peut définir par le logos ?

Autrement dit, toute la démarche qui consistait à accorder aux idées l’être véritable pour fonder l’objectivité de la connaissance du réel aboutit à cette révélation que l’idéal, poursuivi par l’homme comme la finalité de l’action, existe comme valeur, indépendamment de la réalité.

Alors que les idées ou concepts, qui tous, dans l'expérience, apparaissent indissolublement liées à l'existence de la chose concrète, les idées "morales" -qui concernent non pas la connaissance mais l'action apparaissent avec une qualité "particulière": elles sont affectées du signe de la "valeur ». A la différence de tout concept, qui, par l'intermédiaire du logos (de la signification des mots) renvoie à la réalité, à la chose elle-même (qui, comme diront les linguistes, est son référent....), les idées morales ont une valeur en elles-mêmes, indépendamment de toute référence à l'existence d'une réalité dont elles seraient "l'essence". C'est même parce que, s'agissant des "idées" morales, elles "signifient" sans désigner la chose à laquelle se réfère le sens, qu'elles sont affectées de cette qualité de la valeur : la valeur renvoie à un sens qui fait abstraction de toute référence au réel, c'est cette abstraction qui constitue la forme de la valeur.

Ainsi dès la naissance de la philosophie, Platon met en œuvre sous nos yeux un processus essentiel à cette réflexion spécifique, que nous retrouverons comme une sorte de moteur au cœur de toutes les démarches qui constituent l’histoire de cette idéologie.

Toute la démarche du philosophe, en établissant la valeur des idées, a pour fin d’établir l’idéalité de la valeur, la valeur de l’idéal c’est à dire la validité de la croyance qui fait apparaître l’idée comme indépendante du réel.

Ce n’est pas un hasard si la philosophie se présente comme une aspiration à la sagesse et s’achève par une morale qui se présente comme la conclusion de la réflexion sur le rapport des idées et des choses qui constitue le problème de la connaissance.

En commençant par la théorie de la connaissance qui fonde l'objectivité des sciences pour achever sa construction spéculative par la réflexion sur l'action (la découverte de l'autonomie qui fonde la morale), le philosophe accomplit l'inversion propre au processus idéologique, qui permet de masquer la raison -ou le “moteur”- de sa démarche.

Lucien Sève l'a bien noté et exprime ainsi cette inversion (Introduction à la philosophie marxiste §4.22) :

« Si en apparence la philosophie pratique n'est que l'application de la philosophie théorique [la morale découlant de la théorie de la connaissance], la théorie de l'Être est bien plutôt l'effet récurrent de l'adhésion à un Devoir-Être préalable. »

Autrement dit : la philosophie ne construit sa théorie de la connaissance que pour soumettre l'Être au Devoir-Être. La morale commande la théorie de la connaissance.

Mais, que constate-t-on au terme de la démarche ?

Partie de l’interrogation sur l’être pour nous dire ce qui doit être, la philosophie « morale » révèle que le sens qu’on peut donner à « sa » vie ( et à la vie en général) n’est nulle part ailleurs que dans l’idéal.

Mais, que signifie concrètement la valeur de l’idéal sinon; les « idéaux, les valeurs », c’est à dire le respect ou l’adhésion à « tels » idéaux, « telles » valeurs ».

Là se révèle la fonction spécifique du processus idéologique mis en œuvre par la philosophie.

Elle doit - sous la forme de l'idée ou de l'idéal - consacrer « le pouvoir des classes dominantes ou préfigurer le pouvoir de celles qui aspirent à s'y substituer.» ( Lucien Sève)

Dès lors, quand le philosophe nous conduit, dans la logique de sa pensée, de la théorie de la connaissance à la morale et jusqu’à la réflexion politique, il inverse le sens réel de sa démarche.

Cette forme spécifique de l’idéologie que constitue la philosophie: a pour fonction non pas de consacrer telle ou telle idéologie, mais bien de valider le processus idéologique lui-même, c’est à dire le mouvement par lequel la conscience « réfléchie », où les idées nous sont données comme une réalité première, comme le sens du réel, masque le fait de la réflexion c’est à dire la genèse des idées (et de la pensée) à partir du réel. Comme l’écrivait déjà Hegel : « La philosophe, c’est le monde renversé »..

Mais, comment comprendre ce renversement?

A cette étape de notre analyse, il n’y a pas lieu de faire un procès d’intention à la philosophie (sinonà certains philosophes), précisément parce qu’il s’agit de mettre à jour le processus inconscient, qui anime le mouvement de la réflexion spéculative propre à la philosophie.

La démarche de Kant illustre parfaitement ce processus d’inversion.

Dans la préface à la deuxième édition de La Critique de la Raison pure, il déclare clairement qu’il a du « abolir le savoir » c’est à dire limiter le champ de la connaissance rationnelle « afin d’obtenir une place pour la croyance », pour « les postulats de la Raison pratique », c’est à dire pour toutes les idées, telles que la finalité, la liberté etc., sans lesquelles on ne pourrait concevoir la possibilité d’une action morale, qui suppose une volonté « bonne » et une responsabilité effective..

Ainsi Kant est tout à fait conscient lorsqu' il explique le but de sa démarche qui est de fonder la morale en changeant de méthode, il assume le sens de l’exposé en annonçant qu’il faut commencer par la théorie de la connaissance, développée dans la Critique de la raison pure, pour définir ensuite dans la Critique de la raison pratique les principes de la morale. I

Tout à fait conscient de sa démarche, ce qui échappe à Kant, et au philosophe en général, c’est le moteur de cette démarche, sa raison d’être: ce pour quoi il doit sauvegarder la morale en affirmant la valeur inconditionnelle du devoir: l’obligation de respecter les valeurs.

Il est tout à fait conscient de devoir limiter le champ de la connaissance rationnelle en réduisant sa validité à l’expérience, parce qu’il a pour but de laisser place à toutes les croyances « exigées » par l’idée d’une action morale. Mais c’est précisément cette exigence qui est le moteur de sa démarche et qui reste inconsciente.

Ainsi, cette raison d’être, ce moteur de la démarche se situe à l’extérieur du système philosophique qu’il a construit: dans des conditions objectives

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  1. Ces sont des conditions idéologiques d’abord. Le courant matérialiste du XVIII siècle au sein de la philosophie des Lumières, s’appuyant sur la physique newtonienne où il voit la preuve du déterminisme universel, impose l’idée que l’homme et les phénomènes humains eux-mêmes sont soumis au déterminisme, de sorte que la liberté est un mot vide de sens et la morale est sans objet.

  2. Ce sont des conditions historiques et sociales. Parce qu’il vit dans une Prusse qui n’a pas réalisé son unité nationale, en retard économiquement et dominée par la religion protestante, Kant ne peut partager l’optimisme de la philosophie des Lumières qui fonde sur l’éducation et la politique la possibilité du progrès. Convaincu que dans le domaine des mœurs, dans la vie pratique, on peut réaliser l’accord des hommes, il estime que seule la moralité des hommes peut conduire à cette société réformée dont rêvent les philosophes.

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L'importance de cette inversion est manifeste. Ce n'est pas un hasard si la théorie de la connaissance, sous le nom d'idéalisme, renvoie à la primauté de l'idéal dont la philosophie pratique, -la morale- a pour tâche de montrer qu'il peut être mis en œuvre « dans la pratique ».

La possibilité d'imposer ce pouvoir au réel sous la forme de l'idéal est garantie par l'idéalisme à travers une théorie de la connaissance montrant que la réalité est toujours -déjà- soumise aux formes de la pensée et à son pouvoir.

Cette démarche spéculative, en montrant que la réalité est, en fait, toujours -déjà- soumise, informée, structurée par les normes et les lois de l'esprit humain, garantit à l'Homme (figure abstraite des classes dominantes ou candidates à l'être) la possibilité d'imposer sa loi au réel.

Au terme de la démarche, comme l'écrit Lucien Sève : « L’être vrai n'est plus le réel empirique, c'est son “essence idéale”. Idéale aux deux sens du terme : c'est l'Être dans son “idéalité” et c'est le réel “idéalisé”. »

La philosophie est cette idéologie qui consacre le processus idéologique

Il faut aller plus loin ;

L’analyse de la démarche platonicienne nous a révélé la logique de l’idéalisme : Le processus par lequel les idées (vérités ou valeurs) apparaissent comme une réalité autonome, indépendante du réel est inséparable de la réflexion « de » l’expérience que le penseur accomplit à partir de soi

Si l’on veut découvrir la base de la philosophie et, sans doute, comprendre pourquoi chacun est philosophe sans le savoir (sans savoir pourquoi), il faut rechercher l’origine du processus idéologique

La philosophie fait-elle autre chose que redoubler ce processus inconscient, qui naît de la conscience que l’homme prend de lui-même et de sa vie propre?

 

Chapitre III: L’impasse de la réflexion

 

L’analyse que nous avons présentée, de la dualité de l’expérience humaine nous permet de franchir un pas décisif dans la compréhension de la genèse du problème.

« Tout se passe comme si » notre rapport vécu à la réalité, autrement dit: la conscience que nous avons immédiatement de nos rapports avec la réalité (le fait que la réalité a immédiatement pour nous un sens) nous dissimulait ce qui est le résultat de notre réflexion, à savoir la dualité - la double face - de notre expérience.

Si la dualité de notre expérience ne se révèle qu’à la réflexion, constater que notre rapport vécu à la réalité ignore cette dualité, qu’est-ce que cela signifie sinon que la conscience que nous avons immédiatement ou spontanément” de ce rapport, nous dissimule le fait que la « réflexion »de la réalité est constitutive de ce rapport ?

Le fait que la réalité se présente à nous, en tant qu’homme, sous une double face: d’une part une expérience sensible ”, concrète dans laquelle nous avons directement “ à faire” à la réalité, d’autre part une représentation idéale ” de « la même » réalité, n’est-ce pas ce re- doublement qui constitue la réflexion?

Ce que nous appelons « la conscience », par laquelle nous définissons l’originalité de l’homme, est-ce autre chose que cette possibilité de la réflexion ?

 

C’est alors que se produit une véritable inversion :

 

A celui qui réfléchit sur sa propre expérience, telle que nous l’avons décrite, ce qui est le résultat de la réflexion (la découverte de la dualité entre le réel concret et le réel pensé) apparaît comme l’origine et la condition, de sa réflexion, autrement dit ce qui rend possible l’expérience humaine, celle que nous faisons chaque jour d’une réalité extérieure à la représentation que nous en avons c’est à dire à la pensée.

A moins d’expliquer la genèse de la conscience, ne faut-il pas admettre que la conscience “spontanée” est constituée par le fait même de la réflexion, il s’agit d’une primauté que la philosophie appelle “ontologique”. Pour le penseur, le dualisme de la conscience et de la réalité est originaire, parce que la conscience est ce que la réflexion ne fait que mettre à jour.

Dès lors le problème philosophique est fondamental, parce qu’il est inscrit, dès l’origine, dans l’essence de l’homme ou la condition humaine.

Ce que nous cherchions, ne l’avons-nous pas trouvé ? - l’origine du problème philosophique n’est nulle part ailleurs que dans le dualisme originaire, constitutif de ce que nous appelons la conscience !

 

Conclusion : Une découverte imprévue.

 

Pourquoi la philosophie découvre-elle cette possibilité de la réflexion comme une donnée première, ce qu’il est à proprement impossible d’expliquer, en la convertissant, par quelque mouvement inconscient d’inversion, en une sorte de réalité, qu’elle désigne comme « conscience » ?

Au terme de la difficile démarche du philosophe, qui cherche, par la réflexion sur sa propre expérience ~ à partir de lui-même ~, à discerner le caractère spécifiquement humain de notre rapport au réel, nous voici confirmés dans notre plus intime conviction : la conscience est bien l’énigme que rencontre la réflexion, quel que soit le sujet auquel elle s’applique, quand elle prend pour objet tel ou tel de nos rapports au réel.

 

Une imprévue découverte: Nous étions philosophes sans le savoir !

 

Ce qui est vrai de la démarche du philosophe correspond à l’expérience de chacun.

Dès le moment où l’on prend pour objet de la réflexion l’un ou l’autre de nos rapports au réel, tout se passe comme si, par une involontaire inversion, nous étions renvoyés à nous-mêmes comme sujets de ce rapport.

Pour tout homme, dès le moment où il accomplit le mouvement de la réflexion, son individualité se confond avec la conscience qu’il prend de soi, de sorte qu’il s’appréhende comme un être qui « entre en relation » avec le reste du monde. Conscient de son appartenance au monde, à une réalité qui est indépendante de lui et le dépasse, il s’appréhende en même temps comme le sujet de ces rapports, comme l’origine de ces relations qu’il noue et qu’il entretient avec le monde, comme s’il était non seulement la source, mais le support de tous ces rapports qui constituent le contenu de sa vie singulière.

Quand il désire, tout commence avec le besoin qu’il ressent, qui confère à la chose une valeur, synonyme de son utilité; quand il s’attache à un être, tout commence avec l’émotion ou le sentiment qu’il éprouve, qui attribuent à l’objet de cet amour ou de cette amitié ces qualités qu’il lui découvre; quand il parle, tout commence avec le récit ou le discours par quoi il engage et développe un sens, qui lui apparaît comme l’expression de sa pensée ; quand il agit, tout commence par le but- la fin- qu’il projette, qui lui apparaissent comme le sens de son action. C'est en lui et de lui que naît ce désir, -qui s'adresse à un objet ou à un être, en lui que ce sentiment prend forme- qui va constituer un lien profond avec autrui, en lui que s'élabore cette décision, qui va se réaliser en une action.

Par la réflexion, l’individu que je suis est renvoyé à lui-même comme étant le support, le sujet de sa vie: comme le siège de ses désirs, la source de ses sentiments, l’initiateur de sa parole, l’auteur de ses actes, et, à la fin du compte, comme le dépositaire du sens de sa vie.

Dans le même temps- par le même processus, ce monde avec lequel j’entre en rapport se présente comme un « corrélatif » de ma conscience, qui m’est donné comme une réalité indépendante de moi : l'objet de ce désir, et l'on dit aussi (de façon significative) l'objet de ce sentiment (bien qu'il s'agisse d'un être), l'objectif de ce projet, me sontdonnés comme des « choses », indépendantes de  « moi » : je suis toujours ce rapport à autre chose, qui trouve en moi son origine.

 

Mais qui suis-je moi qui entre en rapport avec autre chose ? - Qu'est-ce qui constitue la réalité de mon "moi" ? - Non pas le rapport lui-même, le rapport concret (qui est devenu extérieur à moi) mais la forme sous laquelle je suis “conscient ” de ce rapport comme venant de moi, trouvant son origine en moi.

Ne sommes nous pas nous-mêmes, comme le philosophe, “sujets“ à une réelle inversion?

Le dualisme entre la conscience par laquelle je suis immédiatement présent à moi-même et ce monde, où les choses et les êtres existent indépendamment de moi – ce dualisme qui constitue les termes du problème philosophique, est au cœur de notre expérience

 

La portée de l’inversion

 

Quand nous cherchons à comprendre notre rapport au réel à partir de la conscience que nous prenons de nous-mêmes, tous les rapports concrets qui constituent le contenu de notre vie, où notre individualité est inséparable de ces liens avec le réel, nous apparaissent comme des modes de notre conscience. Que je pense, veuille, aime, imagine ou perçoive, je sais de quoi je parle : Parce que ce sont des phénomènes conscients, ils sont pour ainsi dire transparents : je sais que je suis en train de penser, de vouloir (prendre une décision), d’aimer ; et je ne confonds pas imaginer et percevoir : le sens de mes idées, de mes décisions, de mes sentiments, de mes émotions n’est donné en même temps que je les émets ou que je les éprouve.

La conscience est pour l’individu synonyme de transparence à soi : cela signifie concrètement que sont transparents pour lui le sens de “ses” idées, de “ses” sentiments, de “ses” actes, voire de sa vie.

Tout se passe comme si l’homme n’a affaire au réel qu’à travers la conscience qu’il en prend.

 

Et, à partir de ce moment, c'est toute la vie concrète de l'individu qui lui devient “incompréhensible”.

- sous la forme du désir, comment comprendre l'attraction (image du dynamisme physique) qu'un “objet” ou un être exerce sur nous ?

- sous la forme du sentiment, comment comprendre la rencontre de deux êtres (psychiquement distincts comme le sont les choses) sinon comme le mystère (le coup de foudre) ou l'illusion d'une “fusion” (image encore une fois chimique ou alchimique) ?

-sous la forme de la volonté, comment comprendre cet acte, qui défie toutes mes tendances, nie toute détermination -interne ou extérieure-, sinon comme la manifestation d'un mystérieux pouvoir, qu’on appelle « liberté » ?

 

Ainsi toute la vie de l'individu risque bien de se dérouler, toute sa biographie de s'écrire, sur la base d'une positive inconscience comme un texte qu'il n'a pas les moyens de traduire.

 

Tout ce qu'un être humain voudrait comprendre du contenu réel de sa vie lui est dissimulé. Il n’est pas étonnant que les élèves d'une classe de philosophie, à qui l'on demande de réfléchir à ce qu'est le désir, la passion, le sentiment ou la volonté, ne rencontrent pas seulement comme les interlocuteurs de Socrate, l'impasse d'une aporie philosophique mais prennent la mesure d'une certaine forme d'impuissance : l'impossibilité de découvrir le sens de ce qui pourtant leur semble familier, clair et transparent.

Tout se passe comme si un véritable écran nous interdisait la compréhension du sens réel de ce “ vécu ” de notre conscience.

 

 

Pour clore notre réflexion sur la genèse du problème fondamental de la philosophie, il nous reste à montrer qu’il ne nous est pas étranger.

La question du sens, dont nous avons vucomment elle s’impose à la philosophie à partir du dualisme de la pensée et de l’être, surgit au cœur même de notre vie singulière par une sorte de dichotomie entre la conscience réflexive que nous prenons de nous-mêmes et notre vie pratique, sous la forme d’une interrogation dramatique, à laquelle la philosophie ne saurait répondre.

Essayons de comprendre comment naît en nous cette interrogation qui met en question à la fois la signification du monde et le sens de notre vie.

Dans notre vie quotidienne, notre existence, tout entière ”préoccupée” des objets et des objectifs - des choses et des tâches -, auxquels nous avons pratiquement « à faire », « réalise » un lien immédiat avec le monde, une sorte d’unité, qui, selon l’expression du sociologue Pierre Bourdieu, a toutes les apparences d’une «harmonie préétablie ».

« Celui qui a incorporé les structures du monde, écrit P. Bourdieu, découvre, immédiatement et fait surgir sans même y penser, des “choses à faire” (des affaires, pragmata) et “à faire comme il faut”, des programmes d’action inscrits en pointillé dans la situation au titre de potentialités objectives, d’urgences, qui orientent quotidiennement sa vie sans qu’il ait besoin à proprement parler de délibérer pour se proposer consciemment un but ».

Là où l’existence quotidienne « réalise » cette « harmonie », cette « présence au monde », la « réalité » a pour nous immédiatement un sens : nos désirs sont inscrits dans les choses offertes, nos sentiments dans nos rencontres, et les objectifs de notre action dans les structures du monde.

 

Pour que, au sein de cette unité chaque jour réalisée, jamais sans effort ni conflits, avec le monde qui nous entoure, nous découvrions une faille entre nos idées ou nos sentiments et la réalité, il faut des circonstances particulières ou des évènements décisifs.

C’est le cas d’une crise personnelle grave : la disparition d’un être très proche, un échec dans notre relation personnelle avec Autrui (une déception qui remet en cause cet amour ou cette amitié) ou dans notre adaptation à la réalité sociale (un échec dans notre carrière) ou bien le phénomène social actuel de l’exclusion (auquel se réfère P. Bourdieu).

Ce peut être aussi le cas de ce que nous appelons une crise humanitaire exceptionnelle, qui touche chaque individu de près, telle que l’ostracisme d’un peuple condamné à l’errance, l’effondrement d’un empire ou d’une nation prenant la dimension et la signification d’un cataclysme, d’un génocide.

 

Hors de ces circonstances, nous n’avons pas de “problème” mais seulement des préoccupations et des soucis.

Que se passe-t-il, quand, sous le choc des évènements que nous avons évoqués, se produit la rupture qui provoque la réflexion?

La conscience de soi (la conscience que nous prenons de nous-mêmes en des moments de crise), qui nous sépare de l’Autre (de tout ce qui n’est pas nous) met en cause notre rapport vécu au réel.

 

S’il est vrai que nous nous appréhendions comme le sujet, pour ainsi dire le «support », de tous ces rapports, qui sont le contenu de notre vie singulière, de sorte que la réalité de ce que nous appelons un monde est inséparable du sens que nous lui donnons (à travers nos désirs, nos sentiments, nos projets), - quand se trouve rompu notre rapport vécu avec le monde, c’est bien la question du sens qui est dramatiquement posée.

Quand ce « monde » qui m’appartenait, qui trouvait son sens dans mon existence même, et qui, pour ainsi dire, se confondait avec

ma « vie propre », devient Autre

-quand s’absente celui ou celle que j'aime

-quand celui ou celle que j’aimais – cet ami ou cette femme me trahit,

-quand je suis exclu du travail salarié qui est -(dans notre monde)- le support des intérêts, des attentes, des espérances et des investissements que nous faisons dans le présent ainsi que dans l'avenir, et que, comme l’écrit Bourdieu, parmi tous les exclus, je ne peux vivre le temps libre que comme un temps mort, un temps pour rien, vidé de tout sens.

-quand ce monde que je ne peux changer prend la forme d’une histoire qui n’a d’autre sens que l’annonce d’un cataclysme, dont je ne serai pas même le témoin.

Ce qui est en cause, ce n’est rien d’autre que le sens de la vie, sous-entendu : de ma vie singulière.

La pensée de la mort, où ce monde, auquel nous appartenons, pourtant disparaît avec nous, comme s’il n’existait pas sans nous, - n’est-ce pas le dernier mot, que nous ne pourrons jamais prononcer d’une énigme, que nous ne pouvons pas même penser ?

 

Rien n’est plus essentiel que de savoir quel est le sens de ma présence au monde, et ce que je dois faire de ma vie singulière.
Mais, en même temps, la conscience que je prends de moi-même – de mon existence personnelle- m’interdit de répondre à cette question.

 

Qu’est donc la conscience que je prends de moi-même pour que la prodigieuse question du sens de ma vie se transforme ainsi en une interrogation sans réponse ?

C’est bien l’énigme de la conscience qu’il nous faut résoudre..

Il va nous falloir parcourir le long chemin de la philosophie réflexive – la plus fausse des fausses routes- pour découvrir que le rapport au monde qui constitue notre existence singulière est incompréhensible à partir de la conscience que nous prenons de nous-mêmes,

Et, la raison de cette impasse que rencontre la réflexion sur soi réside tout entière .dans un fait primordial que la conscience que nous prenons de nous-mêmes nous dissimule :

C’est la proposition essentielle du matérialisme

La conscience à partir de laquelle nous voudrions comprendre les rapports réels, effectifs, matériels en quoi consiste notre vie, n’est qu’un moment abstrait de cette réalité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
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