L’acte de naissance de la philosophie
Introduction : « Le Miracle grec » et l’acte de naissance de la philosophie
Toute notre culture semble renvoyer à un moment privilégié de l’histoire, qui est celui de la civilisation grecque à l’apogée de la Cité, au Vème siècle av. JC.
Il semble qu’à ce moment soit apparue la pensée rationnelle (scientifique) ; il semble que soit né alors l’humanisme, cette idée de l’homme, qui s’exprime aussi bien dans notre philosophie que dans la littérature et l’art ; enfin, c’est à la civilisation grecque que nous serions redevables au plan politique de l’idée de démocratie, fondée sur l’isonomie, c’est à dire l’égalité des citoyens devant les lois qu’ils se donnent à eux-mêmes. Couronnant l’ensemble de cet édifice culturel apparaît l’idée de l’autonomie, qui serait l’essence même de l’homme : le pouvoir de se déterminer soi-même.
Cette référence de notre culture à la civilisation grecque soulève un problème majeur : sur quelle base repose notre culture ? Y a t-il un « miracle grec » ? Et, sinon comment comprendre cette mutation qui s’est produite au Vème siècle av. J.C et qui aujourd’hui encore semble à l’origine de notre culture ?
I. Les leçons de l’historien (Jean-Pierre Vernant)
1. Le Miracle grec
La thèse du miracle grec semble bien n’être rien d’autre que la célébration de l’avènement miraculeux de la pensée rationnelle émergeant d’une représentation mythologique du monde. J.P. Vernant écrit : (selon cette thèse du miracle grec ) «La pensée vraie ne saurait avoir d’autre origine qu’elle-même ; elle est extérieure à l’histoire qui ne peut rendre raison, dans le développement de l’esprit que des obstacles, des erreurs et des illusions successives. On reconnaît, s’incarnant dans le temps, la Raison intemporelle. L’avènement du logos introduirait donc dans l’histoire une discontinuité radicale. Pour la première fois, le logos se serait libéré du mythe comme les écailles tombent des yeux de l’aveugle. »
2. L’avènement de la raison grecque dans l’Histoire
« C’est dans l’histoire grecque qu’il nous faut chercher les traits fondamentaux qui expliquent l’abandon volontaire du mythe, la tentative délibérée de décrire à la fois le fonctionnement de l’univers, - et c’est la raison des “physiciens” ioniens, et le fonctionnement des groupes humains, - et c’est la raison historique, celle d’un Hérodote et plus encore celle de Thucydide »
Il faudra chercher explique P.Vidal-Naquet « quelles sont les règles de la pratique sociale des Grecs qui s‘expriment dans ce langage très particulier qu’est la physique ionienne ou l’histoire »
La simple référence aux mythes “des sociétés orientales” avec lesquelles les Grecs étaient en contact (principalement l’Égypte et la Mésopotamie) nous permettent de comprendre comment la pensée grecque est née d’une mutation sociale.
Dans ces sociétés, «la cosmogonie comme l’histoire exprimaient un type très particulier de relations sociales, celles qu’avait le roi tant avec le monde de la nature qu’avec le monde des hommes, roi intégrant les hommes à la nature, garant de la sécurité des uns et de l’ordre de l’autre.
La cosmogonie transpose sur le plan divin le roi comme créateur d’ordre. L’Enuma Elis (“Lorsqu’en haut”) est un poème rituel répété annuellement lors de la fête de Nouvel An à Babylone, fête au cours de laquelle le roi renouvelait sa souveraineté, comme, dans un autre secteur géographique, le pharaon renouvelait la sienne au cours de la fête Sed.»
On peut se poser la question de savoir, poursuit J.P.Vernant, si « les Grecs ont connu ce type de souveraineté. Il faut sûrement se montrer nuancé et ne pas chercher, en Crète et à Mycènes, des types trop “purs” de la société “orientale”. Même en Mésopotamie, on a pu montrer qu’il existait des tensions entre économie et société palatiales, royales, fondées sur le contrôle, par le souverain ou le temple, du plat pays, et économie et sociétés urbaines. En Crète, quel que soit exactement le personnage qui habite les palais de Cnossos, il entasse dans ses pithoi (jarres) les produits du pays, contrôle l’élevage et comptabilise les récoltes ; qu’il soit dieu, prêtre ou roi (en tout état de cause, l’appellation qui le désignait sera toujours mal traduite), il sera proprement incompréhensible aux générations futures».
3.Quoiqu’il en soit, l’événement historique qui précède la formation des cités grecques, c’est l’effondrement de la Société de type “oriental”«Ce monde s’est écroulé à la fin du XIIIème siècle. Nous ignorons notamment quel a été le rôle de ce que tes savants modernes appellent « 1’invasion dorienne »- La catastrophe matérielle fut immense : on peut s’en rendre compte aisément aujourd’hui sur les sites du Péloponnèse ou de la Crète.
C’est dans un univers désencombré de l’obsédante présence du Wanax (souverain) où se trouvent face à face, longtemps séparés, tardivement réunis à partir de la fin du VIIIème siècle (l’œuvre d’Hésiode pouvant servir de limite), villageois d’une part, aristocrates guerriers de l’autre, que va se constituer de cette réunion même, la polis classique: la Cité.»
4. La mutation à double détente qui conduit à la formation de la Cité grecque
« Sans essayer de poser l’insoluble problème des origines de la polis, on peut mesurer l’importance de la mutation qui s’est produite et la distance qui sépare les structures hiérarchiques des sociétés orientales de la « démocratie » athénienne en rappelant les formules qui précèdent tous les décrets du conseil à Athènes ; il a plu à la cité, il a plu au peuple, il a plu au conseil et au peuple
« Comment est-on parvenu à cette situation si extraordinaire, s’interroge l’historien, qu’une communauté puisse publier des décrets qui portent ces formules et qui marquent la souveraineté d’un groupe d’égaux? »
On constate que la mutation qui donne naissance à la formation de la cité, s’est produite en deux temps;
Chez Homère, qui écrit en 800 Av. J.C, «les seules institutions proprement politiques: l’Assemblée, le Conseil, la monarchie elle-même, sont des institutions militaires.
A partir de la fin du VIIIème siècle environ, les jeunes gens portaient l’uniforme de l’hoplite. Et, ce qu’on appelle la “réforme hoplitique” n’est pas une mutation technique, c’est la conséquence d’une mutation sociale. Désormais, c’est la phalange qui se bat, non l’individu. Nous sommes toujours dans un cadre social aristocratique, mais il s’agit d’une aristocratie d’égaux: Peu à peu les jeunes compagnons du roi participent à l’exercice du pouvoir.
Le second temps est en effet celui de la démocratie. « S’il y a pourtant un “miracle grec”, il n’est pas dans le ciel de l’Attique, ou dans les colonnes du Parthénon, mais dans l’intégration à la cité non plus des seuls aristocrates guerriers bénéficiaires du travail des hilotes de Sparte ou des pénestes de Thessalie, mais des petits paysans cultivateurs de leur champ. « A partir des réformes de Solon, à Athènes, tout “Athénien” est un homme libre, tout homme libre a vocation pour être citoyen, c’est ce qu’accomplira la réforme de Clisthène. C’est seulement l’élargissement de la notion de citoyen, qui rendra possible le développement des autres catégories sociales : les esclaves au sens propre du terme, ceux qu’on vend et qu’on achète et qui sont les “étrangers” par excellence, et les « métèques. »
5 L’originalité de cette mutation, c’est l’apparition et le développement d’une vie politique, qui est un phénomène décisif dans la mutation de la pensée et la genèse de la réflexion philosophique.
Là encore, laissons la parole à l’historien:
« La cité crée un espace social entièrement nouveau, espace public, centré sur l’agora (place publique), avec son foyer commun, où sont débattus les problèmes d’intérêt général, espace où le pouvoir ne réside plus dans le palais mais au milieu, es méson. C’est « au milieu » que vient se placer l’orateur qui est censé parler dans l’intérêt de tous. A Cet espace correspond un temps civique qui est calqué sur lui : l’image la plus frappante en est donnée par l’année prytanique de Clisthène, radicalement distincte du calendrier religieux, divisée en autant de “prytanies” qu’il y a de tribus dans la cité.
Dans la cité, la parole, la persuasion (peithô) devient donc l’outil politique fondamental ».
L’instauration d’une vie politique, inséparable de la nouvelle structure sociale de la cité, est sans aucun doute un élément décisif dans le passage du” mythe” au logos, de la pensée mythologique à une réflexion, une pensée abstraite: La polis (la Cité), met au premier plan le langage comme moyen de communication : le logos est « discours » , instrument de la vie politique, moyen d’action sur les hommes, dont la technique constitue l’art de l’avocat, du rhéteur, de l’homme politique.
6 L’infrastructure sociale qui constitue la base de l’apparition d’une vie politique
« Le surgissement de la cité grecque, écrit P. Vidal Naquet, représente effectivement une révolution: l’instauration du politique comme activité autonome. »
J.P.Vernant ne s’est pas trompé: le phénomène décisif, c’est bien l’apparition du politique au sein de la pratique sociale.. , Mais, ce phénomène décisif n’est pas fondamental. : il renvoie à unemutation plus profonde, qui est à la base de l’émergence de la vie politique.
L’instauration d’une vie politique nous permettra de comprendre pourquoi les Grecs réfléchissent leur rapport avec la nature à partir de leurs rapports entre eux, notamment (comme nous le verrons avec Platon) par une réflexion sur le langage (logos), à travers lequel seulement les choses auraient un sens.
Mais si l’on veut comprendre « la révolution » qu’a représentée pour les Grecs «l’instauration de la vie politique comme une activité autonome », il faut retrouver l’expérience historique originale que fut la formation de la Cité
Imaginons, comme nous les décrit l’historien, ces petits propriétaires fonciers de l’Attique, ces familles villageoises, rassemblés dans une structure patriarcale : le genos qui se sont constitués en « démocratie militaire » pour défendre en commun leurs domaines. Et voici que, l’emportant sur les autres tribus, ils agrandissent leurs domaines aux dépens des autres et trouvent en même temps, en la personne des vaincus, des bras pour cultiver leurs terres à leur place et exécuter toutes les tâches de la vie pratique: un nombre suffisant d’esclaves pour leur permettre de vivre sans travailler. Alors que les esclaves faisaient partie de la « famille » ( genos), ils constituent maintenant une masse d’étrangers que les propriétaires, en commun, doivent maintenir dans leur situation d’esclavage.
(faut-il rappeler que dès le VIème siècle, lors de la constitution des cités, ils étaient trois fois plus nombreux que leurs maîtres ?). Il ne s’agit pas d’une inégalité à l’intérieur du « genos », mais d’une division qui fait exploser la structure patriarcale du genos, en opposant une communauté d’hommes libres — libérés du travail — à la masse d’une population qui ne constitue rien d ‘autre qu ‘une force de travail.( le terme n’est pas métaphorique si l’on sait — nous y reviendrons —que l’araire n’est pas une charrue mais un pic retourné avec un levier rapporté au manche ; le boeuf attelé par le cou ne fait que tirer l’instrument, de sorte que c’est l’homme (l’esclave) qui doit appuyer de toutes ses forces pour faire pénétrer le pic dans la terre)
La constitution de la Cité, c’est la consécration, - l’institutionnalisation-, de cet état de fait. La notion de division de la société en classes - pour nous qui considérons que toutes les classes font partie de la société — risque de masquer la spécificité de cette mutation qui donne naissance à la cité: La Cité est la formation d’une société qui ne se constitue comme telle qu’en excluant une majorité de la population ; elle ne se constitue que « pour » prendre acte de cette exclusion. C’est la notion d’exclusion -qui nous est devenue familière-, qui traduit le mieux cette nouvelle réalité sociale, à condition d’imaginer un état social où l’exclusion serait institutionnalisée et apparaîtrait comme le fondement du droit ( des droits et libertés des hommes-libres ). Il n’y a de Cité qu’autant que, à l’origine comme à la base, la majorité des hommes, d’une population tout entière, est privée du « droit de cité ». Pour comprendre la démocratie grecque, il faut aller jusqu’à dire que les Grecs n’ont « inventé » la citoyenneté c’est à dire l’égalité entre les hommes libres que pour consacrer l’exclusion de ceux qui sont condamnés au travail, de toute humanité; L’ « isonomie » - l’égalité des hommes devant la loi — a pour fonction de mettre « hors la loi » les étrangers: esclaves ou métèques.
La division de la société en classes s ‘instaure dans la constitution de la cité grecque sous la forme de l’autonomie du « politique », masquant pour la première fois (et pour longtemps !) les rapports de production (et l’exploitation du travail ) qui sont à la base de cette autonomie.
II. L’idéologie philosophique
1. La base de l’idéologie philosophique
Ecoutons l'historien nous parler d'Athènes :
“ S'il y a un miracle grec, il n'est pas dans le ciel de l'Attique ou dans les colonnes du Parthénon mais dans l'intégration à la Cité de tous les paysans propriétaires de leurs champs. A partir des réformes de Solon, à Athènes, tout “Athénien” est un homme libre, tout homme libre a vocation pour être citoyen, c'est ce qu'accomplit la réforme de Clisthène. ”
C'est à partir de cette citoyenneté s'étendant à tous les propriétaires de l'Attique pour constituer une démocratie des autochtones que se développent toutes les autres catégories sociales, les esclaves chargés des travaux agraires, mais employés aussi dans quelques ateliers (fabriques de poteries, de boucliers, de bateaux) et dans les métiers de l'artisanat, les métèques ou étrangers, s'employant à toutes les autres tâches de cette économie peu développée mais assurant surtout le commerce. A Athènes au VIIème siècle avant Jésus-Christ, on comptait 30.000 citoyens, 30.000 métèques et 100.000 esclaves. Au IVème siècle, on comptait toujours 30.000 citoyens mais le nombre des esclaves était passé à 400.000 hommes.Périodiquement, la liste des citoyens est revue de façon à éliminer tous ceux qui auraient pu s'y trouver indûment inscrits. La Cité grecque est bien une démocratie aristocratique.
Dès lors, qui sont les citoyens ? - Qui sont les hommes libres ?
- Ce sont tous ceux qui sont déchargés de tout travail mais aussi de toute occupation, de toute chose à faire (de toute affaire).
Quel est le contenu réel de la démocratie ? - C'est l’isonomie : l’égalité juridique entre les citoyens : le droit réservé aux hommes libres (une élite de 30.000 citoyens sur une population de 500.000 habitants), de se donner à eux-mêmes leurs lois.
Il ne faut pas se tromper sur la signification de l'iso-nomie : ce n'est pas comme nous voudrions le croire en reconnaissant dans la Cité grecque le modèle de notre démocratie, tel qu'il a été représenté “ idéalement ” par Jean-Jacques Rousseau : l'égalité des citoyens devant la loi émanant de la volonté générale.
C'est bel et bien le privilège que s'attribue une aristocratie autochtone de faire la loi pour eux-mêmes, -pour une élite-, en excluant du droit ou, plus simplement, en mettant “ hors la loi ” tous les étrangers, c'est-à-dire précise l'historien “ les esclaves au sens propre du terme, ceux qu'on vend et qu'on achète et qui sont les “étrangers” par excellence mais aussi les métèques ”, en un mot toute la population.
Quand on parle de démocratie aristocratique, il ne s'agit pas d'un gouvernement du peuple par une aristocratie (par les meilleurs) : il s'agit bel et bien de réserver la citoyenneté à une élite, et de réduire le “ peuple ” à ceux qui sont “ les meilleurs ”, en excluant de « l’état de droit » toute la population que l'on a rassemblée pour constituer ces petits états autonomes et qui est chargée d'en assurer l'économie.
Si la Cité est une formation sociale qui ne se constitue comme telle qu’en excluant du droit de cité une majorité de la population, cela veut dire que la division de la société en classes est fondée, non pas seulement sur l’exploitation d’une classe par une autre au sein des rapports de production, mais, en même temps sur 1’exclusion hors de l’ordre social de ceux qui produisent. Ou, mieux: l’institution de la cité, - d’un ordre et d’un droit des citoyens - est la médiation par quoi se réalise l’exploitation des étrangers et des esclaves.
Quels que soient les conflits entre les différentes catégories de citoyens, qui peuvent être de véritables luttes de classes, résultant souvent de flagrantes inégalités, ces luttes se développent sur le fond d’une dichotomie de base, d’une division qui est la base de la société.
Le rapport à la nature, qui repose sur la production de la vie matérielle est entièrement assuré par l’esclave, qui est à proprement parler un instrument de production et ne saurait d’aucune façon « réfléchir » - se représenter - « l’objet» de son activité comme une réalité indépendante de son travail.
L’esclave étant la seule force productive, il est lié d’une manière indissoluble à la nature en un rapport immédiat : ce rapport n’est pas le sien parce que son travail n’est pas reconnu par la société mais seulement compense.
Dès lors, -c’est là l’essentiel : Dans le rapport des hommes libres à la nature, intervient un médiateur: un autre homme, l’esclave, de sorte que le rapport des hommes libres à la réalité est bien un rapport réfléchi mais indirect
Ceux qui travaillent sur la nature sont exclus de la réflexion. Ceux qui réfléchissent sont exclus du travail sur la nature.
Une conscience nouvelle correspond à ces nouveaux rapports sociaux :
Là où un ordre politique s’instaure qui consacre les divisions sociales en accordant la citoyenneté aux seuls propriétaires fonciers et à leurs descendants, c’est la réalité elle-même qui apparaît non plus comme une nature dont l’homme est partie, mais bien sous la forme d’un « cosmos », d’un ordre” institué “, indépendant des individus, qui définit leur identité.
En même temps l’identité d’un homme n’est plus déterminée par sa place et son rôle dans la collectivité ; pour la première fois, son individualité sociale ne se confond plus avec son appartenance au groupe (à la collectivité) elle lui est conférée par un ordre, -(un cosmos)- indépendant de sa personne, qui repose sur l’égalité des citoyens et leur autonomie, - cette “isonomie” qui est leur capacité égale à faire les lois, à maintenir l’ordre de la Cité : L’individu, qui acquiert ainsi une “ individualité sociale “ par l’intermédiaire de la vie politique consacrant l’égalité des citoyens, accède à une identité abstraite. Pour la première fois, on peut dire que l’Homme -l’idée abstraite et générale d’homme-, acquiert (sans jeu de mots) droit de cité
Ainsi naît dans la conscience de ceux qui réfléchissent (des penseurs) les termes d’un dualisme qui va traverser toute l’histoire de notre culture.
- D’un côté l’individu qui a acquis une individualité sociale, en même temps que l’institution de la cité coupait les hommes libres de la production, appréhende sa personne -au travers de l’égalité politique-, comme une “identité”, inhérente à son individualité, résidant tout entière en sa qualité d’homme, dont le penseur a pour tâche de définir l’essence.
- D’un autre côté la réalité, à laquelle cet homme a affaire, n’a plus rien à voir avec le flux d’une nature ou avec une matière “ sans limite (to apeiron), c’est un réel qui porte en lui l’empreinte de l’homme, déjà structuré par les formes que l’homme va découvrir en lui-même, et formant un tout “intelligible”, unmonde –un ordre- qu’il appartient au penseur de comprendre
Dans l’histoire de la réflexion se produit une scission qui, dès ce moment; va structurer tout le champ de la culture.
2. Un problème insoluble : celui de la philosophie
C’est à partir de là qu’on peut parler à bon droit de destin philosophique, une sorte de fatalité qui pèse sur la réflexion :
En effet, à partir du moment où, pour des raisons historiques et sociales, l’individu “réfléchit” à partir de la conscience qu’il prend de son individualité pour comprendre son rapport au monde, il met au jour un dualisme entre la conscience” qu’il prend de soi et la réalité à laquelle il a affaire dans sa vie, dans son existence concrète - quelles que soient l’idée qu’il se fait de lui-même et sa représentation du réel : Tout se passe comme si l’idée et la représentation que l’individu se fait de soi et de la réalité s’étaient « métamorphosées » en entités -en choses- à partir desquelles, dès ce moment, il est contraint de poser le problème de leur rapport.
Quel que soit le contenu des concepts que la philosophie doit élaborer, dont l’histoire est liée à l’évolution réelle des rapports des hommes avec le monde, le problème fondamental qui constitue le champ de sa réflexion propre est défini par les termes du dualisme:
S’il existe une “réalité “, distincte de la conscience que l’individu a de lui-même (qu’il s’appréhende comme pensée, comme conscience ou comme individu), comment cette réalité peut-elle se présente comme un « monde » (cosmos) que l’homme a le pouvoir de comprendre et où il peut inscrire son action?
C’est la situation du penseur qui va déterminer les termes du problème
III Les trois étapes de l’analyse : plan de l’enquête.
L’Oeuvre de Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet apporte tous les éléments qui permettent d’analyser les conditions historiques et sociales qui préparent l’avènement d’une pensée abstraite, jusqu’au point de rupture, contemporain de l’apogée de la cité, où se noue, avec la réflexion platonicienne, le problème de la philosophie : l’insoluble question des rapports de la pensée à l’être.
Cette évolution va s’incarner dans un personnage qui revêt trois figures successives :
a) En partant du devin qui est membre d’une secte religieuse, possède une faculté de voyance lui permettant de voir l’invisible et de connaître toute chose passée présente et avenir.
- la première figure est celle d’un poète comme Hésiode, qui doit repenser les mythes primitifs pour les adapter à la naissance de dieux nouveaux et expliquer par le mythe l’ordre du monde.
- la seconde figure est celle des physiologues (physiciens) qui cherchent à comprendre non plus la genèse du monde mais les secrets de la nature (phusis)
- enfin le troisième personnage est ce penseur d’un type nouveau -que l’on appelle le philosophe- qui a sa place et son rôle dans la cité, parce qu’il réfléchit non plus sur l’origine du monde ni sur le mouvement de la nature, mais sur l’ordre que les hommes sont capables d’instituer entre eux, qu’ils doivent maintenir s’ils veulent préserver leur autonomie.
b) Nous rencontrerons ces personnages au cours des trois étapes de notre enquête :
- Au chapitre de la Théogonie: le poète Hésiode aux prises avec la pensée mythologique,
-Au chapitre du matérialisme antique : les « Milésiens », cherchant à dégager contre l’idée du cosmos le concept de nature et, contre le mythe d’une genèse, le concept de devenir.
Dans ce même chapitre les Eléates, qui tiennent leur nom de Parménide D’Elée,
définissent des conditions d’une pensée conceptuelle, qui se donnent l’être pour objet.
- Au chapitre de l’idéalisme platonicien, le profil du sage tentant de se démarquer des sophistes (professeurs de rhétorique).
Si l’on veut comprendre le passage du mythe à la raison, nos trois étapes seront les suivantes :
1. Si l’on veut comprendre le passage du mythe à la raison, autrement que comme un miracle, il faut découvrir dans la pensée mythologique les prémisses d’une réflexion abstraite; et, s’il y a d’une certaine façon rupture, il faut, comme l’explique J.P.Vernant, rechercher « le chaînon manquant », qui, sans aucun doute, est constitué par la Théogonie d’Hésiode: Assurant le lien avec les mythes primitifs par la naturalisation des dieux primordiaux, Hésiode pose en termes de genèse la question : Comment un monde ordonné a-t-il pu émerger du chaos ?
C’est cette question que la philosophie formulera en un problème abstrait : Comment l’être (la réalité) peut-il être structuré pour nous (l’homme) comme un ordre (cosmos).
2. Si l’on veut comprendre comment, à partir de la question du rapport de l’ordre et de la nature, peut se nouer le problème philosophique du rapport de la pensée à l’être, il faut assister à l’élaboration des concepts qui constituent les termes du problème : C’est I ‘oeuvre d ‘une pensée matérialiste, qui se développe entre le VI et le début du Vsiècle, à laquelle nous consacrerons notre deuxième chapitre.
Comme le souligne J.P.Vernant, cette pensée comporte une double démarche:
- celle des « physiologues «, qui élaborent le concept de nature (phusîs), jusqu’à la comprendre comme une réalité ayant en elle-même sa loi, la raison de son mouvement,
- celle de Parménide et des Eléates, qui élaborent le concept d’une pensée qu’on ne saurait comprendre, à la façon des mythologies, comme un esprit (Nous : l’esprit) organisant le monde à partir du chaos, mais qu’il faut concevoir comme intelligibilité de l’être, sans laquelle aucune connaissance ne serait possible.
3. Alors que s’imposait au poète de la Théogonie l’exigence de faire, sous la forme d’un récit, la genèse de l’ordre du monde, comme s’il était né du chaos, avec l’avènement de la cité, une nouvelle tâche s’impose à la réflexion : Comme si l’ordre du monde était devenu indépendant de la nature, le nouveau penseur se trouve contraint de rejeter l’explication cosmogonique, pour confier à la réflexion le souci d’élaborer la véritable question ; non plus comment l’ordre peut-il naître du chaos ?, mais : comment ce monde que nous habitons, peut-il avoir un sens pour nous ?
C‘est à la constitution de ce problème que nous consacrerons le troisième chapitre, analysant la genèse de 1’idéalisme platonicien.
Telle est l’évolution de la pensée grecque depuis le X siècle, ou se constitue les structures familiales d’une société agraire (après la dissolution des empires orientaux) jusqu'à l’apogée de la cité au V siècle et à sa rapide décadence dès le IV siècle.
Après le relais élaboré dans la Théogonie d’Hésiode entre les mythes primitifs et la première forme anthropomorphique d’une idéologie religieuse, la philosophie émerge au VIsiècle sous la forme d’une pensée matérialiste de la nature pour s’ériger au Vsiècle, (alors que déjà sont apparues les prémisses de la décadence) en une « sagesse », seule capable de résoudre l’insoluble problème des rapports des idées et des choses, de l’idéal et du réel.
Tel est le problème que cherche à résoudre la philosophie de l’idéalisme objectif de Platon à l’idéalisme transcendantal de Kant : Quel que soit le système -la construction spéculative- selon la compréhension, à chaque fois reprise, des concepts-, le penseur n’a d’autre solution que de montrer que les idées ont en elles-mêmes le pouvoir d’informer (Platon), de comprendre (Descartes), ou de structurer (Kant) une réalité qui n’est” donnée” à l’homme que par l’intermédiaire des sens.
PARTIE I :
DE LA MYTHOLOGIE A LA THEOGONIE
D’ HESIODE OU LA QUESTION DE L’ORIGINE
Introduction : La théogonie d’Hésiode selon l’exposé de Jean-Pierre Vernant
Introduction :
La présentation de la Théogonie d’Hésiode selon l’exposé que nous devons à J.P.Vernant doit nous permettre comme nous l’avons indiqué de découvrir le chaînon manquant entre la pensée mythologique des sociétés primitives (qui personnifiaient les forces de la nature pour agir sur elles) et l’émergence d’une réflexion nouvelle -abstraite- qui va apparaître avec la formation de la Cité.
La narration hésiodique est d’abord une théogonie en apparence. C’est la race vénérée des Dieux que chante Hésiode sous l’inspiration des Muses qui, tandis qu’il paissait ses agneaux au pied de l’Hélîcon, lui ont révélé la vérité : Tout ce qui a été et tout ce qui sera, Mais cette théogonie n’est pas une généalogie des dieux ; elle remonte au-delà de la lignée que nous connaissons et qui constituait pour les Grecs eux-mêmes, à l’apogée des cités, leur panthéon: l’univers des dieux de la religion” civique. Avant d’être le récit d’un temps historique relatant l’instauration de l’hégémonie divine, la théogonie s‘enracine en un Temps Primordial où ni Zeus ni les autres Dieux Olympiens, objets du Culte, n’existaient encore.
1. La génèse du monde :
“Le récit s’ouvre, écrit J.P.Vernant, sur l’évocation de puissances divines dont les noms, la place, le rôle marquent la signification cosmique. Ces dieux “primordiaux” sont encore assez engagés dans les réalités physiques qu’ils évoquent pour qu’on ne les puisse séparer de ce que nous appellerions aujourd’hui des forces ou des éléments “naturels”. Avant que l’univers ne devienne le théâtre des luttes pour la souveraineté entre les dieux” qui n’est pas sans rapport avec l’ordre qui doit régner sur la terre, c’est l’origine de la terre qui est l’objet de la théogonie : la mise à jour des puissances qui rendent compte de sa genèse et de son ordonnancement, l’inventaire des forces qui expliquent l‘espace et le temps du inonde que nous habitons.
Écrivant sa Théogonie aux environs de l’an mil Av.J.C., en une période, où se développent les domaines des genos et leur regroupement en bourgades (komaï), qui prépare l’avènement des cités, Hésiode a pour tâche d’établir le lien, sous la forme du récit historique de la genèse du monde, entre la mythologie «primitive» qui personnifie les forces naturelles et l’idéologie de la religion civique, où les dieux anthropomorphes < à forme et traits de caractères humains) personnifient les rapports sociaux.
2. La généalogie du pouvoir ou le mythe de la souveraineté :
Le récit mythologique, par lequel la cosmogonie est représentée sous la forme d’une théogonie, - la genèse du monde sous la forme déguisée de la naissance et de l’histoire des dieux, s’achève par un mythe de la souveraineté : La fable qui explique la genèse de l’ordre naturel sous la forme anthropomorphique d’une généalogie des dieux, se prolonge naturellement, sans discontinuité de la narration, par l’explication de l’ordre humain ( social ) sous la forme d’une généalogiedu pouvoir, relatant de quelle façon à travers quels combats, contre quels ennemis, par quels moyens et avec quels alliés, Zeus a établi sur tout l’Univers une suprématie royale.
J. P.Vernant décrit ainsi ce passage du mythe cosmogonique au mythe de souveraineté ;
« La question qui était au coeur des mythes cosmogoniques était celle des rapports du désordre et de l’ordre ; avec l’instauration d’un premier roi du ciel et les luttes qui s’ensuivent pour l’hégémonie divine, le problème se déplace l’accent porte désormais sur les rapports de l’ordre et du pouvoir. »
Partis pour étudier le lien entre la mythologie cosmogonique et l’avènement de la réflexion philosophique, nous sommes amené à tenter de comprendre le lien que réalise la Théogonie d’Hésiode entre la mythologie primitive (personnification des forces de la nature) et une idéologie religieuse (consacrant les rapports réels entre les hommes), qui va triompher sous la forme du polythéisme anthropomorphique de toute une civilisation (les rapports entre les dieux reflétant les rapports de pouvoir entre les hommes).
Nous avons mis à jour ce que nous ne cherchions pas : un moment de rupture dans la pensée mythologique qui nous fait assister à la genèse de l’idéologie sous la forme de la mythologie religieuse, qui constitue une véritable mutation de la réflexion par les hommes de leur vie réelle.
Il faut reconnaître à la base de cette mutation de la pensée un tournant historique décisif; le passage d ‘une structure collective, où les membres du groupe produisent en commun leurs conditions d ‘existence à une structure fondée sur la division du travail, telle qu’elle s’instaure dans la formation du « genos » entre les membres de la « famille » (incluant tous ceux qui participent à l’économie domestique : après les boeufs, la femme et l’esclave).
C’est à partir du moment où l’activité productive est fondée sur la division du travail entre les membres du groupe que s’instituent entre les individus des rapports humains-sociaux indépendants de l’activité sociale de production (une pratique collective), qui « consacrent » la place et les tâches « respectives » de chacun dans la production sous la forme « idéale » d’une hiérarchie.
En appliquant aux éléments de la nature le modèle de la génération, qui permet d’expliquer l’origine des dieux sous la forme d’une généalogie, la démarche rencontre un obstacle majeur Les forces naturelles, qui, dans la mythologie primitive, constituaient des « dieux primordiaux », comme tels échappant à toute origine, ne font-ils pas maintenant partie d’un temps historique, intégrés au mythe cosmogonique au même titre que les dieux anthropomorphes.
Et, dès lors, ne faut-il pas poser la question de l’origine, non seulement du cosmos — de l’ordre des choses-, mais de la nature des choses, des forces primordiales ?
I. La question de l’origine : la découverte de la contradiction
Avant de raconter l’histoire vénérée des Dieux, nous voici contraints de commencer par le début : “ex archès”, qui ne fait pas partie de cette histoire
C’est une bien étonnante révélation que va nous communiquer le poète dans cette démarche de retour à l’origine.
Voici le texte:
« Donc avant tout vint à l’être Béance (Chaos), écrit Hésiode, mais ensuite Terre aux larges flancs (Gaia eurusternos), assise, sûre à jamais, pour les Immortels qui occupent les cimes de l’Olympe neigeux et les Tartares de sombre brume, au tréfonds du sous-sol aux larges routes - et aussi Amour (Erôs), le plus beau des dieux immortels, celui qui rompt les membres. ». (116-121)
Chaos, Terre, Amour, telle est donc la triade de puissances dont la genèse précède et introduit tout le processus d’organisation cosmogonique.
Or, voici l’étonnante découverte à laquelle nous sommes conviés: Ces éléments, qui précèdent et impulsent l’élan d’une genèse du cosmos, on ne peut en faire la genèse; ce sont des éléments primordiaux : A l’origine de cette histoire, ils n’en font pas partie.
Qu’est-ce à dire sinon que cette histoire n‘a pas d’origine, mais, à proprement parler, - comme nous allons le comprendre — une base, qu’il ne faut pas entendre comme un soubassement qui ferait partie de la construction de la maison, mais comme le sol, -un socle- une terre sur lesquels on puisse bâtir?
Nous sommes bien près de la « prodigieuse question », qu’évoque René Char en parlant d’Héraclite, dont il dit qu’en ce temps elle n’avait pas encore été «morcelée», scindée en un dualisme qui en dissimule le sens et la portée: son étonnante « fertilité », pour qui veut comprendre la base et le moteur du devenir humain.
La réflexion du poète (Hésiode, Héraclite ou René Char ? ) découvre comme l’essence des choses, au coeur de toute réalité physique ou humaine, une dualité de contraires ,inséparables l’un de l’autre, dont la contradiction est génératrice de toutes choses.
Dans la triade qu’Hésiode définit en préambule : Chaos, Terre et Amour, il n’y a que deux éléments primordiaux, que l’on ne peut concevoir l’un sans l’autre, car c’est leur contrariété qui les fait être.
Il faut citer ici largement l’analyse de J.P. Vernant :
- Chaos:
« Pour comprendre la venue à l’être de Chaos, il faut le situer dans ses rapports d’opposition et de complémentarité avec Gaia, exprimés dans la formule « prôtista autar éipeita, tout d’abord [fut Chaos] ... mais ensuite [Terre] ». Le terme chaos se rattache, du point de vue étymologique, à chaskô, chandanô, qui signifie béer, bâiller, s’ouvrir. La Béance qui naît, avant toute chose n’a pas de fond comme elle n’a pas de sommet : elle est absence de stabilité, absence de forme, absence de densité, absence de plein. En tant que “cavité” elle est moins un lieu abstrait - le vide - qu’un abîme, un tourbillon de vertige qui se creuse indéfiniment, sans direction, sans orientation. »
- Gaia = le contraire de Chaos
« Le Chaos en tant qu’abîme, en tant qu’ouverture, débouche sur ce qui est lié à lui mais qui est en même temps son contraire.
Gaia est une base solide pour marcher, une sûre assise où s’appuyer ; elle a des formes pleines et denses, une hauteur de montagne, une profondeur souterraine ; elle n’est pas seulement le plancher à partir duquel l’édifice du monde va se construire ; elle est la mère, l’ancêtre qui a enfanté tout ce qui existe, sous toutes les formes et en tous lieux, à la seule exception de Chaos lui-même et de sa lignée.
« Gaia n’est pas seulement le contraire, la réplique positive du sombre Chaos ; elle est aussi son pendant. »
Et Jean-Pierre Vernant précise les rapports entre Chaos et Gaia pour montrer qu’il ne s’agit pas d’une simple opposition entre des contraires telle que la philosophie la comprend sous la forme d’un dualisme dont les termes restent «essentiellement » séparés, mais bien d’une contradiction qui constitue le sens et la source de leur union, sans jamais qu’ils puissent se confondre en une quelconque unité, car la fin de la contradiction mettrait fin au devenir.
- Eros
Comme le souligne Jean-Pierre Vernant, la présence d’Eros, à côté de Chaos et de Gaia pose un problème, puisque, nous l’avons vu, Chaos et Gaia ne s’unissent pas l’un à l’autre et ce que chacun produira, se produit sans union sexuelle entre eux.
Il faudra attendre la naissance d’Aphrodite pour que commence un processus générateur, résultant de l’Union des Contraires : masculin et féminin.
« C’es donc un éros primordial - comme celui des orphiques - en ce sens qu’il traduit la puissance de renouvellement à l’oeuvre dons le mouvement qui pousse d’abord Chaos et Gaia à émerger successivement à l’être, puis, aussitôt nés, à produire à partir d’eux-mêmes quelque chose d’autre qui, tout en les prolongeant, se pose en face d’eux - à la fois leur reflet et leur contraire. »
Au début, si l’on veut partirdu commencement « ex arkhès », il faut reconnaître qu’il n’y a pas de commencement : ce sont les hommes prisonniers du temps historique qui comprennent l’expression grecque comme nous l’avons traduite :
“ depuis le commencement ”, mais elle possède en grec un autre sens: “Arkhè” désigne le principe, ce qui « commande » tout le reste, ce sans quoi rien n‘aurait lieu ni dans l’espace ni dans le temps. Et, ce principe, ce n’est même pas, comme nous pourrions le croire, -nous qui séparons toutes choses-, l’existence des contraires comme des êtres séparés ; il faut se représenter (si cela est possible alors que toute représentation suppose un objet distinct) que rien d’autre n‘existe que le principe, c‘est à dire la contradiction (celle qui à l’origine se manifeste entre Chaos et Gaia).
L’énigme naît de cette révélation de la primauté du couple de contraires Gaïa-Chaos : La terre, où depuis toujours les hommes reconnaissent la mère de toutes choses, parce qu’elle est nourricière, ne peut pas enfanter. Elle n’est en effet rien d’autre que le contraire du chaos, c’est à dire rien d’autre que cette affirmation, qui s’impose dès qu’on cesse de personnifier les forces de la nature, à savoir que rien ne peut naître du chaos ; aucune des choses que nous voyons, rien de ce monde que nous habitons, ne peut venir à l’être, s‘il n‘existe pas, primordialement, avant toutes choses, quelque chose comme une assise, un socle, c’est à dire une terre, qui n‘est pas celle(ordonnée) que nous connaissons.
Comment passer de la contradiction où la terre s’affirme comme l’absolu contraire du néant : de l’abîme d’où rien ne saurait naître, à une réalité qui naît de l’union des contraires, qui génère toutes les formes de relations ?
« Comment se constitue un monde où il existe, associés et confrontés, des partenaires qui vont donner à la genèse, au fur et à mesure qu’elle se poursuit, un cours dramatique, fait de mariages, de procréations, de rivalités entre générations successives, d’alliances et d’hostilité, de combats, d’échecs et de victoires ?»
1. De la contradiction à la relation:
La première relation que nous observons est celle de la lumière du jour (Hèmerè) et de l’obscurité de la nuit (Nux), qui s’opposent comme deux contraires, mais qui en même temps se succèdent et, même se chevauchent et se marient, à l’initiative tantôt de l’un, tantôt de l’autre, dans la pénombre du crépuscule ou la clarté naissante de l’aube. Mais Hésiode prend soin de nous indiquer que cette relation « congénitale » du jour et de la nuit serait impossible s’ils n’étaient l’un et l’autre le reflet de l’absolue contradiction qui oppose les Ténèbres insondables (Erebe) de l’abîme et le poudroiement atmosphérique (Ether) qui auréole la terre : Noire Nuit (Nux) et Lumière du Jour (Hèmerè) sont les progénitures respectives de ces contraires qui jamais ne s’unissent: Érèbe(Érébos) et Éther(Aithèr)
Voici l’exposé de J.P.Vernant:
« De la même façon que Gaia se couronne vers le haut de la blanche luminosité des neiges et s’enracine à sa base dans l’obscurité du Tartare, de la même façon, Chaos, aussitôt apparu, donne naissance à deux couples d’entités contraires : Érèbe (Érébos) et noire nuit (Nux) d’abord ; puis leurs enfants, Éther (Aithèr) et Lumière du Jour (Hèmerè). Dans ce groupe de quatre, la disposition ne se fait pas au hasard. Dans chacun des deux couples, le premier nommé se situe de la même façon par rapport au second : Érébos est à Nux ce que Aithèr est à Hèmerè.
D’un côté, un noir et un clair, isolés dans l’absolu de leur nature ; de l’autre, un noir et un clair réunis dans leur mutuelle relativité.
Notons que : Éther situé en haut est une brillance sans partage qui sera le séjour des Dieux bienheureux, et Érèbe une Ténèbre complète, qui sera le séjour des morts. Tandis que Jour et Nuit que nous connaissons sont deux contraires indissociables, qui se succèdent suivant une alternance régulière pour constituer le cosmos, l’univers ordonné que nous habitons.
Hésiode ne pose pas le problème philosophique qui semble sous-jacent des rapports de l’être (Gaia) et du Non-être (Chaos);
Il ne répond pas à une difficulté théorique préalable. Il nous convie à revivre une naissance ; il raconte un processus de genèse. Pour que quelque chose vienne à l’être, c’est d’abord Béance et puis Terre qui doivent s’opposer dans une absolue contradiction. Ces deux puissances sont liées non comme les deux aspects successifs d’un procès de genèse, mais parce que le rapport de tension, qui les oppose et les unit à l’origine, ne cesse jamais de les tenir attachées l’une à l’autre. Dans l’univers différencié et ordonné, Gaia “ tient“ encore à Chaos qui demeure présent, au plus profond, au centre d’elle-même, comme cette réalité contre laquelle il lui a fallu et il lui faut encore s’établir : Terre ne peut pas plus se passer de Chaos pour subsister que pour naître.
2. La Genèse, qui doit aboutir à un ”Cosmos”, commence par la production de la dualité :
L’alternance du jour et de la nuit, qui est la première relation, ne saurait avoir lieu que si la contradiction qui unit la Terre et le Chaos pouvait revêtir la forme d’une dualité. Or, c’est précisément cette métamorphose qui est impossible, puisque-nous le savons — la Terre n’est que cette affirmation par quoi le Chaos se trouve sans cesse « nié » pour que quelque chose naisse, vienne à l’être.
Dans ces conditions, comment une dualité (dédoublement) peut-elle apparaître sans se transformer en un dualisme (séparation) qui serait la négation de l’unité des contraires. |
Si l’affirmation selon laquelle rien ne peut naître du néant, signifie que seule existe de toute éternité la Terre, autrement dit : la Matière, rien ne permet de comprendre la dualité, que suppose l’existence d’un monde (caractérisé par des structures, des formes multiples d’organisation), sinon, selon l’expression de Michel Foucault, comme “un pli”, un processus par lequel la matière se réfléchit elle-même.
Il n’est pas d’image plus étonnante et plus belle pour décrire la genèse de la dualité que celle inventée par Hésiode :
Gaia produit sa propre image en se reflétant dans le Ciel (Ouranos), égal à elle-même, la recouvrant et l’enveloppant de toutes parts en une copulation sans faille et sans fin.
Gaia, qui ne s’affirme que contre Chaos, ne saurait enfanter ; et le ciel n’est en aucune façon sa progéniture : il n’est que son miroir et elle n’est que sa partenaire.
Là encore, il faut citer l’analyse de J.P.Vernant :
« Le dédoublement de Gaia pose, en face d’elle, un partenaire masculin qui apparaît à son tour, comme Terre elle-même et comme Chaos, étiré entre l’obscur et le lumineux : c’est le sombre ciel nocturne, mais constellé d’étoiles. Ce double aspect répond au rôle que Ciel sera amené à jouer quand il sera définitivement éloigné de Gaia : refléter, en clair ou en ténébreux, l’alternance du Jour et de la Nuit qui se succèdent dans l’intervalle entre la terre et le ciel.
Parce qu’il est égal à Gaia-Terre, Ouranos-Ciel la recouvre exactement quand il s’étend sur elle, peut-être même faut-il comprendre cette égalité dans le sens qu’il l’enveloppe jusque dans ses profondeurs en s’étendant tout autour d’elle.»
Et voici le résultat:
« Quoi qu’il en soit, à la tension primitive Béance-Terre, succède un équilibre Terre-Ciel, dont l’entière symétrie fait jaillir du monde un ensemble organisé et fermé sur lui-même, un cosmos. Dès ce moment, les dieux bienheureux peuvent y habiter comme en un palais en toute sûreté (128)»
3. La genèse du couple terre-ciel est le signal de la genèse de tous les contraires :
-ceux du ciel, comme les montagnes qui n’existent pas sans vallées
-ceux de la terre, comme la mer, son contraire liquide.
Selon J.P.Vernant:
« Gaia enfante alors les hautes montagnes qui marquent son affinité avec le rejeton Ciel qu’elle vient de produire. Mais qui dit montagnes dit aussi vallons (point de montagne sans vallée, de la même façon qu’il n’est pas de chaos sans terre, de terre sans ciel, ni d’obscurité sans lumière). Ces vallons serviront de séjour à une catégorie particulière de divinités : les Nymphes. Comme elle a produit Ciel étoilé, Gaia enfante enfin, à partir d’elle-même, son double et son contraire liquide, Pontos, Flot marin, dont les eaux sont tantôt d’une clarté limpide (atrugetos), tantôt obscurcies par de chaotiques tempêtes. »
Ainsi s’achève la première partie de la cosmogonie : les éléments primordiaux -Chaos et Gaia- ont ”produits” d’eux-mêmes grâce à la puissance qui est présente en eux (Éros) ce qu’ils devaient engendrer.
4. La suite de la Genèse est maintenant Enfantement
Des embrassements d’Ouranos, Gaia-terre engendre trois séries d’enfants :
12 Titans et Titanes, 3 Cyclopes, 3 Cent-Bras
- Les 12 Titans et Titanes sont les premiers « dieux royaux » , qui personnifient des réalités ou des forces naturelles : ce sont Okeanos et Thetys : Océan et Mer ; Phoibe et Colos : la Brillance ; Creios :Supériorité; Eurubie :Violence; Bia :la Force; Cratos :le Pouvoir Theia .1a Lumineuse (-Soleil, Lune-) ; Hyperion :celui qui va en haut ;Eos Aurore.
Il faut mettre à part Chronos, le plus jeune, qui va devenir le rival de Zeus dans la conquête du ciel. Ils forment un groupe de divinités qui, sous la conduite de Cronos, vont contester la suprématie du Ciel aux dieux de la Seconde Génération: les Olympiens
- Les Cyclopes : Brontes le Tonnant Steropes : l’Éclatant ; Arges : l’Éclairant
- Les 3 Cent-Bras
Cyclopes et Cent-Bras sont les auxiliaires du pouvoir : “Comme les Cyclopes confèrent à Zeus, en temps voulu, le privilège de la suprématie du regard par le flamboiement d’un oeil de foudre, les Cent-Bras (Hécatoncheires) lui apportent, au moment décisif, l’extrême puissance de la main et du bras. Par leurs membres prodigieusement multipliés qui jaillissent en souplesse tout autour des épaules, Cottos, Briarée et Gugès (ou Guès) sont des combattants invisibles, des guerriers possédant le secret de prises imparables, capables d’imposer à tout ennemi la maîtrise de leur terrible poigne ».
5. Avec la triple descendance d’Ouranos et de Gaia, les acteurs sont en place qui joueront le dernier épisode du processus cosmogonique.
Empruntons le récit à J. P.Vernant:
“Ouranos, dans la simplicité de sa puissance primitive, ne connaît d’autre activité que sexuelle. Vautré sur Gaia, il la recouvre en son entier et s’épanche en elle, sans cesse dans une interminable nuit. Ce constant débordement amoureux fait d’Ouranos « celui qui cache » : il cache Gaia sur laquelle il vient s’étendre ; il cache ses enfants au lieu même où il les a conçus, dans le giron de Gaia qui gémit, encombrée en ses profondeurs du fardeau de sa progéniture. Ouranos, le géniteur, bloque ainsi le cours des générations en empêchant ses petits d’accéder à la lumière comme le jour d’alterner avec la nuit. Éperdu d’amour, collé à Gaia, plein de haine envers ses enfants qui pourraient s’interposer entre elle et lui s’ils grandissaient, il rejette ceux qu’il a engendrés dans les ténèbres de l’avant-naissance, au sein même de Gaia. L’excès de sa puissance sexuelle désordonnée immobilise la genèse. Aucune “génération” nouvelle ne peut apparaître aussi longtemps que se perpétue cet engendrement incessant qu‘Ouranos accomplit sans trêve en restant uni à Gaia. Il ne laisse place ni à un espace au-dessus de Gaia, ni à une durée faisant naître, l’une après l’autre, les lignées de divinités nouvelles.
Le monde serait resté figé en cet état si Gaia, indignée d’une existence rétrécie, n’avait imaginé une ruse perfide, qui va changer la face des choses. Elle crée le blanc métal acier, elle en fait une serpe ; elle exhorte ses enfants à châtier leur père. Tous hésitent et tremblent, sauf le plus jeune, Chronos, le Titan au coeur audacieux et à l’astuce retorse. Gaia le cache, le place en embuscade ; quand Ouranos s’épand sur elle dans la nuit, Cronos d’un coup de serpe lui tranche les parties sexuelles “.
6. Conséquences du mythe cosmogonique
Ce drame a trois conséquences cosmiques directes :
1- Il éloigne le Ciel à jamais de la Terre et le fixe au sommet du Monde comme le toit de l’édifice cosmique.
2- L’espace entre Ciel et Terre s’ouvre et cette déchirure permet à la diversité des êtres de prendre forme et de trouver place dans l’espace et dans le temps.
3- Le geste libérateur est en même temps une rébellion contre le Ciel-Père, qui lance une imprécation contre ses fils.
4- La lutte, la violence font leur entrée sur la scène du monde.
Mais ce drame comporte aussi une double conséquence indirecte dont voici le récit par Jean-Pierre Vernant :
« Chronos tient dans sa main gauche le sexe d’Ouranos qu’il a tranché d’un coup de serpe, avec la droite. Il s’en débarrasse aussitôt, jetant les débris sanglants par-dessus son épaule, sans regarder, pour conjurer le mauvais sort. Peine perdue. Les gouttes du sang céleste tombent sur Gaia, la Terre noire, qui toutes les reçoit en son sein. Le sexe, projeté plus loin, s’en vient chuter dans les flots liquides de Pontos, qui le porte jusque vers le large.
Ouranos, émasculé, ne peut plus se reproduire ; mais en ensemençant Terre et Flot, son organe géniteur va réaliser la malédiction qu’il a lancée à la face de ses enfants : que l’avenir tirerait vengeance de leur forfait » (210). C’est ainsi que la violence fait son entrée dans le monde.
L’on assiste a une double naissance :
1) La naissance d’Aphrodîte :
“Longtemps porté sur les vagues mouvantes de Flot, le sexe tranché d’Ouranos mêle à l’écume marine qui l’entoure l’écume du sperme jailli de sa chair. De cette écume (aphros) naît une fille, que dieux et hommes appellent Aphrodite. Dès qu’elle met le pied à Chypre, où elle aborde, Amour et Désir (Éros, Himéros) lui font cortège. Son lot, chez les mortels et les Immortels, ce sont les babils de fillettes, les sourires, les tromperies (exapatai), le plaisir, l’union amoureuse (philotès).”
2) La naissance des Erinnyes :
Sur Terre, les gouttes de sang vont faire naître trois groupes de puissances divines : celles qui prennent en charge la poursuite de la vengeance, la punition des crimes commis sur la personne des parents (Érinyes), celles qui patronnent les entreprises guerrières, les activités de lutte, les épreuves de force (Géants et Nymphes des frênes, Meliai). Longtemps en gestation dans le sein de Gaia (184), ces puissances, au cours d’un temps désormais débloqué, mûriront ; elles se déploieront dans le monde le jour où Zeus sera devenu en état (493) de venger Ouranos en faisant payer à Chronos “ la dette due aux Érinyes de son père “ (472) ; alors se déclenchera dans le monde divin un conflit sans merci, une guerre inexpiable, l’épreuve de force qui le divisera contre lui-même”.
Conclusion de la Genèse : Le monde comme lutte des Contraires qui s‘échangent l’un l’autre.
« Le monde s’organise par mélange des contraires, médiation entre les opposés. Mais dans cet univers de mixtes où s’équilibrent puissances de conflit et puissances d’accord, la ligne de partage ne s’établit pas entre le bien et le mal, le positif et le négatif. Les forces de la guerre et celles de l’amour ont également leurs aspects clairs et leurs aspects sombres, bénéfiques et maléfiques. Le rapport de tension qui les maintient écartées les unes des autres se manifeste aussi bien en chacune d’entre elles, sous forme d’une polarité, d’une ambiguïté immanente à sa propre nature. »
Voici les exemples:
« Terrifiantes, implacables, les Érinyes sont aussi les indispensables auxiliaires de la justice, dès lors qu’elle a été violée. L’ardeur guerrière des Méliades et des Géants “aux armes étincelantes, aux longues javelines “est celle-là même que les Cent-Bras mettront au service de Zeus pour qu’il fasse triompher l’ordre. De son côté, si Aphrodite ne connaît ni la violence vengeresse ni la brutalité guerrière, la rusée déesse met en oeuvre des armes qui ne sont pas moins efficaces ni dangereuses : le charme des sourires, les piperies du babil féminin, l’attrait périlleux du plaisir et toutes les tromperies de la séduction.
« Au terme du processus cosmogonique, conclut J.-P. Vernant, l’acte de violence qui a éloigné Ouranos de Gaia, -le Ciel de la Terre- a ouvert l’espace (entre Ciel et Terre), produit la diversité des êtres et des choses (le Multiple), débloqué le cours du Temps, engendré un équilibre qui repose sur la lutte des Contraires. N’est-ce pas d’une certaine façon le triomphe de l’obscure puissance primordiale de Chaos ? »
Transition avec le Mythe de Souveraineté :
« Chronos est bien différent de son père Ouranos et les problèmes qu’il lui faut affronter sont tout autres. Ouranos s’abandonnait sans défense à ses appétits sexuels il ne voyait pas plus loin que le giron de Gala. Chronos n’est pas une puissance débordant d’une vitalité excessive comme son père. il est un prince violent retors et soupçonneux toujours sur le qui-vive, constamment aux aguets. Régnant sur un empire différencié, hiérarchisé, c’est sa suprématie qui est l’objet de ses soins et de ses inquiétudes. L’exploit - fait d’audace et de fourberie - qui lui a ouvert le chemin du pouvoir a inauguré chez les dieux l’histoire des avatars de la souveraineté.
Les débordements sexuels d’Ouranos, en empêchant ses enfants de naître, bloquaient le cours de la genèse. La conduite de Chronos envers les siens, pour n’être pas plus tendre, s’inspire de raisons strictement “politiques” : il s’agit d’empêcher un de ses fils d’obtenir à sa place “l’honneur royal parmi les Immortels“ (461-462).
II Le Mythe de la Souveraineté
Au récit d’une genèse s’est substitué un mythe de succession au pouvoir. Comment le monarque, même divin, peut-il éviter, au fil des ans, l’usure, le vieillissement de son autorité ? Chronos s’est hissé sur le trône en attaquant son père. La souveraineté qu’il a fondée repose sur un acte de violence, une traîtrise à l’égard de son “ancien”, qui l’a maudit. Ne doit-il pas subir de la part de son fils le même traitement qu’il a infligé à son père?
Si l’instauration de la suprématie, par l’épreuve de force qu’elle suppose, engage une injustice envers autrui, une contrainte imposée par un mélange de brutalité et de ruse, la lutte pour la domination ne va-t-elle pas renaître et rebondir à chaque génération nouvelle sans que la souveraineté passe jamais échapper ~ cet engrenage de la faute et du châtiment que Chronos a déclenché du jour où, en mutilant Ouranos, il s’est emparé du pouvoir ? Et, dans ce cas, l’ordre du monde que chaque souverain des dieux institue à son avènement ne risque-t-il pas d’être indéfiniment remis en cause?
Tel est le problème auquel répond le récit de la guerre des dieux et de la victoire de Zeus.”
1èr épisode: La progéniture de Chronos
Rhéia a de Cronos, tout à tour, six enfants : Histiè, Déméter, Héra, Hadès, Poséidon et le cadet : Zeus mètioeis, Zeus le Rusé. Dès qu’elle accouche de l’un d’entre eux, Chronos qui la guette, s’en saisit pour le dévorer. Ouranos refoulait sa progéniture dans le ventre de Gaia. Averti par ses parents que son destin était de succomber un jour sous son propre fils, Chronos boucle sa descendance, pour plus de sûreté, à l’intérieur du sien.
Mais pour violent, pour rusé qu’il soit, le premier souverain va trouver plus fort et plus malin que lui. De concert avec Gaia et Ouranos, Rhéia complote un plan de ruse une inètis, pour que Zeus, ultime rejeton, échappe au sort de ses prédécesseurs. A la guette vigilante de Chronos échappent les manoeuvres secrètes de son épouse : elle accouche clandestinement, elle cache son fils en Crète, elle camoufle sous des langes une pierre elle l’offre, sous l’apparence trompeuse du nouveau-né, à la voracité de Chronos qui ne se doute de rien. Et cette ruse, tramée par son épouse et ses parents, en dupant l’astuce retorse du Premier Souverain, permet à son jeune dernier de conserver la vie à l’insu de son père pour bientôt, de force, le chasser du trône et régner à sa place sur les Immortels
(489-491).”
2ème épisode : La lutte pour la Souverainté
“Libérée du ventre de leur père, la jeune lignée des Cronides fait face sur l’Olympe aux Titans juchés sur l’Orthxys. La guerre s’engage et se poursuit indécise, pendant dix ans. Mais Gaia a révélé à Zeus à quelles conditions lui reviendrait la victoire : il lui faut disposer de l’arme fulgurante que détiennent les habiles Cyclopes et s’assurer le concours, au combat, des terribles Cent-Bras, avec leur force sans pareille.
Autrement dit, la défaite des Titans passe par le ralliement à la cause des dieux nouveaux de divinités proches des anciens par leur filiation, leur nature et leur âge.
Cyclopes et Cent-Bras, frères des Titans, vont donc jouer les transfuges et passer dansle camp olympien. Il le faut bien. Détenteurs de l’arme absolue qu’est la foudre, maîtres des prises imparables et des liens infrangibles, ils sont les auxiliaires indispensables de la souveraineté. Pour justifier leur ralliement à Zeus, le mythe raconte que Chronos les avait laissés, ou placés de nouveau, après l’éloignement de leur père et geôlier commun Ouranos, dans un état de servitude dont Zeus seul devait les libérer. A peine les a-t-il affranchis de leurs chaînes que l’Olympien offre aux Cent-Bras nectar et ambroisie, consacrant ainsi leur pleine accession aux honneurs du statut divin. En reconnaissance de ces bienfaits, Cyclopes et Cent-Bras mettent à la disposition de Zeus une habileté et une force qui s’apparentent à celles des deux entités cosmiques dont ils sont issus.
Tout va alors se jouer très vite. Les Titans sont foudroyés par Zeus, ensevelis sous les terres par les Cent-Bras qui les expédient, enchaînés, au Tartare brumeux où Poséidon, sur eux, referme les portes d’airain, devant lesquelles les trois Cent-Bras, au nom de Zeus, montent la garde.”
Dernier épisode :
“L’affaire cette fois parait réglée. Mais Gaia, unie à Tartare, enfante un dernier rejeton, Tliyphée ou Typhon, monstre aux bras puissants aux pieds infatigables, avec cent têtes de serpent dont les yeux jettent des lueurs de flamme. Ce monstre, que sa voix bariolée assimile tantôt aux dieux, tantôt aux bêtes sauvages, tantôt aux forces de la nature, incarne la puissance élémentaire du désordre. Dernier enfant de Gaia, il représente, dans le monde organisé, le retour au chaos primordial où toute chose se trouverait ramenée s’il triomphait.
La victoire du monstre chaotique n’aura pas lieu. Ses yeux de flammes multipliées ne peuvent rien contre le regard vigilant de Zeus qui ne se laisse pas surprendre, l’aperçoit à temps, le foudroie. L’Olympien jette Typhon au Tartare: de sa dépouille sortent les vents de tempête, fougueux, imprévisibles qui, contrairement aux souffles réguliers qu’ont enfantés Aurore et Astraios, s’abattent en bourrasques, d’un côté et de l’autre, livrant l’espace humain à l’arbitraire d’un pur désordre.
Chez Hésiode, la défaite de Typhon marque le terme des luttes pour la souveraineté. Les Olympiens pressent Zeus de prendre le pouvoir et le trône des Immortels.”
Au terme de l’analyse de J.P.Vernant,, sans se laisser séduire par les images du mythe, dont les plus érotiques ne sont pas les moins belles, sans doute faut-il aller plus loin dans la compréhension du Poème
Conclusion : notre compréhension du poème
1) Les « figures de Gaïa et de Chronos
1° Remarquons tout d’abord que les deux Figures principales du poème: Gaia et Chronos, ne font pas partie du panthéon de la religion civique des Grecs, tout entière bâtie sur le trône du premier souverain: le personnage de Zeus.
Nous employons le terme de « figures » à dessein, parce que, sous l’apparence d’une personnification, qui les assimile aux autres dieux, c’est une métaphore que le poète met en œuvre, où le sens figuré ne fait image qu’autant que la signification littérale reste présente.
Gaia et Chronos sont porteurs d’un double sens, où s’inscrit la vision du poète.
Derrière la personnification de Gaïa, les Grecs perçoivent la déesse mère primitive, productive et nourricière ; et c’est cette signification, littéralement comprise, qui permet au poète d’exprimer sa vision « matérialiste » d’une réalité, qui est le contraire du chaos, parce qu’elle n’a pas d’origine, et de donner forme à cette idée, qu’il existe quelque chose de primordial, d’éternel, parce que nulle chose ne peut sortir du néant. Encore faut-il, pour exprimer sa vision, qu’il récuse, en même temps que l’idée d’origine, celle de production : c’est pourquoi, à la différence de la terre mère primitive, génératrice, il doit affirmer que Gaia ne saurait enfanter.
Alors même que Gaia semble avoir généré son double en se reflétant dans le ciel (ouranos), on constate (comme l’écrit J.P.Vernant) que les débordements sexuels d’Ouranos, en empêchant ses enfants de naître, bloquaient le cours de la genèse.
Nous avons essayé de montrer comment, sur la base d’une mutation sociale décisive, cette vision « matérialiste »,-certes naïve, mais conséquente, marquait la rupture avec la pensée mythologique des communautés primitives qui, aux prises avec les forces de la nature, ne pouvaient comprendre l’efficacité de l’action collective qu’en termes de genèse et de production du réel
2° Si le poète, (en ce moment de rupture avec l’organisation des sociétés primitives qui laissent place aux structures « familiales » des « genos »), doit affirmer l’existence primordiale d’une réalité qui ne saurait avoir ni origine ni capacité d’engendrer, comment peut-il bâtir un mythe cosmogonique, une fable qui rende compte des formes, des contours, des phénomènes de mélange et d’alternance qui constituent le monde que nous habitons ?
Là encore la personnification de Chronos ne saurait abolir la signification littérale qu’il a immédiatement pour les Grecs. Le Deus ex machina de la genèse du monde, ce n’est rien d’autre que le temps.
Comment comprendre la rupture dont Chronos est l’auteur ?
Les détails du récit, la description des conséquences de la rupture convoquent au chevet du Mythe tous les fantasmes et toutes les interprétations.
S’agissant d’un acte d’émasculation commis par le fils contre le père et libérant la mère étouffée par les excès sexuels de son époux, interdite de mettre au monde les enfants qu’elle porte en son sein, puis la malédiction du père contre le fils, enfin l’apparition de la violence et de la lutte sur la scène du monde, voilà qui ne peut être plus clair. On pourrait même aller jusqu’à fantasmer sur la jouissance d’éjaculer dans la mer au point d’imaginer qu’Aphrodite naquit de l’écume, ou encore sur les remords incarnés par les Errynnies quand on répand sur la terre la semence du sperme. Toute la psychanalyse n’y suffirait pas pour donner de l’acte de Chronos l’interprétation la plus fausse et la plus « ana- chronique »
Et, si la psychanalyse n’y suffisait pas, la philosophie contemporaine y reconnaîtrait sa caution: De Heidegger à Derrida, sans oublier « Les Mots et les Choses » de Foucault, le temps n’est-il pas cette déchirure au sein de l’Etre, qui ouvre cet abîme qu’on nomme la pensée ou la conscience de l’homme ?
Toutes ces interprétations et ces fantasmes écartés pour cause d’anachronisme, quel sens peut avoir la rupture qui est l’oeuvre du temps, à partir de laquelle seulement il peut y avoir une genèse du monde,- cosmos-?
La réponse se trouve dans la question : on ne peut parler de monde avant qu’il n’y ait une histoire.
2) la rupture avec la pensée mythologique
C’est la révélation que les Muses ont apportée au Poète : la deuxième phase de la rupture avec la pensée mythologique.
Là où le poète demandait aux Muses de remonter jusqu’à l’origine, jusqu’au commencement - ex arkhès - pour lui permettre de « raconter » la genèse du monde -cosmos- c'est-à-dire de la réalité qui se présente comme un ordre, les Muses lui ont fait savoir qu’il n’y avait pas de commencement ; elles lui ont révélé que la question de l’origine était dépourvue de sens, parce que la réalité existe « de tout temps », non point comme un ordre, mais comme une assise sans laquelle il n’y aurait « rien », à proprement parler : une Béance, un Chaos.
De même qu’il y a contre sens à prétendre que la réalité puisse naître du chaos, et quelque chose naître de rien, de même il est contradictoire de vouloir faire la genèse du temps, alors que l’origine implique la réalité du temps.
En livrant à Hésiode le secret « des origines », comme le veut la mythologie, les Muses lui révèlent un double mystère :
La réalité n’a pas d’origine parce qu’elle existe « de tout temps ».
Le temps n’est pas chrono-logique, parce que, inséparable de la réalité, il précède tout logos, - toute pensée de la réalité.
On ne saurait séparer Chronos de sa mère, avant que celle-ci ne décide, pour résoudre la contradiction qui l’oppose au chaos, de manifester sa puissance en mettant au monde ses enfants sous la forme d’un devenir sans fin, où la contradiction qui l’étouffait se transforme en lutte des contraires.
C’est à la réflexion « matérialiste » des « physiologues » qu’il appartiendra de concevoir le mouvement comme une lutte des contraires immanente à la Nature.
Comme l’ont montré J.P.Vernant dans « les aspects mythiques de la mémoire» et P.Vidal-Naquet dans « Temps des dieux et temps des hommes» , le mythe cosmogonique chez Hésiode n’est pas une chronologie de la genèse du monde (ce qui supposerait qu’il n’y ait « rien » avant la constitution d’un ordre (d’un cosmos), mais le point de départ d’un temps historique constitué par des « généalogies » : Récit imaginaire des différentes « races » (genos: générations) qui se sont succédées: en premier lieu, la famille des Olympiens, succédant à Chronos, qui ont établi, avec leur règne, l’ordre du inonde, mais aussi toutes les anciennes races d’hommes qui ont donné leur nom aux temps révolus : à l’âge d’or, puis à l’âge d’argent et de bronze, enfin à l’âge héroïque
« A aucun moment, écrit J.P.Vernant, la remontée le long du temps ne nous fait quitter les réalités actuelles : elles forment « l‘ancien temps », mais elles sont encore présentes » parce qu‘elles appartiennent à la mémoire, qui ne saurait, sans le secours des Muses, aller au-delà du temps historique: le temps des dieux et le temps des hommes. Au delà, c’est la révélation d’une réalité et d’un temps primordiaux, qui sont inséparables, comme le fils encore dans le sein de sa mère
« La Théogonie, écrit P. VidaI Naquet est, pour notre propos, une oeuvre capitale, car, pour la première fois, en Grèce, le monde divin est organisé en un mythe “historique”: il n’y a pas de lien de génération entre Gaia — la Terre mère — et la postérité d’Ouranos, qui commence par une rupture: l’acte décisif de Chronos qui inaugure le temps historique: Là commence la généalogie des «genos ».
3) La double révélation de la Théogonie
a) La question de l’origine
L’analyse de la Théogonie d’Hésiode nous conduit à une première découverte:
Avant que ne naisse, avec l’avènement de la Cité, le dualisme de la pensée et de la nature, qui constituent les termes du problème fondamental de la philosophie, le poète énonce une vérité première : « Quelque chose » ne peut naître de rien. Ce qui est existe de tout temps.
C’est cette vérité que le matérialisme devra retrouver en élaborant le concept de matière.
Dès lors , Il n‘y a pas de réponse à la question philosophique de l’origine, si ce n‘est de comprendre l’origine de la question.
Dans ces conditions (s’il est vrai que la question de l’origine n’a pas de sens),
à quelle question doit répondre le mythe cosmogonique ?
b) La portée du mythe
Avec la Théogonie d’Hésiode la question posée est celle de la rupture : Comment la terre habitée par les hommes a-t-elle pu émerger de la Terre-Mère, les rendant libres à l’égard de la nature tout en les soumettant à la volonté des dieux ?
Le mythe célèbre l’avènement de cette terre des hommes comme un cadeau des dieux, qui définitivement distinguent les hommes du règne animal, les rendant maîtres des récoltes d’une terre, dont ils ne sont rien d’autre, à l’origine, que la progéniture : L’histoire des dieux nés de la terre mère comme d’un abîme est-elle autre chose que 1émergence d’un ordre humain, qui confère aux hommes la stature et l’autonomie des dieux?
La contradiction primordiale entre la Terre et le Chaos éclaire le destin des hommes, qui sont contraints, pour habiter cette terre, de faire triompher, dans une lutte sans fin, l’ordre humain sur le chaos : seule la bienveillance des dieux peut maintenant les soutenir dans cette tâche prométhéenne.
Ce n’est pas seulement le mythe cosmogonique d’Hésiode qui s’éclaire à la lumière de cette contradiction, mais une interrogation qui reste aujourd’hui vivante, parce que le destin des hommes reste obscur, comme au jour de ce premier poème de notre civilisation.
A trois millénaires de distance, sous une forme, plusieurs fois renouvelée par les mutations de l’histoire, l’énigme est reconnaissable : Comment comprendre que l’homme, fils de la terre -terme de l’évolution du vivant- soit devenu, comme un dieu, capable de façonner la terre à son image sans pouvoir maîtriser le chaos, sans pouvoir jamais combler le vide qui le sépare de son destin, - toujours fabricateur d’idoles ou de valeurs pour donner sens à sa vie et à son histoire?
c) L’origine de la question
L’énigme, qui précède de loin l’avènement de la philosophie, est là tout entière, dès la rupture avec la pensée mythologique:Comment la Terre, qui seule existe comme la mère de toutes choses, a-elle pu, sans enfanter elle-même, devenir « Terre des hommes » ?
C’est à imaginer cette impossible genèse qu’est consacré le mythe cosmogonique d’Hésiode.
Pour que naisse l’insoluble problème philosophique de l’origine du monde, il faudra qu’avec l’avènement de la Cité, les rapports des hommes entre eux, s’émancipant de la communauté du « genos », se constituent comme une réalité indépendante,, comme un ordre ( cosmos) qui garantit l’autonomie des citoyens.
Il ne s’agit pas de l’ordre de la nature qui reste pour eux le champ chaotique des forces mais bien de l’ordre qui s’institue entre eux indépendamment de leurs rapports à la nature.
Ce qui s’exprime à travers l’insoluble question de l’origine du monde (physique), c’est l’énigme de la genèse d’un monde humain, l’institution de rapports sociaux, dont la constitution masque leur base réelle.
C’est à partir de la constitution de la Cité que l’énigme de la genèse prend la forme d’un dualisme qui oppose la matérialité de la nature, qui détient en elle la loi de ses changements, et l’idéalité d’un ordre qui reflète les rapports des hommes entre eux, tels qu’ils sont institués par la loi humaine.
C’est I‘oeuvre d ‘une pensée matérialiste, qui se développe entre le VI et le début du Vsiècle, d’élaborer ces concepts :
- celle des « physiologues «, qui élaborent le concept de nature (phusîs), comprise comme une réalité ayant en elle-même sa loi, la raison de son mouvement,
- celle de Parménide et des Eléates, qui élaborent le concept d’une pensée qui ne saurait avoir d’objet que si l’on conçoit le réel non comme une nature matérielle indépendante de l’esprit, mais bien comme un Etre entièrement intelligible, qui, dans son unité, échappe à tous les changements apparents d’une nature que rien ne permet de comprendre.
C’est à l’élaboration de ces concepts qu’il nus faut maintenant assister.
PARTIE II :
L’ELABORATION DES CONCEPTS
NOTA :
L’essentiel de ces chapitres est emprunté au cours de Jean-Toussaint Desanti professé à l’Université populaire au cours des années cinquante
Introduction :
Pourquoi étudier le matérialisme antique ?
1. La philosophie antique a été falsifiée.
On a fait de Platon le centre, le moment culminant de la philosophie antique ; et les philosophies matérialistes ont été interprétées en fonction de Platon, de l’apparition de ce moment culminant. La meilleure preuve en est que les autres philosophes n’existent que comme “pré-socratiques”, comme si Socrate était le noeud de la pensée grecque, comme si, avant la philosophie de Platon, la philosophie antique ne méritait pas le nom de philosophie.
2. Le matérialisme philosophique est un courant qui se poursuit d’un bout à l’autre de l’antiquité : des premiers physiciens (Thalès) jusqu’à Epicure, Lucrèce puis l’Epicurisme, de sorte que, dans l’Antiquité, les grands idéalistes sont influencés par ce courant matérialiste et se définissent par rapport à lui.
3. L’idée de phusis, c’est à dire l’idée de la primauté de la nature, est l’idée centrale :
Depuis Hésiode, les Dieux, s’ils existent, ne sont créateurs de rien ; ils ont été créés par la Terre qui a enfanté le Ciel, lequel a enfanté Chronos, dont les dieux sont la progéniture. Dans la Théologie d’Aristote, Dieu ne crée pas le monde, S’il met la matière en mouvement c’est parce que celle-ci tend vers lui, parce qu’elle l’aime ( autô eroménon).
Le rôle de la philosophie matérialiste consiste à élaborer le concept (abstrait) de phusîs (nature) comprise comme une réalité existante par elle-même indépendamment de l’homme et de tout ordre humain.
Comment comprendre la genèse et le développement de cette première réflexion philosophique et quelle en est la portée ?
I La base économique de cette idéologie
Des origines (VI0 siècle) à 271 (mort Epicure) la société a évolué. Mais, il y a une base commune qui explique les transformations mêmes.
A — Caractères communs
L’esclavage :
L’existence de l’esclavage caractérise les sociétés antiques : mais de l’économie « familiale » à l’économie de la Cité l’esclavage a évolué. Dans Homère, qui écrit en 800 Av.J,C. mais décrit la société de 1200 Av. J.C., l’esclave se dit : dmôs - racine indo-européenne qui se retrouve dans domos la maison. Plus tard : l’esclave se dira : doulos d’une racine indo-européene qui signifie” travailler “.
Cette évolution montre comment le travail des esclaves est devenu la base de l’économie.
Il existe depuis le début : Aristote dans le Politique dit que la société grecque a commencé par la Maison ;et, dit-il, la maison, c’est le Maître, le boeuf, la femme et l’esclave. Mais l’esclavage a évolué pour devenir la force productive essentielle qui constitue la base de la société: Au VII siècle en Attique, sur 160,000 habitants il y a 30000 citoyens, 30 000 étrangers et 100 000 esclaves Au Vème siècle il Le nombre des esclaves s’est fortement développé: il s’élève à 400000.
Une économie agraire
A l’origine l’économie est entièrement agraire ; l’artisanat et le commerce sont des compléments et n’existent qu’autant qu’ils sont nécessaires aux échanges des produits agricoles. A la belle époque, au Vème siècle, on assiste à un développement du commerce et de l’économie monétaire, qui donne lieu à l’hégémonie des villes Ioniennes, puis de Corinthe, puis d’Athènes. Mais, même alors, des régions entières restent agraires, où le servage se développe. En Thessalie, en Laconie : les pénestes et les hilôtes. Dans les villes de commerce elles-mêmes -celles qui exercent la thalassocratie- le moteur du commerce est l’échange des produits agricoles : le blé qu’on importe du Pont, de la Sicile, de l’Egypte et l’huile qu’on exporte.Une inscription de l’île de khôs (2ème siècle) précise que les plus fortunés sont les pêcheurs, les maraîchers, et les observateurs (de thons)
L’économie marchande n’est pas la forme dominante de l’économie : le quai mis à jour à Delos a 250 mètres de long!
Conséquence : La lutte pour la possession du sol, entre les possesseurs et les non-possesseurs est le moteur de l’histoire. C’est ainsi, que Thucydide explique la colonisation par le manque de terre, Au moment de la dissolution du genos, la terre n’étant pas aliénable, nombreux sont ceux qui, privés de propriété, doivent s’expatrier.
L’industrie occupe une place limitée dans cette économie
Elle n’existe que dans certaines régions et certains centres ; à Corinthe : industrie métallurgique et lainière (d’où l’habileté légendaire des Corinthiens) ; à Milet, à Athènes aussi. Partout ailleurs, c’est l’artisanat qui l’emporte comme complément de l’économie agraire. Au début, il n’est même aucune spécialisation : le skutotomnos, fabricant de boucliers, fait aussi des costumes, des ceintures et des chaussures ; le tekton, charpentier, fait les bateaux, les maisons, les meubles. La spécialisation n’apparaît ensuite que dans les grandes villes. Mais les différents spécialistes ne travaillent pas dans le même atelier : on ne peut pas parler de manufacture, Par exemple, la plus extraordinaire entreprise aux yeux des grecs, celle de Kephalos qui fabrique des boucliers, emploie 120 esclaves. Le père de Démosthène, grand fabricant de couteaux, emploie 30 esclaves.
De plus, le contenu de cette industrie est le complément de l’économie agraire la poterie ( récipients pour le blé et l’huile.), les travaux publics, les mines, les boucliers.
En fin de compte prédominent les ateliers, dans lesquels travaillent un Maître et 1 ou 2 esclaves.
B — Pourquoi cette économie reste- t- elle purement agraire?
La réponse se trouve dans le faible niveau du développement des forces productives :
Presque unique instrument agricole, l’araire n’est pas une charrue mais un pic retourné avec un levier rapporté au manche. Le boeuf, attelé par le cou, ne fait que tirer l’instrument ; et c’est l’homme (l’esclave) qui doit appuyer de toutes ses forces pour faire pénétrer le pic dans la terre. Il exerce un mouvement antagoniste de celui de l’animal et c’est lui qui développe la force essentielle.
C ‘est donc I ‘homme qui est I ‘instrument de travail essentiel.
Ainsi s’explique la nécessité du développement de l’esclavage ; le seul moyen d’augmenter la production et d’enrichir les propriétaires du sol, c’est d’augmenter le nombre des esclaves.
Cette base économique explique les limites de l’évolution de société grecque
La masse de la population étant esclave, il n’y a pas d’extension possible du marché : il n’est donc pas utile de chercher une amélioration des procédés techniques, de la domination de l’homme sur la nature. La force motrice de la production (l’esclavage) est en même temps le frein de la production, le frein du développement des moyens de production.
Ainsi, s’explique la ruine rapide de la Grèce : au Vème siècle, c’est l’apogée ; au IVème siècle, c’est la décadence:
Pour s’enrichir les propriétaires doivent augmenter le nombre des esclaves (loi de la plus-value) ; les petits et moyens propriétaires disparaissent; les classes moyennes sont ruinées. On assiste à une féodalisation.
Ni société marchande, ni société industrielle, il s’agit d’une économie agraire dans laquelle la force productive essentielle reste le travail des esclaves.
II. Conséquences dans le domaine de l’idéologie :
1) Les limites de l’idéologie
Parce que l’économie grecque n’est pas une économie marchande ni une économie industrielle mais une économie domaniale d’échange, la science et le matérialisme vont apparaître dans les cités qui se sont trouvées pour un temps à l’avant garde, l’économie d’échange l’ayant emporté sur l’économie domaniale.
Le caractère universel de l’idéologie scientifique est en même temps localisé.
Dans l’idéalisme grec on trouve la nostalgie du temps passé, l’amour de la rigidité spartiate. L’idéologie antidémocratique d’Athènes fait appel aux vieilles structures agraires et à la mythologie qui les exprime.
a) 11 y aurades centres et des régions privilégiées pour le développement de la pensée scientifique, dans les îlots où se trouvent les formes les avancées de l’économie : dans les îles ioniennes , puis à Athènes ; en revanche, il n’y a pas de philosophes à Sparte
b) Les structures retardataires,- celles de l’économie agraire qui s’expriment dans les vieux mythes, limiteront le matérialisme qui se développe, et lui donneront sa forme particulière.
c) La conséquence la plus importante est le divorce entre la théorie et la pratique:
Aristote (Politique 1,7) écrit:
“Ce que l’esclave doit savoir faire, le maître doit savoir le commander. Ceux qui ne veulent pas avoir de souci qu’ils prennent un intendant et qu’ils s‘occupent de politique et de philosophie”
L’élaboration théorique se trouve séparée de la pratique, de la production, parce que le penseur se décharge du “souci des choses” :
Il n’y a pas de philosophie qui soit le point de vue des esclaves sur le monde, cela parce que l’esclave est chose, objet: Dmôs, doulos, andrapodon (bien-fonds en homme/propriété en hommes) Le rapport de l’esclave à l’objet n’est pas un rapport réfléchi et ne peut l’être, c’est un rapport mécanique, parce que l’esclave est la seule force productive. Il est lié d’une manière indissoluble à la nature en un rapport immédiat: ce rapport n’est pas le sien parce que son travail n’est pas reconnu par la société mais seulement compense. Parce qu’il est une chose. Il ne peuty avoir une idéologie de l’esclave.
.
En même temps l’esclave modifie le rapport de l’homme libre à la nature.
Comme nous le soulignons dès notre introduction : dans le rapport des hommes libres à la nature, intervient un médiateur: un autre homme, l’esclave: -rapport réfléchi mais indirect.
Le reflet qu’est la philosophie va se constituer par l’intermédiaire du travail d’un autre.
D’où une scission dans l’origine même de l’histoire du reflet. Les classes qui réfléchissent sont des classes qui sont oisives, qui ne travaillent pas. C’est ainsi que Platon, les pieds dans le ruisseau de l’Illissos, s’adresse à ses interlocuteurs: puisque nous n avons rien” affaire “, interrogeons-nous sur le courage.
Le noyau scientifique, qui l’emporte sur le noyau religieux au cœur de la réflexion philosophique se développe non pas sur la base des techniques, mais sur la base de l’abstraction : des progrès croissants de l’analyse, des mathématiques, de la rhétorique, de tout ce qui permet de rendre plus transparents les rapports entre hommes libres.
Les conflits idéologiques ne se développent pas sur la base d’un conflit entre deux manières de se rapporter à la nature, mais sous la forme d’un débat permanent sur la portée du langage qui est au cœur de l’éducation et de la vie politique.
A.Le concept de matière (concept rationnel)
Les historiens bourgeois, fait remarquer Desanti, ont oublié de définir la matière, de préciser sa notion : Est-elle monde sensible ? ou devenir ? ou nature ?
Qu’est ce que le concept de matière ?
Si l’on veut comprendre les limites du matérialisme antique, c’est sans doute par là qu’il faut commencer.
Le concept, élaboré par une longue histoire, qui trouve son expression la plus complète dans les textes de Marx et d’Engels, comporte trois affirmations essentielles, que Desanti exprime ainsi en soulignant que ces trois principes sont solidaires:
1. L’unité du monde c’est sa matérialité, 2. La matière ou l’être précède la conscience 3. Il n’y a pas de barrière entre l’être et l’homme qui connaît. |
Il faut donc poser la question :
Y a-t-il dans la philosophie grecque un concept qui réponde à ces exigences?
-
Le mot qui en grec signifie matière est : hulè
Au sens primitif , le mot désigne le bois - puis tout matériau, ce avec quoi sont faits les objets fabriqués. Concept de caractère technique : Ce à quoi la main de l’homme a affaire. On pose d’emblée que cette réalité est inerte: le bois ne deviendra pas lit. L’arbre, maison. Il faut un moteur qui est la main de l’homme, le travail. Dans les textes orphiques : l’océan et Thétis sont nés d’une certaine Hulè (grec) Mais la matière n’a rien engendré. Il a fallu qu’elle prenne la forme de la dyade Océan Thétis pour qu’elle engendre quelque chose.
C’est Aristote qui a fait de la « hulè » une notion, un concept, en montrant qu’elle n’a de sens que dans son union avec la forme , qui constitue toute chose concrète.
Ce n’est pas à l’histoire de la hulè que l’on peut se référer pour comprendre la conception que le matérialisme grec se fait de la matière.
b )La notion de phusis :
Voici les textes:
Platon (Lois 192)
« Ce qu’ils veulent dire lorsqu’ils parlent de phusis, c’est le changement ( genesis ) et ce qui est à l’origine du changement.
Aristote (Phys. 11193 a):
“C’est pourquoi les uns ont dit que la phusis est le feu, les autres la terre, les autres l’eau. Les uns disent que c’est seulement quelque un de ces éléments ; les autres que c’est tous ces éléments pris ensemble. - les éléments qui sont dans les choses, dans tous les êtres.”
La phusis est primitive et présente dans tous les êtres ; en ce sens elle répond aux exigences du concept de matière ; mais elle comporte une ambiguïté à laquelle vont se heurter les premiers penseurs matérialistes -les « physiologues » : comment la nature peut-elle être à la fois mouvement et source du mouvement, à l’extérieur du devenir( genesis ) et en même temps identique à ce devenir ?
La question posée est celle de la cause des mouvements, qu’il s’agit de découvrir
dans la nature elle-même en recherchant « l’élément » susceptible d’engendrer par sa transformation les autres éléments constitutifs du réel.
Cette première étape conduit à la vision matérialiste d’Héraclite, affirmant que le principe du changement n’est pas à chercher dans l’un quelconque des éléments, parce qu’il est la loi même du devenir.
c ) To on: “l’étant “, l’existant; ce qui est.
Ce terme, que nous traduisons par le mot « être » est le participe présent substantivé du verbe grec « eïvaï », ce qui montre bien que les penseurs grecs ne disposent pas d’un concept pour désigner l’être abstraction faite de ses manifestations concrètes : ces changements, ces transformations des éléments les uns dans les autres, qui constituent la « nature ».
Or, cette vision de la nature se heurte à une aporie : Si la réalité se confond avec ses changements incessants, voire erratiques, comment la pensée peut-elle comprendre le réel ? Si rien n’est stable ni permanent, comment peut-il y avoir connaissance d’un objet, de quelque chose qui existe véritablement.
“De ce qui n ‘est pas, écrit Parménide, tu ne peux pas avoir de pensée.
C’est Parménide qui, en employant le terme « To on » va élaborerle concept d’être pour désigner la totalité du réel : Si la pensée doit avoir un objet ; il faut que l’ëtre existe indépendamment de la connaissance immédiate que nous en avons.
Contrairement à l’interprétation courante (idéaliste) du Poème de Parménide sur laquelle nous reviendrons, il faut bien situer sa démarche dans une réflexion matérialiste, parce qu’il établit l’un des principes fondamentaux du matérialisme : l’antériorité de l’être par rapport à la pensée, son objectivité indépendamment de la connaissance. Mais, déjà préoccupé de fonder la connaissance (celle de son temps), il reste muet sur la nature de l’être, laissant en question le problème de sa matérialité.
Cette question laissée en attente permet de comprendre la genèse de l’ontologie, que va mettre en œuvre la démarche idéaliste. Lorsque le penseur, pour fonder à la fois la valeur des idées scientifiques (les concepts mathématiques) et l’idéalité des valeurs (consacrant l’ordre de la Cité), établira la réalité objective des « Idées », face à la réalité sensible, la question surgira : - A laquelle de ces deux réalités faut-il accorder l’être ?
On connaît la réponse platonicienne : par un renversement qui constitue la démarche idéaliste, Platon, tout en affirmant l’antériorité de l’être sur la connaissance - condition de tout savoir- soutient que l’être existant vraiment : “to on “, c’est, non le réel sensible, mais 1 “eldos “(l’Idée).
Reprenant le problème pour échapper au dualisme platonicien, c’est Aristote qui formule la question ontologique, qui, à ses yeux, constitue l’interrogation propre à la philosophie : « Ti to on ? » Qu’est-ce que l’être ?.
Pour répondre à cette interrogation à partir du dualisme mise à jour par la réflexion, la philosophie doit se constituer comme un système qui réconcilie les contraires.
d) La matérialité de l’être
est conceptualisée par Démocrite, dont la vie et l’œuvre chevauchent le VI° et le V° siècles, consacrées autant aux sciences - mathématiques, astronomie, musique- qu’à la philosophie.
Citons ce passage d’un texte perdu d’Aristote : un traité sur Démocrite, dont on possède un morceau recueilli par Simplicius
« Démocrite pense que la nature des choses éternelles est constituée de petites substances infinies en nombre. Outre ces substances, il ajoute un lieu infini en
grandeur. Il appelle le lieu des noms suivants: le vide: to kenon, le rien: ouden l’illimité: apeiron. Quant à chacune des petites substances, il les appelle le quelque chose : den (ce qui est par opposition à ce qui n’est pas) et le plein et l’être “.
“Il pense d’un autre côté que ces substances échappent à nos sens et qu’il leurappartient d’avoir différentes figures et grandeur et à partir d’elles se composent les volumes, les corps sensibles et visibles “.
“Elles sont toujours en état d’agitation et transportées dans le vide à cause de leur différence et des formes diverses. A cause de cela elles tombent les unes sur les autres et s ‘entrelacent de telle sorte qu’elles se touchent se rassemblent pour constituer une nature une, et ainsi c ‘est très aisément que ce qui est deux et ce qui est plusieurs devient un.
Elles demeurent en liaison jusqu ‘à ce que par l’effet de quelque cause une séparation et un choc les séparent.
Tous les traits du concept de matière se trouvent énoncés dans ce texte :
-Ces éléments préexistent: ils existent avant que l’évènement de la connaissance ne se produise.
-Ces éléments sont un corps : sôma qui désigne un corps physique en mouvement- dont la racine signifie : ce qui se gonfle: ce dont la masse est susceptible de se développer et donne naissance à quelque chose qui tombe sous les sens.
-Cette sorte d’être est principe : Le principe de la naissance et de la mort, de la qualité sensible se trouve dans ces substances,
-cette matière est élément ( to stoichelon ). Or l’élément c’est ce qui subsiste sous les choses qui changent et constituent l’origine de leur changement. L’être subsiste au-delà des qualités.
- Ces éléments dans leur mouvement sont la raison de tous les changements qui se produisent chez les plantes, animaux mais aussi dans tous les mondes.
Ainsi ce concept désigne une réalité qui est à la fois mouvementet origine,- ou
Raison- des apparences.
Pour des raisons qu’il nous faudra analyser, Démocrite rompt avec le concept de phusis, dont le contenu, encore mythologique, permettait de comprendre la matière comme la réalité concrète de tous les changements pour découvrir ainsi au cœur du réel le principe du devenir. Avec la réflexion de Démocrite, la matière se situe au-delà des apparences sensibles dans ces mouvements dont les sciences du nombre et de la mesure nous livrent le mécanisme secret.
Voici une constatation, dont il nous faudra mesurer l’importance : La première réflexion matérialiste ne parvient à élaborer le concept de matière qu’en l’identifiant avec la représentation que nous en donnent les sciences, qui réduisent le changement au mouvement, c'est-à-dire aux transformations quantitatives du réel.
B. Les étapes de l’élaboration des concepts
I. Histoire de la phusis La physique ionienne ou: « Les Milésiens »
Thalès, Anaximandre, Anaximène.
580 547 542
Préliminaire historique
Pour qu’apparaisse, une réflexion abstraite élaborant, à la place de l’idée de cosmos, l’idée de phusis, c’est à dire l’idée d’une réalité matérielle indépendante de l’ordre humain, il faut un changement des conditions sociales. Or ce changement va apparaître en lonie au VIème siècle av. J.C.
Les informations nous sont apportées par Thucydide dans « la Guerre du Péloponèse ».
En 580 en lonie : Période qui précède le développement des cités d’Ionie. Pas de commerce. Pas de plantation. Chacun va de son côté à la recherche de la subsistance.
Thucydide décrit l’état d’insécurité après la dissolution du genos.
Au Chapitre V : Dès que les relations maritimes avaient commencé à se développer, la piraterie se développe en même temps ; à la tête des pirates, il y avait des hommes qui étaient puissants, qui cherchaient un profit pour eux-mêmes et une subsistance pour les faibles.
Chapitre XIII : période de l’économie monétaire.
-On vit des tyrannies s’établir avec l’augmentation des rentrées en argent.
-Développement de la puissance navale, d’abord à Corinthe, où l’on a fabriqué la première trière, puis les Ioniens au début du Vsiècle, puis Samos où le tyran Polycrate lutte contre les aristocrates de la terre.
-Transformation des modes de vie :la richesse mobilière apparaît et également la monnaie. Apparition d’une classe nouvelle, d’abord une plèbe d’artisans, puis une élite d’artisans d’art, et une classe d’armateurs (Les propriétaires du sol deviennent eux-mêmes armateurs)
C’est en lonie ,en particulier à Milet, que ce mouvement se cristallise.
On a ainsi les conditions du développement d’une conception scientifique du monde.
Thalès, Anaximandre, Anaximène sont des représentants des classes nouvelles.
Les trois penseurs
Thalès :
Idée fondamentale : Derrière les choses soumises au devenir ( Aristote dit : soumises à la génération et à la corruption ), il y a quelque chose qui demeure et qui est à l’origine de changement. En dehors du changement et en même temps cause du changement : telle est la notion de phusis : son contenu. C’est l’unité du changement et de son principe. Thalès affirme que ce principe c’est l’eau:
Aristote fait dire à Thalès qu’il a posé l’eau comme principe à partir d’observations : Il aurait vu que les choses se nourrissent de l’humide : l’eau est nourricière, la mer est principe. Les semences de toutes choses sont humides. Aristote est conscient de ce mélange de mythologie et d’observation rationnelle. La phusis est à la rencontre de plusieurs concepts :
-source du changement
-changement même
-notion de substrat.
Les choses sont faites d’eau, en même temps que l’eau est leur cause.
Anaximandre:
1ère démarche :
Pour Anaximandre, ce n’est ni l’eau ni aucun autre des prétendus éléments mais une substance différente de ceux-ci qui est infinie et d’où procèdent tous les cieux et tous les mondes qu’elle enveloppe...
Les choses retournent là d’où elles sont sorties “comme il est prescrit, car elles se donnent les unes aux autres séparation et satisfaction de leur injustice, suivant le temps marqué » ( comme il le dit en termes poétiques )
L’infini (apeiron) joue le même rôle que l’eau de Thalès: Mais, de plus, cet infini semble être indifférent à la qualité. Qu’est-ce que cela signifie?
Aristote : livre III 204 b 22 de la physique donne une interprétation
Par quelle démarche, se demande t-il, a-t-on pu penser que l’infini était principe? “ Certains posent un infini corporel mais ce n’est pas l’eau, l’air et cela afin que les autres éléments ne soient détruits par celui d’entre eux qui est infini ; en effet ils ont entre eux des contrariétés, par exemple l’air est froid, l’eau humide, le feu chaud. Une seule de ces choses infinie, et voilà toutes les autres détruites ; il faut donc qu’il y ait une autre chose d’où viennent celles-là.“.
Si l’on donnait l’infini à l’un des éléments, cet élément deviendrait tout l’être. Et alors il n’y aurait plus de place pour les autres, car en toutes choses il y a des contrariétés. C’est le souci d’expliquer tout le contenu des choses (transformation des qualités les unes dans les autres) qui a poussé Anaximandre à nier que le principe soit une qualité.
Il y a là les germes d’une pensée dialectique conceptuelle : la cause doit être d’une autre nature que ses effets et doit paraître dans ses effets comme la négation de ses effets pour qu’ils puissent y trouver leur origine, leur explication.
2ème démarche :
Anaximandre va jusqu’à tenter d’expliquer par l’évolution de la nature la genèse de l’homme.
“Les créatures vivantes naquirent de l’élément humide, l’homme était au début semblable à un autre animal, un poisson. L’homme naquit d’animaux d’une autre espèce ; en effet l’homme a besoin d’une longue période d’allaitement ; et, s’il avait été à l’origine ce qu’il est, il n ‘aurait pu survivre “, ce n‘est pas le cas des animaux”.
Il y a un effort pour penser le devenir en termes naturalistes ; c’est un type de pensée rationnel. L’homme vient de l’animal étant donné la manière dont il est constitué.
Anaximandre accomplit un véritable pas en avant :
a) L’idée de nature se trouve davantage rationalisée, L’infini n’est aucune des qualités mais leur rapport interne et leur raison.
b) L’idée que le devenir a une loi et n’est pas aveugle.
c) L’idée que la vie se développe, selon un principe d’adaptation.
Par une réflexion de la nature se trouve exclue l’explication cosmogonique du monde. On voit comment un changement social (qui se produit d’ailleurs dans une région limitée : l’Asie mineure) est capable de provoquer une véritable rupture dans la réflexion du penseur sur le monde qui l’entour.
Anaximène : compagnon ( etairos) d’Anaximandre
Extrait de Théophraste :
“La substance fondamentale est une et infinie mais elle n’est pas indéterminée -c’est l’air De lui sont nées les choses qui sont, ont été, seront, les Dieux et choses divines ; les autres sont nés de la descendance de ces choses L’air se sépare aux diverses substances en vertu de raréfactions et condensations.”
L’air par raréfaction devient le feu ; par condensation il se transforme en eau ; et l’eau elle-même par un maximum de condensation se transforme en terre.
Pourquoi l’air et non seulement l’infini ? C’est un point de vue positif que celui d’Anaximandre. En effet ce que cherche Anaximène, c’est trouver un élément tel que toutes les qualités observables puissent être expliquées à partir de lui. Ce n’est pas tant l’air qu’il pose comme principe que les propriétés de l’air, son mouvement : La raréfaction et la condensation.
La dialectique interne de l’élément explique le mouvement. Anaximandre concevait la source comme l’anéantissement de la qualité mais après cela il ne savait pas comment les qualités se transforment les unes dans les autres : il ne savait pas expliquer les changements qualitatifs. Anaximène n’a pas besoin de cette idée.
Anaximène, va plus loin en cherchant à expliquer à partir d’un élément primordial toutes les qualités du monde, tel qu’il se présente à nous. C’est ainsi que la pensée matérialiste peut éliminer la pensée mythologique qui rendait compte du monde -du cosmos- tel qu’il nous apparaît
Le concept de phusis comprend maintenant trois éléments:
Elle est à la fois ce dont les choses sont faites, l’origine de leur mouvement, la raison de leur génération. Elle est mouvement mais unité_ de ce qui se meut, devenir et négation du devenir et unité de ces deux éléments.
Ce qui est demeure et ce qui change sont deux catégories qui semblent s’exclurent mais qu’elles s’excluent, c’est, aux yeux de ces penseurs, la garantie de leur unité. La dialectique de l’un et du multiple n’est pas déployée, mais l’idée est née selon laquelle c’est la contrariété qui fait l’unité de la nature.
L’impasse de la réflexion des physiologues
Dans les Études philosophiques, Marx et Engels notaient : « Le monde est un enchevêtrement infini de relations et d’actions réciproques, où rien ne reste ce qu’il était et comme il était, mais où tout se meut, change, devient et périt. »
Dès le moment où la réflexion, qui devient la tâche des penseurs, rompant avec la cosmogonie mythologique, se donne pour objet de comprendre la nature - phusis -, c’est le changement qu’il faut expliquer. Ceux qu’on a appelé les physiologues décrivent le changement comme la transformation les uns dans les autres des quatre éléments primordiaux : la terre, l’eau, l’air et le feu. Mais, chacun d’eux pose la question : - ne faut-il pas, pour qu’il y ait transformation, que l’un de ces éléments soit premier -plus « vieux » que les autres- et joue le rôle de principe ? Pour l’un -Thalès- c’est l’eau ; pour Anasimène, c’est l’air, pour Héraclite, ce sera le feu ; Anaximandre va plus loin : ce n’est ni l’eau ni aucun autre des prétendus éléments mais une substance différente de ceux-ci qui est infinie et d’où procèdent tous les cieux et tous les mondes qu’elle enveloppe ; si l’on donnait l’infini à l’un des éléments, cet élément deviendrait tout l’être. Et alors il n’y aurait plus de place pour les autres, car en toutes choses il y a des contrariétés. Aristote résume ainsi : « Une seule de ces choses infinie, et voilà toutes les autres détruites ; il faut donc qu’il y ait une autre chose d’où viennent celles-là. »
C’est le souci d’expliquer tout le contenu des choses (transformation des qualités les unes dans les autres) qui a poussé Anaximandre à nier que le principe soit une qualité.
Si l’on identifie l’être à la phusis, il faut le comprendre comme ce lieu indéterminé, cet infini - apeïron - où les éléments se transforment les uns dans les autres ou se combinent entre eux. Le changement suppose un substrat. Mais, comment ce qui est dépourvu de qualité : une matière indéterminée (que le grec désigne par hylè) peut-elle donner naissance à un univers qui doit avoir en lui-même sa raison d’être ?
II. Une démarche de pensée nouvelle : Parménide, l’Eléatisme.
a) Eléments chronologiques :
-Quatre vingt ans en 440 - Adulte en 500 -
-Né à Elée (sud de l’Halie). ville neuve fondée 550 par des Phocéens qui avaient quitté la Corse, refoulés par les Carthaginois
-disciple des pythagoriciens puis s’est brouillé avec eux.
-venu à Athènes où Périclès aurait suivi ses leçons.
-Rôle politique : Plutarque dit que Parménide a rétabli l’ordre dans sa patrie au moyen de lois excellentes.
Il y fait allusion dans son poème : “ce n’est pas un destin mauvais qui t’a conduit ici mais la justice des dieux et la justice des hommes”.
b) Un contresens sur la pensée de Parménide :
On a voulu que Parménide fût l’initiateur de la pensée idéaliste, La formule : “Pensée et objet de pensée sont une seule et même chose “(trad. Burnett) signifierait que l’être auquel la pensée s’applique ne saurait être ni les mouvements et changements qui constituent les phénomènes naturels, ni le devenir qui exige de penser le passage du néant à l’être - parce qu’il faudrait pouvoir penser le non-être. .L’homme ne saurait penser l’être (la réalité) que parce que l’être n’est rien d’autre que l’objet de la pensée : l’être n’existe qu’autant qu’il est intelligible ; et tout ce qui est changement -la réalité du monde telle quelle nous apparaît- n’est qu’une apparence ; le devenir, fait de tous ces changements n’existe pas réellement ; car, si je me réfère au langage, je constate que je ne puis dire que «ce qui est » et jamais « ce qui n’est pas » ; jamais je en puis exprimer ce qui constitue le changement, c’est à dire le passage du néant à l’être.
c)Le sens de la pensée de Parménide :
Cette interprétation idéaliste de la pensée de Parménide repose sur un erreur de traduction. Parménide ne dit pas : “Pensée et objet de pensée sont une seule et même chose “ ; il dit “C’est la même chose qui est donnée à penser et qui est l’objet auquel la pensée s’applique car sans l’être dont elle est l’expression, tu ne trouveras plus l’acte de penser. »
« Le même objet est donné à penser et à être », cela veut dire qu’on ne peut pas penser ce qui n’est pas. Il y a quelque chose qui est donné à penser. Une pensée
qui ne serait pensée de rien ne pourrait même pas être énoncée.
Autrement dit, la réflexion de Parménide, loin d’être la première formulation de l’idéalisme qui identifie l’être et la pensée est en fait la première formulation d’une théorie de la connaissance.
Après que les milésiens ont élaboré le concept abstrait d’une réalité comprise comme indépendante de l’homme, la question se pose -a laquelle Parménide tente de répondre- : Que peut-être la pensée ?
Et, la réponse, qui naît de l’analyse logique ( c’est à dire de la réflexion sur le langage ), c’est que la pensée ne peut-être rien d’autre que la connaissance ( et l’énonciation ) de ce qui existe réellement. C’est bien là la première proposition d’une théorie de la connaissance .
Cette élaboration du concept de pensée comme connaissance de l’être a plusieurs conséquences -que développe Parménide- sur la conception de l’être, de la réalité, de l’univers.
- Si la pensée logique ne peut jamais énoncer que ce qui est, cela veut dire que l’univers tel qu’il existe réellement, pour être pensable, doit être identique à lui-même : une totalité que la pensée peut comprendre ( c’est à dire embrasser ). Voilà pourquoi Parménide attribut à l’être une forme sphérique qui assure à l’univers son identité et son éternité sur lesquels se fonde la possibilité de la connaissance.
-Ainsi donc on ne peut penser la naissance du monde comme le fait la cosmogonie sans nier la pensée rationnelle. On ne peut non plus penser le changement qui passage du néant à l’être. On ne peut encore moins penser la destruction du monde.
Conclusion :
-La réflexion de Parménide constitue un progrès :
Il substitue au concept de monde l’être comme catégorie de la connaissance. La théorie de la connaissance s’ébauche: tu ne peux connaître que le monde qui est. Il pense la notion du monde comme cause de soi même, comme étant sa propre origine, ayant en lui-même sa rationalité. On peut dire que Parménide est le père du matérialisme gnoséologique : si l’on veut poser le problème de la connaissance, il faut commencer par concevoir le monde physique, comme unité, comme totalité, existant indépendamment de la pensée.
-Mais en même temps il s’agit d’un reecul :
Dans la mesure où la négation appartient à la description du mouvement, du changement, du devenir (ce qui n’était pas existe maintenant, ce qui existe maintenant ne sera plus), il faut dire que l’être ne comporte ni temps ni mouvement. Il est intemporel et immuable. De lui, on ne peut dire « il était, il sera », mais seulement « il est », sans temps verbaux. On ne peut donc plus dire : « il devient, mais il est même que soi ». Que se passe t-il dans le monde et quelles sont les causes ? De cela, on ne peut rien dire.
Ainsi la réflexion de Parménide est bien une pensée anti-dialectique dans la mesure où à la différence des physiciens, il exclut toutes contradictions dans l’essence des choses, qui les rendraient à proprement parler impensables.
Conséquences au plan idéologique :
Dès ce moment, il y a bien deux voies de la réflexion philosophique:
-une ébauche de pensée dialectique, apparue avec les Physiologues, qui cherchent à élaborer un concept” physique “de la matière, sous la forme d’une nature ayant en elle-même la raison, le principe de son mouvement ; mais rien dans la science ne permet de développer cette pensée.
Héraclite reprendra cette tentative.
-Une pensée logique, qui, ne pouvant que concevoir abstraitement la connaissance, va se développer à travers l’analyse du langage.
Ces deux voies ne se rencontreront pas dans un débat d’idées, d’une part parce que la science qui se rationnalise et se canonise est la géométrie, mais surtout parce que le “ problème philosophique “se noue sur une nouvelle base sociale, où les rapports avec la nature sont compris à travers la vie politique de la Cité. C’est Platon qui reprenant la réflexion sur le langage va tenter de réconcilier l’unité de l’être qu’exige la connaissance et la multiplicité de choses, telles quelles nous apparaissent sous la forme d’un monde.
III. Héraclite : Le devenir
a) Eléments chronologiques.
-Il est né à Ephèse, ville dans laquelle, à la suite de l’invasion perse, les luttes de classes semblent avoir été résolues, peut être avec l’appui de l’étranger (Lydiens et Perses) par un compromis entre la nouvelle aristocratie et l’ancienne. Quand Heraclite écrit, c’est le déclin de la civilisation lonienne.
-Il est différent aussi des grands milésiens en ceci que les philosophes de Milet étaient des savants tandis qu’il est plutôt un sage, une sorte de prophète qui veut en imposer à la foule.
-Il est aussi un penseur politique. C’est une pensée d’aristocrate qui manifeste un mépris de la foule et hypostasie la souveraineté, même s’il s’agit d’une tyrannie.
C’est le premier moment où la philosophie tend à se détacher de la connaissance objective.
-Entre les Milésiens et Héraclite, il y a eu les Pythagoniciens (qui marquent le début de l’idéalisme), et le début de l’éléatisme ( Xénophane de Colophon). Avant, en fait d’adversaires des naturalismes, il y avait la mythologie pure. Maintenant, il y a un ensemble de mythologie et de philosophie, il est plus difficile de penser directement la phusis.
Le mode d’accès à la nature est moins immédiat : . Maintenant il y a des formes de pensée et des exigences politiques comme intermédiaires entre le penseur et la nature.
-
Caractères fondamentaux de sa philosophie
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Citons les aphorismes connus :
Fragment 12 : « Pour ceux qui entrent dans les mêmes fleuves, autres et toujours autres sont les eaux qui s’écoulent. »
Fragment 91 : « On ne peut pas se baigner deux fois dans le même fleuve. Toutes choses se répandent et de nouveau se contractent, s’approchent et s’éloignent. »
La compréhension de la vision d4Héraclite se heurte au contre sens inauguré par Platon, repris et développé par la philosophie idéaliste jusqu’à Bergson qui a réussi, en réduisant le mouvement au changement qualitatif, à convertir le flux héraclitéen en paradigme d’une réalité psychique à travers laquelle se manifeste la spiritualité de l’être.
Si on laisse de côté « l’exploit » bergsonien pour revenir au contre sens platonicien, la réflexion d’Héraclite, face à l’alternative du matérialisme des physiologues et de l’éléatisme, consisterait à reconnaître que le réel concret, où les physiologues ont voulu voir la manifestation de la matière, n’est qu’un devenir sans loi où aucune chose ne reste semblable à elle-même : un flux de changements perpétuels, erratiques, rebelle à toute pensée logique, qui exige, comme l’ont montré les éléates, des réalités stables, permanentes, voire immuables, telles que sont nos idées (les notions mathématiques).
Si l’on veut analyser la vision d’Héraclite, il faut, outre aux fragments dont nous disposons, se référer au texte de Diogène Laerce (Diels) :
« Toutes les choses naissent du feu et se détruisent en devenant du feu. Toutes choses naissent selon un destin bien défini et les êtres sont arrangés les uns par rapport aux autres selon leur constitution contradictoire (dia antiotropès).Le feu est l’élément et toutes choses sont un changement à partir du feu ; au moyen de la raréfaction et de la concentration les choses se développent.
Ce monde naît du feu, à nouveau Toutes choses se produisent selon la contrariété et coulent comme un fleuve, mais le tout est limité et le monde (cosmos) est Un.est embrasé et après quelques périodes, cela se reproduit comme un cycle, suivant un destin déterminé.
La guerre et la discorde les séparent. La paix et l’amitié les réunissent. »
Dans ce texte on distingue les quatre thèmes de la pensée d’Héraclite
1°-Le thème du devenir, qui n’est pas un flux où toutes choses s’évanouissent , mais une genèse perpétuelle où les choses meurent pour donner naissance à d’autres : « toutes choses sont un changement à partir du feu ; au moyen de la raréfaction et de la concentration les choses se développent.. »
2°-Le thème de la loi du devenir
Certes, Fr.32“Le soleil est chaque jour nouveau” : pour nous qui le regardons il semble qu’il soit chaque jour différent, nouveau mais Héraclite précise :
Fr.29“Le soleil ne franchira pas ses mesures car, s’il le fait, les Erynnies servantes de la justice le découvriront.”
Le soleil est toujours nouveau, cela ne signifie pas que son mouvement (et le monde en général) est irrationnel. Mais cela veut dire au contraire : où que le soleil aille, il ne peut échapper à la loi.
« « Toutes choses naissent selon un destin bien défini »
3°-Le thème de l’unité (cyclique) du monde :
Toutes choses se produisent selon la contrariété et coulent comme un fleuve, mais le tout est limité et le monde (cosmos) est Un.
Ainsi, derrière l’apparence d’un soleil qui meurt et renaît il y a une route, un cycle défini, déterminé. Ce qui est vrai du soleil est vrai du monde : « Ce monde naît du feu, à nouveau est embrasé et après quelques périodes, cela se reproduit comme un cycle, suivant un destin déterminé. »
4°-Le thème de la contradiction, moteur du devenir
Fr.43
“Homère avait tort de dire : puisse la discorde s’évanouir entre les hommes et les choses car tout périrait sans la discorde.”
Autrement dit, selon Héraclite, la discorde, c’est à dire la contradiction est le principe du développement : ce qui nous apparaît comme un flux erratique, c’est un mouvement qui a sa loi en lui-même, réalisant l’unité des contraires.
-Qu’est-ce donc que le monde pour Héraclite :
Feu éternellement vivant qui s ‘allume et s’éteint avec mesure”
Autrement dit, le monde n’est pas un élément mais le feu vivant qui se transforme, qui se développe en d’autres, mais subsiste parce qu’il est la loi de ces transformations. Ce qui demeure pour Héraclite ce n’est pas l’élément comme pour Thalès (le feu à la place de l’eau) mais le principe, la loi du changement.
Le feu est considéré non comme un élément parmi d’autres mais comme ce qui est au cœur de l’univers comme le principe de tous les changements.
La réflexion du poète découvre comme l’essence des choses, au coeur de toute réalité physique ou humaine, une dualité de contraires, inséparables l’un de l’autre, dont la contradiction est génératrice de toutes choses.- « l’harmonie de tensions opposées comme celle de l’arc et de la lyre »
La réflexion du poète découvre comme l’essence des choses, au coeur de toute réalité physique ou humaine, une dualité de contraires, inséparables l’un de l’autre, dont la contradiction est génératrice de toutes choses.- « l’harmonie de tensions opposées comme celle de l’arc et de la lyre »
Les changements erratiques du concret, le flux héraclitéen ne sont que l’apparence ; le contenu du devenir c’est la lutte des contraires que le monde lui-même suscite pour trouver son unité.
Il s’agit d’un véritable progrès de la pensée matérialiste dans l’élaboration du concept de nature. La phusis pour les Ioniens était ce qui change ( eau, air etc…) et cet élément était en même temps le principe du changement. Pour Héraclite le feu n’est pas un élément à partir duquel on pourrait assister à la génération des autres mais il est la loi interne –la raison, le principe, la source- du changement.
Cette idée matérialiste est profonde : la vision prophétique d’Héraclite identifie la matière et le mouvement.
Pour les physiologues -d’Anaximandre à Héraclite- c'est le spectacle ou l'observation de la nature -phusis- qui exige du "savant" qu'il pense l'Unité des Contraires : Tous les changements que l'on observe dans la nature nous montrent que chaque chose naît et meurt, et qu' "autre chose" renaît : Ce qu'on appelle le "devenir", c'est ce passage incessant du néant à l'être et de l'être au néant. Puisque ce mouvement est "éternel" - et que "tout" ne s'effondre pas dans le néant, ne faut-il pas chercher -parmi tous les éléments que l'on voit se "transformer" les uns dans les autres- la terre, l'eau, l'air, le feu, si par hasard ou plutôt par essence l'un ne serait pas plus "vieux" que les autres, un élément "primordial", qui serait comme le principe de tous les changements : l'essence -ousia- serait immanente à la nature. Et chacun des physiologues de formuler l'hypothèse la plus vraisemblable, jusqu'à ce qu'Héraclite, parlant comme un poète ou un oracle, affirme qu'il ne faut pas chercher l'essence de la réalité -la loi du devenir- ou l'Unité des Contraires ailleurs que dans la Discorde, c'est-à-dire dans la lutte des contraires. Ce qui est remarquable dans la "vision" d'Héraclite, à un moment où le "Politique", la vie de la Cité, se constituait comme un domaine autonome, c'est que la "Discorde" -la lutte des Contraires- lui permet de penser l'Unité de la réalité : rien n'échappe à la Loi de la Discorde, qui est le sens même de la "réalité", tout entière soumise au devenir.
Remarque : la pensée grecque ne pourra développer cette vision d’Héraclite parce que seule la géométrie et l’astronomie ont un statut de science, qui ont affaire à des objets immuables. Et en même temps, de façon plus décisive encore, la formation de la Cité grecque va mettre un terme à toute pensée matérialiste de la nature pour lui substituer une réflexion sur le langage.
Dès ce moment, avec Platon, la pensée d’Héraclite va réapparaître comme un élément dans un débat idéologique : elle va servir à montrer que, à la différence des Idées ( qui sont immuables ), le monde sensible ( celui qui est donné à nos sens ) n’est qu’un flux d’impressions, un devenir sans lois, un chaos auxquels l’esprit ( grâce aux idées va imprimer un ordre ).
IV. La conception du monde de Démocrite
Le développement du commerce, l’apparition d’une classe de marchands dans les cités maritimes d’Asie mineure concourt à l’exercice logique de la pensée, obligeant le philosophe matérialiste à penser la nature comme objet de la connaissance, Et, c’est sans aucun doute le développement de l’arithmétique et de la géométrie -sciences du nombre et de la grandeur- qui définissent le statut de l’intelligibilité; Dès lors, on ne peut maintenir l’idée matérialiste de nature comme totalité du réel qu’à la condition de la comprendre comme totalité intelligible, comme univers connaissable. Or, le mouvement n’est intelligible qu’autant qu’il est réduit au déplacement des éléments ( les atomes ) dans l’espace. Démocrite doit renoncer à la vision d’Héraclite qui comprend la nature comme la loi immanente au devenir concret qui se manifeste au travers des transformations qualitatives du réel : il doit éliminer du concept de nature tout ce qui relève des changements qualitatifs pour ne conserver que les mouvements qu’on peut analyser en termes de nombre et de grandeur :
Textes synthétiques :
Fr43 (Diels). “ Les atomes sont les principes des choses dans leur totalité et tout le reste n’a qu’une existence de convention ( nomô ). les mondes sont infinis en nombre, soumis à la génération et à la corruption. Rien ne peut être engendré à partir du non-être, ni se corrompre jusqu’à devenir non-être.
Quant aux atomes, ils sont infinis à la fois selon la grandeur et selon le nombre.
Ils sont soumis à un mouvement de déplacement dans le tout, mouvement tourbillonnaire. Et de la sorte tous les corps composés et les éléments sont engendrés à savoir le feu, l’eau, l’air, la terre. En effet, les éléments sont
constitués d’atomes d’une certaine espèce, privés de qualité et soumis à aucun espèce d’altération à cause de leur solidité. Le soleil et la lune sont composés de masses sphériques et légères et l’âme aussi “.
Frag.45“Toutes choses se produisent selon une nécessité”
De ce texte ressortent plusieurs idées :
- les particules élémentaires que sont les atomes constituent la seule réalité
de sorte que tout le reste, c’est à dire la diversité des qualités qui constituent pour nous le monde, n’existe pas sinon par convention ( nomô ) comme la forme que revêt pour les hommes le réel.
-Les mondes (terre et astres visibles) sont en nombre infini et soumis à la génération et à la corruption, idée emprunté à Héraclite.
-Enfin dans cet univers tout entier constitué par le mouvement des atomes rien ne peut naître du non-être de sorte que comme le veut l’éléatisme, on n’a pas à expliquer le devenir mais seulement à comprendre les mouvements qui constituent le réel.
Démocrite résout le problème du multiple c’est à dire d’une existence d’une infinité de choses et de monde par l’idée du mouvement mécanique des atomes :
Le mouvement qui a constitué un corps à titre d’unité, par le même mouvement rompt cette unité, la disperse et recompose un corps: La nature se défaisant et se refaisant sans cesse.
Conclusion : Synthèse de l’étude de J.Toussaint-Desanti:
L’étude détaillée de Desanti permet de présenter plusieurs remarques :
1) La pensée matérialiste, qui, de Thalès à Démocrite, se développe sur à peine plus d’un siècle, - de 580 à 450 Av ;J.C. se présente comme une véritable rupture, dont on peut dire à bon droit qu’elle est «délibérée », selon l’expression de VidaINaquet.
Trois siècles plus tôt, le poème d’Hésiode maintenait un lien métaphorique entre l’affirmation d’une Nature primordiale se suffisant à elle-même et un temps historique, qui est celui de la généalogie des dieux et des hommes . Là où les communautés primitives avaient fait place à la structure « familiale » des genos, il n’était plus possible en effet de faire la genèse des rapports sociaux à partir des liens de la communauté avec les forces naturelles à travers de multiples mythes d’origine: La Nature, célébrée comme le contraire du chaos, cessait d’être Mère, génératrice des rapports humains, pour apparaître comme l’assise, la base de ces rapports, - ceux- là mêmes du « genos » fondés sur l’économie agraire.
Il fallut que le développement du commerce dans les cités maritimes d’Asie Mineure mît en cause la prépondérance de l’économie agraire, entraînant la dissolution des « genos », sans laisser prévoir les formes d’une nouvelle structure, -l’instauration d’un nouvel ordre social-, pour que la nature fût libérée de tous liens, - métaphoriques ou mythologiques —avec l’ordre des rapports humains et pour que s’imposât à la réflexion l’exigence de penser la nature indépendamment de ces liens.
L’éclosion d’une pensée matérialiste ne pouvait se produire que sur ce terrain privilégié des cités maritimes d’Asie Mineure où l’économie marchande sembla devoir l’emporter sur l’économie agraire; et son développement ne pouvait durer que le temps de cette période de transition, jusqu’à ce que s’instaurât l’ordre de la Cité, par lequel les propriétaires du sol mettaient en place leur domination commune sur une population d’étrangers -esclaves et métèques — chargés de la production agricole, et d’une économie d’échange ( essentiellement maritime) liée à cette production.
Ce phénomène historique permet de comprendre le caractère radical de cette mutation de la réflexion, souligné par les historiens.
« Chez les Physiciens, écrit J P Vernant, la positivité a envahi d’un coup la totalité de l’être, y compris l’homme et les dieux. Rien de réel qui ne soit Nature. Et cette nature, coupée de son arrière-plan mythique, devient elle-même objet d’une discussion rationnelle. Nature, phusis, c’est puissance de vie et de mouvement »
2) La seconde remarque concerne le contenu essentiel de cette pensée qui la situe, non point parmi les connaissances ( la culture scientifique ), mais d’emblée au cœur, - et peut-être au point de départ - de la réflexion philosophique.
Rappelons l’analyse de l’historien :
« La cosmologie ne modifie pas seulement son langage ; elle change de contenu. Au lieu de raconter les naissances successives, elle définit les principes premiers, constitutifs de l’être. De récit historique, elle se transforme en un système qui expose la structure profonde du réel.. En même temps, la notion de phusis est soumise à une critique qui la dépouille progressivement de tout ce qu’elle empruntait encore au mythe.
Le vieux principe mythique d’une “lutte” entre puissances qualitativement opposées, produisant l’émergence des choses, cède la place, chez Démocrite, à un tri mécanique d’éléments qui n’ont plus entre eux que des différences quantitatives. »
Mais du même coup se pose le problème de l’origine du mouvement.
En quoi consiste donc la novation de cette pensée matérialiste qui, à la faveur d’une transition historique, voit le jour entre la faillite de la pensée mythologique et l’avènement de l’idéologie philosophique sous la forme de l’idéalisme platonicien?
- Dans ce fait essentiel que la réflexion par les hommes de leur vie réelle n‘est plus une interrogation sur l’ordre, dont il s ‘agit de faire la genèse ( comme la mythologie cosmogonique) ou dont il n ‘est pas encore question de rechercher le fondement ( comme l’idéalisme platonicien ), mais une réflexion sur le mouvement, dont il s ‘agît de comprendre la raison immanente, c ‘est à dire le moteur.
La rencontre d’une pensée matérialiste au VI siècle précédant l’avènement – à l’apogée de la Cité - de l’idéalisme de Platon, qui semble inaugurer la démarche de la philosophie réflexive, nous conduit à cette découverte:
La réalité, lorsqu’elle est considérée « hors de toute addition étrangère », ou, dans la période qui nous intéresse, l’expérience de la nature, lorsqu ‘elle est délivrée de toute image divinisée de l‘ordre humain, se présentent non pas comme le spectacle des choses, mais comme le lieu de tous les mouvements, la matrice de toutes les transformations.
Ce qui se pose alors, -‘ c’est la question de la cause des mouvements, qu’il s’agit de découvrir dans la nature elle-même en recherchant « l’élément » susceptible d’engendrer par sa transformation les autres éléments constitutifs du réel. Cette première étape conduit à la vision matérialiste d’Héraclite, affirmant que le principe du changement n’est pas à chercher dans l’un quelconque des éléments, parce qu’il est la loi même du devenir.
3) Par cette vision, la pensée de la nature ( phusis ) est conduite à son terme, jusqu’au point où elle apparaît à proprement parler « impensable »: Si toute réalité concrète se confond avec son devenir, comment peut-il y avoir un «objet» de la connaissance? Comment peut-on encore parler de la connaissance de «quelque chose »?
La pensée matérialiste de la nature soulève, à la réflexion, la question, qui, formulée en termes de la philosophie réflexive, est celle de la possibilité de la connaissance.
Telle est la seconde étape de l’histoire du matérialisme antique ; l’étape parménidienne : Le grand mérite de l’étude de Desanti est d’avoir montré que la démarche de Parménide n’avait rien à voir avec l’affirmation idéaliste ( qui serait à ce moment de la réflexion tout à fait anachronique ), selon laquelle « Pensée et objet de pensée sont une seule et même chose », mais avec une interrogation qui se situe à l’intérieur même de la réflexion matérialiste :
Si la réalité est bien ce lieu de tous les changements, que décrivent les physiologues, comment peut-on comprendre la pensée sinon comme la connaissance de ce qui existe réellement ( « to on »)? En effet, une pensée qui ne serait pensée de rien ( de quelque chose qui n’existe pas, qui ne tombe pas sous les sens, -comme se présente le mythe) ne pourrait même pas être énoncée.
« C’est la même chose qui est donnée à penser et qui est l’objet auquel la pensée s’applique car sans l’être dont elle est l’expression, tu ne trouveras plus l’acte de penser ».
La découverte de la nature comme la seule réalité existante oblige à définir la pensée comme connaissance de l’être, de ce qui existe :
« Le même objet est donné à penser et à être. »- commente Desanti - cela veut dire qu’on ne peut pas penser ce qui n’est pas. Il y a quelque chose qui est donné à penser et l’on ne pourrait trouver une pensée sans quelque chose qui soit.
La pensée est la pensée de l’être, c’est la première proposition, dans l’antiquité, d’une théorie de la connaissance: on ne peut pas concevoir la pensée autrement que comme connaissance de l’être
Mais voici la contre partie de cette réflexion: la définition de la pensée comme connaissance implique une définition de I‘être comme « objet » de la connaissance : Parménide substitue au concept de monde l’être comme catégorie de la connaissance; comme objet de la pensée ; l’être se définit par son identité : En parlant de toute réalité, tu peux dire : l’être « est », mais tu ne peux pas dire en même temps: « il n’est pas ». Et, ce qui est vrai de telle ou telle réalité, l’est tout autant de l’ensemble des réalités qu’on appelle « le monde »
En d’autres termes, dès que l’on pense le monde, on est obligé de penser une réalité pleine, une totalité ; vouloir penser, comme la mythologie, la naissance du monde, c’est détruire le concept de monde.
Jusqu’à ce point la réflexion de Parménide sur la connaissance ne fait que corroborer la rupture de la pensée matérialiste avec la cosmogonie mythologique
4) Les deux voies de la pensée matérialiste :
La double démarche qu ‘exigeait l’élaboration d’une pensée matérialiste, conduit à une difficulté majeure qui va traverser toute l’histoire du matérialisme:
Eclairons cette difficulté qui a la forme d’une contradiction :
a) Si l’on veut comprendre la réalité concrète de ce qu’on désigne comme nature, qui se présente sous forme de multiples rapports et de transformations incessantes-, hors de toute interprétation mythologique, religieuse ou idéaliste, il ne s’offre pas d’autre voie à la réflexion que de se représenter que la « nature » est «constituée » par cette infinité de rapports et détient en elle-même le principe de ses transformations. Allant, comme Héraclite, jusqu’au terme de cette réflexion, il faut réussir à « penser » la nature non comme une réalité, mais comme la logique qui se manifeste au travers de ces rapports et de ses transformations.
C’est bien là, comme le souligne Desanti, l’amorce d’une pensée dialectique pour laquelle toute réalité concrète est inséparable du procès de son développement.
b) Or, la réflexion sur la connaissance, qu’il faut en même temps mener si l’on veut rompre avec la pensée mythologique pour qui toute réalité a un double sens, nous oblige à reconnaître que toute signification est univoque, parce que la pensée est toujours pensée de « quelque chose », parce que toute idée renvoie à une chose comme à son modèle. Même si l’on a concrètement affaire à une multiplicité d’apparitions sans cesse changeantes, il y a une logique de la pensée qui confère à l’objet « donné à connaître » la forme-chose.
La réflexion matérialiste sur la connaissance conduit à l’élaboration d’une logique formelle, celle-là même qui régit notre discours.
Dans sa rupture avec la pensée mythologique, la pensée matérialiste de l’antiquité a ouvert deux voies :
-Par sa réflexion sur la nature, dépouillée de toute signification «cosmique» ( reflétant l’ordre humain ), elle a élaboré une vision dialectique de la réalité, comprise comme la loi de son devenir concret
-Par sa réflexion sur la connaissance, définie par l’identité et la permanence de son objet, elle a mis à jour l’idée d’une logique de la pensée fondée sur la correspondance de l’idée (du concept) et de la chose.
Ces deux voies ouvertes par la réflexion matérialiste semblent destinées dans l’Antiquité à rester parallèles, jusqu’à l’apogée de la Cité, comme si rien n’exigeait, pendant toute cette période de bouleversement économique et social, que l’on comprît comment l’exercice logique de la pensée pouvait s’appliquer à ce devenir productif qui constitue l’essence du réel. Tout se passe comme si entre ces deux démarches, il y avait une coupure, qu’aucun rapprochement ne pouvait convertir en un problème: une aporie pour la réflexion.
L’étude présentée par Desanti de la base économique et sociale de la pensée matérialiste nous permet de situer cette coupure au moment où l’activité des hommes libres ne se développe comme telle -comme un domaine de loisir et de liberté-, qu’à travers la formation d’une société, d’où sont exclus tous ceux, -esclaves de plus en plus nombreux-, qui supportent entièrement, comme des étrangers, la charge de la production, dont ils sont les principaux instruments, dans une économie agraire qui constitue la base de cette société.
Il faut souligner le caractère original de cette division sociale dans les cités maritimes d’Asie mineure: les hommes libres qui sont séparés de tous rapports directs avec la nature assurés par l’activité productive des esclaves, restent prodigieusement intéressés aux productions de la nature, dont la vente a l’extérieur constitue l’essentiel de leur commerce, - base du développement de leur classe, et, bien sûr, de leur libre activité.
La primauté de la nature productive, réfléchie comme le concept premier de la pensée matérialiste, est d’abord un credo de leur vie réelle.
Mais, cet intérêt majeur qu’ils portent à la nature, reste un rapport indirect, qui, loin de se manifester à travers une activité productive, s’exerce par l’intermédiaire des produits dont la commercialisation requiert une connaissance mesurant leur quantité et estimant leur valeur marchande C’est dans ces cités d’Asie mineure que se développent la science des volumes et la science des nombres.
Seconde par rapport à la nature, la connaissance est essentielle, qui a pour objet, non pas directement la production, mais les « choses » produites, qu’il faut savoir dénombrer et mesurer. La pensée fait partie de l’activité des hommes libres, mais il n’y a pas lieu de s’interroger sur sa nature, ni sur son rapport à la nature, parce que, -loin encore d’être une activité gratuite -le plus digne des loisirs-, elle se confond avec 1 exercice de la connaissance.
5) Cette contradiction latente entre une vision dialectique pour qui la nature n’est rien que la loi du devenir qui se manifeste à travers tous les changements quantitatifs ou qualitatifs que l’on peut observer, et une analyse de la pensée qui conduit à comprendre la réalité comme la totalité des objets dont la connaissance peut constituer des ensembles, commande l’évolution du matérialisme antique.
La dernière étape est constituée par le matérialisme de Démocrite. La réflexion sur l’exercice logique de la pensée, qui accompagne le développement de l’activité des hommes libres dans les cités maritimes d’Asie mineure, oblige le philosophe matérialiste à penser la nature comme objet de la connaissance, Et, c’est sans aucun doute le développement de l’arithmétique et de la géométrie -sciences du nombre et de la grandeur- qui définissent le statut de l’intelligibilité; Dès lors, on ne peut maintenir l’idée matérialiste de nature comme totalité du réel qu’à la condition de la comprendre comme totalité intelligible, comme univers connaissable. Or, le mouvement n’est intelligible qu’autant qu’il est réduit au déplacement des éléments ( les atomes ) dans l’espace.
Démocrite doit renoncer à la vision d’Héraclite qui comprend la nature comme la loi immanente au devenir concret qui se manifeste au travers des transformations qualitatives du réel : il doit éliminer du concept de nature tout ce qui relève des changements qualitatifs pour ne conserver que les mouvements qu’on peut analyser en termes de nombre et de grandeur :
Comme l’écrit J.P.Vernant : la nature est réduite à un tri mécanique d’éléments qui n’ont plus entre eux que des différences quantitativesµ
Reprenons la citation :
« Les atomes sont les principes des choses dans leur totalité et tout le reste n’a qu’une existence de convention ( nomô ). Rien ne peut être engendré à partir du non-être, ni se corrompre jusqu ‘à devenir non-être. Quant aux atomes, ils sont infinis à la fois selon la grandeur et selon le nombre. Ils sont soumis à un mouvement de déplacement dans le tout, un mouvement tourbillonnaire. En effet, les éléments sont constitués d’atomes d’une certaine espèce, privés de qualité et soumis à aucune espèce d’altération à cause de leur solidité. »
Le problème du passage de l’un au multiple, du même à l’autre qu’Héraclite résolvait par l’idée du devenir, est ici résolu par le concept de mouvement qui réalise l’unité par la division et la réunion des éléments.
Le principe des Eléates : « rien ne vient du non-être ni n’y retourne », est réalisé au sein du mouvement et par le mouvement: la destruction est en même temps génération. On peut comprendre que les choses deviennent autres qu’elles ne sont sans changer de nature.
Nous serions tentés de dire que, en forgeant un concept rationnel de la nature (comprise comme le déplacement des atomes dans l’espace ), le matérialisme a perdu son âme, qui avait pris corps avec la vision prophétique d’Héraclite.
Là où, dans la pensée d’Héraclite, la nature se confondait avec la réalité concrète à travers l’unité du devenir, que se passe-t-il quand Démocrite affirme que la réalité n’est « réellement » constituée que des mouvements des atomes, « privés de qualité et soumis à aucune espèce d’altération à cause de leur solidité. »
La nature, telle qu’elle est en réalité -en elle-même- se distingue de la réalité concrète, faite de tous les changements qualitatifs -les altérations - qui constitue notre perception du réel.
Ici apparaît ce qui va constituer la pierre d’achoppement du matérialisme ; La pensée matérialiste, parce qu’elle réfléchit non pas sur le rapport pratique de l’homme à la nature, qui, comme nous l’avons analysé, reste masqué à la réflexion des hommes libres, mais sur la connaissance par quoi ces hommes libres ont prise sur le réel, ne peut élaborer le concept de matière qu’en « identifiant » le réel à la représentation élaborée par les sciences, qui, dès l’origine, avec le développement des mathématiques, réduisent la réalité aux relations quantitatives : les changements au mouvement dans l’espace. Des siècles plus tard,, l’avènement de la science moderne avec la physique galiléenne, qui étend la mathématisation du mouvement aux corps terrestres, semble exclure définitivement de l’essence de la nature les qualités par quoi se manifeste la réalité concrète.
Il faut aller plus loin que ce constat pour repérer dès à présent ce qu’il nous faudra analyser ( dans notre compréhension du problème de la connaissance) comme une « illusion gnoséologique » : La pensée matérialiste, qui, dans son combat idéologique, (pour lutter contre toute représentation mythologique ou idéaliste du réel,) élabore le concept de matière pour affirmer l’existence d’une réalité objective indépendante de la connaissance, est subrepticement amené à identifier la matière à l’objet de la connaissance : à la représentation que les sciences, à un moment donné, nous donnent de la réalité.
Il apparaît clairement ici- quand nous décelons l’illusion dès ses origines-, que cette illusion n’est pas le fait des sciences, qui, dans leur pratique, affirment l’existence d’une réalité objective, mais bien la pierre d’achoppement de la réflexion philosophique où le penseur, coupé d’un rapport « direct » avec le réel, incapable de comprendre la connaissance comme un processus pratique, est condamné à confondre la nature avec l’objet de la connaissance : le réel avec sa représentation.
6) Cette « réflexion » matérialiste ouvre la porte à son contraire, la démarche idéaliste.
Quand Démocrite établit que la matière n’est « réellement » constituée que des mouvements des atomes, « privés de qualité et soumis à aucune espèce d’altération à cause de leur solidité. », cela signifie que ce qui constituait pour nous jusqu’à présent la réalité -que nous appelions nature- n’est que la façon dont le réel tel qu’il est en lui-même , « en soi »( les mouvements des atomes ) se manifeste à nous. Dès lors, il faut comprendre la réalité concrète comme la manifestation d’une réalité « objective », comme la façon dont cette réalité « nous » apparaît. L’être des choses est distinct de leur « apparaître ». L’unité du réel qui se manifestait comme nature sous la forme du devenir a fait place à la dualité de l’être et du paraître.
Ce qui est en germe dans cette dualité de l’être et du paraître mise à jour par la réflexion matérialiste, c’est le dualisme qui constitue les termes du problème insoluble de la philosophie qui sera mis à jour par la réflexion platonicienne.
Dès le moment où, à la suite d’une mutation historique et sociale ( que nous devons encore analyser ) la réflexion, - au lieu de partir de l’idée de nature pour comprendre la réalité concrète - se donne pour objet de comprendre le monde à partir de la « connaissance de soi », comment ne pas immédiatement reconnaître que ce que nous appelons la réalité concrète n’est rien d’autre que la façon dont le réel « nous » apparaît, autrement dit : l’apparence que la réalité revêt pour nous.
A partir de cet instant, la philosophie va se développer comme un raisonnement « a contrario » : S’il est vrai que nous n’avons jamais affaire, lorsque nous parlons de réalité concrète, ou, comme les « physiciens » de nature, qu’à des apparences, à des phénomènes ( ta phainomena ), comment pouvons-nous affirmer que les choses sont d’une certaine façon connaissables si nous n’avons pas à notre portée ( pour ainsi dire offertes à notre pensée ) des idées qui sont comme des modèles, nous permettant à la fois de comprendre et de préserver l’ordre des choses ?
Lorsque nous réfléchissons, en tant qu’hommes, à notre expérience, nous rencontrons un véritable dualisme: Tout se passe comme si nous avions affaire deux réalités, l’une constituée par la façon dont les choses apparaissent à nos sens : un monde sensible composé d’apparences, l’autre constitué par les «idées», qu’il faut bien considérer comme les véritables objets de la connaissance.
Les termes du problème fondamental de la philosophie sont en place, dont nous allons analyser la genèse dans la démarche platonicienne.
Conclusion –transition- les deux étapes de la genèse de la philosophie :
Ces analyses permettent d’éclairer la formation de la pensée philosophique, après que les mutations sociales que nous avons décrites ont donné naissance à cette nouvelle forme de la réflexion s’inscrivant dans l’histoire de la culture comme une rupture avec la pensée mythologique.
Alors que c’est le matérialisme antique qui élabore les premiers concepts de la nature, comme réalité indépendante de la pensée et de la pensée, comme activité de connaissance, c’est seulement avec l’idéalisme platonicien qu’apparaît le problème du dualisme de la pensée et de l’être.
Il y a donc bien deux étapes de la genèse de la philosophie :
La première, que nous avons essayé de comprendre dans ce chapitre, correspond à la réflexion matérialiste : affirmant la primauté de la nature comme la source productive du devenir, et découvrant la pensée comme le corrélatif de l’intelligibilité du réel, elle élabore les termes du problème.
La seconde étape, qui fait l’objet du prochain chapitre, est celle où, avec l’idéalisme platonicien, la primauté entre les idées et les choses se trouve inversée : La nature, précisément parce qu’elle se présente sous la forme d’un devenir, dont on ne saurait maîtriser les changements erratiques et l’incessante transformation, ne peut être que le royaume des apparences
Dès lors, où peut-on trouver la raison des choses sinon dans le « sens », le logos qui se manifeste à travers le langage ? C’est à la pensée qu’il faut demander le secret de la structuration du réel – de l’ordre des choses- en cherchant comment les idées qui sont attachées aux mots peuvent constituer les « objets » de la connaissance. C’est -comme nous l’étudierons- à partir de cette inversion que se noue le problème insoluble de la philosophie :
Partie III :
La démarche idéaliste de Platon et la genèse du problème philosophique
Si l’on faisait naître la Philosophie en Grèce avec la réflexion de Platon, "la prodigieuse question" - celle du sens - dont nous avons compris quelle est sous-jacente à la vision poétique d’Hésiode, on serait amené à constater qu’elle conduit à un embarras ( ce que les Grecs nomment : aporia ) c'est-à-dire à la formation d'un problème. Et le terme d'aporia ( absence de moyen ) exprime fort bien la signification philosophique du "problème" : c'est une question que d'une certaine façon l'homme n'a pas les moyens de résoudre.
Quels sont les termes de ce problème auquel la Philosophie doit répondre sans pouvoir jamais trouver la solution définitive ?
Chapitre I.La démarche platonicienne et la genèse du problème philosophique
Lorsque la philosophie avec Platon se dégage de la cosmogonie mythologique et rompt avec la réflexion des physiologues sur la nature, c’est la réflexion sur le langage qui constitue son domaine propre : c’est le langage que Platon interroge pour tenter de répondre à la question du sens en posant le problème du rapport des idées et des choses, de la pensée et du réel concret.
A. L’inversion
1. Le « Logos »
Les Grecs n'avaient qu'un seul mot : "Logos" pour désigner le "sens" et le langage. Socrate, mettant à la question (bassanizein) ses interlocuteurs, les interroge en ces termes : Qu'est-ce que tu dis ( legeis ) lorsque tu dis ( legeis ) ? L'emploi du même verbe dans la principale interrogative et dans la subordonnée temporelle (mais simultanée: le verbe est au présent dans les 2 propositions) souligne l'identité du sens et de la parole. Et l'on ne peut traduire la formule qu'en dissociant les deux termes ; en traduisant ainsi : - Qu'est-ce que tu (veux) dire au moment même où tu parles ?
Pour faire l'économie du verbe vouloir qui semble indiquer que le sens dépendrait de l'intention du locuteur, il faut non plus traduire mais interpréter en disant " Quel est le sens de ce que tu dis " ?
" Quel est le sens "impliqué", caché dans ta parole ?
Voici un paradoxe : le sens est inséparable du langage mais, en même temps, il faut interroger le langage sur le sens, interroger celui qui "parle" sur "ce qu'il veut dire". Tout se passe comme si le sens était à la fois révélé et voilé par le langage : c'est la définition même du mythe, qui ne donne accès au sens qu'à travers une fable, un "récit" qui dissimule le sens.
C'est contre la mythologie, seule explication de l'univers, que la philosophie s'instaure comme recherche de la vérité que les Grecs appellent "alètheïa", littéralement "dévoilement" :Pour avoir accès à la vérité, il faut déchirer le voile : découvrir le sens caché derrière le récit, derrière tout discours.
Combien de fois Socrate, interrogeant ses interlocuteurs sur le sens (de tel ou tel mot), leur reproche de "raconter des histoires" (muthoi : des mythes) !
2. Les mots et le sens
Ne faut-il pas, d'une certaine façon, que les choses elles-mêmes, dont nous parlons, que l'être auquel en fin de compte se réfère le langage, aient un sens pour que le langage soit possible ? Ne faut-il pas que le sens précède d'une certaine façon la parole pour que "parler” soit possible ?
Parce que le mot -le signe- désigne une chose, une réalité, " ce fruit qui est une pomme " et " cet arbre qui est un chêne ", on croit naïvement (euèthès : naif, qualificatif attribué par Socrate à ses interlocuteurs) qu'il y a un lien direct entre le mot et la chose. Mais, si je ne sais pas "ce qu'est" un fruit, et, parmi les fruits, cette espèce qu'est la pomme, qu'est-ce donc pour moi que la chose, si ce n'est une couleur, une odeur ou, si je la croque, une saveur ?
Sur ce panneau indicateur, une flèche désigne la direction du chemin ; mais que signifie cette flèche si je ne sais pas où mène le chemin ? Ne faut-il pas que le chemin conduise quelque part et que quelqu'un au moins celui qui a posé le panneau indicateur, sache où ce chemin conduit ; sinon, le signe n'a aucun sens.
" Ce qu'est " - O esti - le fruit, ce qu'est la pomme, ce qu'est le but de "ce" chemin mais aussi "ce qu'est" le nombre ou la grandeur ou le triangle, et "ce qu'est" le courage ou la justice......... les mots ne le "disent" pas.
S'il y a un "mot" pour désigner ce fruit, un signe pour indiquer la direction de ce chemin,, un adjectif qualificatif (à la forme comparative) pour noter que SIMMIAS est plus grand qu'ALCIBIADE, des figures géométriques telles que le triangle permettant de mesurer ce champ, un nom propre au courage pour le distinguer de la témérité, c'est que le signe -pour désigner"ceci" ou "cela" renvoie à un sens : non pas à telle ou telle chose concrète, singulière mais à une idée générale qui s’étend à une pluralité de choses.
Autrement dit, pour que l'on puisse désigner "une" chose par un mot, il faut qu'on soit en possession du "sens" ou de "l'essence" des choses.
Nous traduisons par "essence" le mot grec : ousia (substantif du verbe eïnaï). Or les Grecs désignent par "ousia", un bien : la richesse qui m'appartient en propre, quand j'emploie par exemple l'expression : "avoir du bien au soleil".
3. L’inversion philosophique
Le sens "concret" du mot "ousia" permet d'imager et en même temps d'accréditer la réflexion abstraite du philosophe qui inverse l'attitude naturelle et qui va nous conduire au "problème philosophique".
De façon "naturelle", quand je vois la profusion des choses au soleil, qui m'assaillent de sensations, toutes plus vives les unes que les autres, comment ne pas m'imaginer que ces propriétés sensibles constituent la réalité : "ce bien, cette richesse que je possède au soleil" ? Mais, si l'on réfléchit, si l'on fait de la philosophie, ne découvre-t-on pas que sans la lumière du soleil, ces biens ne seraient pas même "visibles" et, pour ainsi dire, n'existeraient pas "pour nous"?
Dès lors, le "vrai" bien que je possède, ce qui fait "la richesse même du monde tel qu'il m'apparaît (dont les apparences m'assaillent et me submergent), - l'ousia- , ce ne sont pas "les choses"- ( concrètes, singulières et toujours changeantes ) car que puis-je en connaître si elles ne sont pas "éclairées"- ; c'est la lumière, c'est l'éclairage qui les fait "être" pour nous.
Mais, que sais-je de la source de la lumière, de l'origine du sens ? Sans doute rien, car, si je veux regarder le soleil, il m'aveugle.
Mais n’allons pas trop vite : c’est l’Allégorie de la Caverne qui essaiera de nous faire comprendre ce qu’est le soleil : cette lumière qui nous permet non pas seulement de recevoir des sensations, mais de voir des « choses », un monde (cosmos), c’est à dire une réalité structurée. Pour l’instant, ce que je sais en tous cas, c'est que je "détiens", comme "un bien au soleil", la richesse du monde sous la forme d’un ensemble d’"idées", de concepts, de significations.
Ainsi, si l'on réfléchit à partir de l'homme ( ce qui est sans doute la grande mutation qui se produit en Grèce au Vème siècle av.J.C. dans le domaine de la culture ) et si l'on part de l'expérience "humaine", celle du penseur, lorsqu'on réfléchit, notamment sur l'expérience du langage, l'on découvre que le sens -qu'il s'agisse des vérités mathématiques, des valeurs morales mais aussi des concepts empiriques (qui semblent tirés de l'expérience)- est pour ainsi dire "donné" à l'homme au travers des idées. Si l'on conserve la charge concrète du mot -ousia-, on peut dire que la ”richesse» du monde est donnée à l'homme sous la forme des idées, comme un patrimoine.
Il faut donc admettre que "la richesse du monde", ce patrimoine qui constitue "le sens", est de nature "idéale" : les idées ont une réalitéobjective.
Telle est la découverte qui semble bien inaugurer la Philosophie.
4. La pensée ou l’esprit
Il faut donc reconnaître que l'Homme ( l'homme en tant que tel, écrit avec une majuscule ) est en possession du sens : il appartient à sa nature ( à son essence ) d'avoir accès à la vérité. Cela est manifeste, quand il s'agit des concepts scientifiques ( notamment des notions mathématiques qui s'élaborent en Grèce en même temps que la philosophie ).Cela est encore plus vrai des idées morales, ces valeurs de courage, de justice, grâce auxquelles l'homme dirige sa vie ou gouverne la cité.
Bien plus, il faut reconnaître que la réalité sensible ( les choses données à nos sens ) ne prend pour l'homme le visage d’un "monde", d'un univers d'objets qu'autant que l'homme détient les idées des choses : la réalité n'est visible pour l'homme ( sous forme de choses ) qu'autant qu'elle est en même temps lisible (au travers des idées et des formes ).
Cet accès de l'homme aux idées -aux vérités et aux valeurs- ne suppose-t-il pas qu'un certain pouvoir lui appartient ( en sus des sens qu'il a en commun avec l'animal ). Et, si ce pouvoir lui permet de saisir les idées, ne faut-il pas que l'essence de ce pouvoir soit de même nature que les idées : de nature idéale, spirituelle ?
Ce pouvoir -qui lui appartient en propre comme son essence- n'est-il pas ce qu'on appelle la pensée ou l'esprit ( en grec : Nous ) ?
B. Les termes du « problème philosophique »
De la découverte de la Dualité au Dualisme
Cette découverte de la "réalité" de la pensée, de l'esprit, nous conduit au problème philosophique que Platon, avons-nous dit, désigne comme un embarras, c'est-à-dire une question que peut-être l'homme n'a pas les moyens de résoudre. Jusqu'alors -jusqu'à cette découverte de la réflexion philosophique- notre expérience "sensible" témoignait de l'existence de la réalité ; et nous entendions par là une "nature" existant avant l'homme -en grec : phusis- et indépendamment de lui.
Or, voici maintenant que l'on ne peut plus désigner par le mot "être" la seule existence de cette réalité dont nos sens portent témoignage. Car, il y a bien deux modes d'être ou, si l'on veut, deux " réalités ", de nature distincte, dont l'une est "idéale", et l'autre matérielle.
Cette dualité constitue les termes du problème philosophique.
Si la "réflexion" philosophique sur le sens – logos- conduit à distinguer deux "modes" d'être, la question est inévitable : Qu'est-ce que l'être ? « Ti to on »
S'il "existe" deux "réalités", tout d'abord, pour répondre à cette question, il faut choisir une priorité : laquelle de ces deux réalités -Esprit ou Matière- est "première", non pas dans la chronologie de notre expérience mais dans l'ordre de l'être ? Laquelle de ces réalités détient ce que les philosophes appellent la primauté ontologique :- Est-ce la pensée ou l'esprit, parce qu'ils détiennent le "sens" ou "l'essence des choses" ? Ou bien est-ce les choses dont la réalité, qui hors de la pensée semble bien être n'est rien d'autre que leur existence même, qu'on ne peut désigner autrement que par le terme de matière ?
En posant ainsi la question - qui est, "en ces termes", le problème fondamental de la Philosophie, nous voici loin du point de départ de notre réflexion :
Nous sommes passés subrepticement de la découverte d'une dualité: celle de l'essence (le sens des choses) et de la réalité sensible ( dualité du concret réel et du concret pensé), à l'affirmation d'un dualisme : celui de la Pensée ou l'Esprit et de la Matière.
. C'est en partant de la réflexion platonicienne sur le langage que nous avons exposé comment on passe de la découverte de la dualité au dualisme : de la distinction entre deux modes d'être - deux faces de l'être - l'essence des choses et leur réalité sensible - à l'affirmation de deux réalités distinctes, de nature différente.,..
La question est maintenant posée : - Quelle est la vraie réalité ?
Certes, dans notre expérience, tout semble commencer par les sens ; mais, si l'on s'interroge sur l'origine du sens, sur son fondement, ne faut-il pas renverser cette chronologie et admettre que la pensée, l'esprit, qui "saisissent" les idées, existent avant la nature ; sinon, comment y aurait-il pour l'homme un "monde", une réalité signifiante, un univers ordonné et chargé de sens, un cosmos ?
C’est à ce renversement proprement idéaliste - affirmant la primauté des idées- qu’il nous faut maintenant assister, en suivant la démarche platonicienne
Chapitre II : La dialectique ascendante :
L'Allégorie de la Caverne
1. L’ascension ou la découverte du dualisme
Suivons la démarche de Platon dans le Dialogue de la République, au Livre VI et au Livre VII : dans l'épisode de la Caverne.
Après avoir décrit les hommes comme des prisonniers qui seraient enchaînés face au mur d'une caverne, sans pouvoir tourner la tête, condamnés à "voir" sur la paroi les ombres des objets réels - (qu'ils prennent pour des réalités) - il poursuit la comparaison pour exposer les différentes étapes de la démarche philosophique.
a)Le premier mouvement de la réflexion est une inversion par laquelle l'on contraint le prisonnier à tourner la tête pour détacher son regard des ombres qu'il confond "naturellement", "naïvement" avec le réel. La suite de la démarche (philosophique) est décrite comme une difficile ascension sur les pentes d'une colline, derrière laquelle est caché le soleil.
Brûlant les étapes, parce que nous avons déjà exposé le résultat de la réflexion "philosophique", nous serions tentés de considérer que le terme de l'ascension (de la démarche philosophique), c'est la découverte par le prisonnier (par l'homme) de la "réalité objective" des idées, de l'essence des choses, sans laquelle leur existence -qui est comme leur ombre inséparable- n'aurait pas de sens. Remarquons qu'à cette étape, si la démarche philosophique est bien une inversion de l'attitude naturelle (pour laquelle l'expérience sensible est première, d'où naissent les idées), le résultat de la réflexion est la découverte d'une "dualité". Si l'essence des choses -qui se présente à l'homme sous la forme des idées, des concepts- a une "réalité" objective, qui ne peut s'expliquer à partir de l'expérience sensible, parce que celle-ci témoigne seulement de l'existence des choses : la "séparation" de l'essence et de l'existence est bien le résultat d'une analyse de l'expérience humaine, telle qu'elle est comprise par le penseur.
Mais la démarche de Platon ne s'arrête pas là ; la réflexion philosophique franchit une nouvelle étape ou plutôt, dans l'exposé pédagogique de Platon, plusieurs étapes.
b)L'étape intermédiaire :
Si l'on simplifie l'exposé de Platon, quelle est l'étape "intermédiaire" ?
Lorsqu'on a effectué le premier mouvement de la réflexion, -l'inversion -; lorsqu'on cesse de croire "naïvement" que la seule réalité est l'existence des choses telles qu'elles sont données par les sens (dans l'expérience sensible), l'on découvre que nos concepts, nos idées ont, sans aucun doute, une réalité objective", - objective en ce sens qu'elle contient ou comprend l'essence des choses et qu'elle ne se confond pas avec les images des choses que nous donnent les sens.
Cette reconnaissance de la "réalité" des idées est le point de vue des sciences, par exemple du mathématicien quand il étudie les propriétés des nombres ou celles du triangle à propos desquels il énonce des axiomes et des théorèmes. Or, comment le mathématicien comprend-il la réalité des idées, en l'occurrence les notions mathématiques ? - en quelque sorte comme des modèles ou, si l'on préfère, des épures, à partir desquels on peut comprendre ou produire ces objets que les sens nous donnent sous forme d'images.
Cela est si vrai que la géométrie se sert des figures et que l'arithmétique elle-même, pour énoncer les propriétés du nombre, se sert de gnomons "triangulaires" (pour représenter l'addition des nombres entiers) ou de gnomons "carrés" (pour représenter les nombres impairs).
A ce premier degré de la connaissance qui est celui de la science :
"L'âme se sert des données du monde visible" écrit Platon - "commed'autant d'images pour descendre par une suite de propositions jusqu'à la conclusion qu'ils avaient pour dessein de démontrer".
C'est ce premier degré de connaissance "rationnelle" que Platon désigne du terme "dia-noïa", où le préfixe "dia" indique que la pensée ne saisit pas la vérité directement mais discursivement ( au terme d’un raisonnement ), grâce à des intermédiaires tels que ces figures dont se sert le géomètre pour démontrer la vérité de ses théorèmes.
Autrement dit, si l'on réfléchit sur la connaissance rationnelle - ou si l'on interroge le savant sur la "réalité" des notions mathématiques, des concepts - il est clair que les idées sont des objets de la pensée, dont l'objectivité n'est pas liée directement, comme l'image sensible, à l'existence de la chose : elles sont comme "l'essence" des choses, sans qu'on puisse expliquer leur réalité à partir de l'expérience sensible de lachose.
Le Savant a acquis la certitude par l'usage qu'il fait des concepts que les ombres sur le mur de la Caverne (autrement dit : la réalité sensible) s'expliquent par ces essences dont il développe les propriétés. Il s'arrête là, parce qu'il peut expliquer comment grâce au feu (qui est comme la lumière de la pensée) des modèles de toutes choses (comme sont les idées) peuvent projeter leurs ombres sur le mur (qui sont pour le prisonnier enchaîné la seule réalité : la réalité sensible )
Pour le Savant, les idées - pareilles à ces figures disposées sur le mur, éclairées par le feu ( la pensée) sont l'essence même des choses ; il n'y a pas lieu de s'étonner (to thaumazein) qu'elles expliquent la réalité sensible, visible, pas plus qu'on ne s'étonne que cette maison que l'on voit, ait un toit "triangulaire" et un patio "carré": c'est le plan de l'Architecte, ce sont les figures géométriques qu'il a assemblées suivant leurs propriétés, en respectant les proportions, qui permettent de "comprendre" la maison, l’image que nous avons de sa structure.
De la même façon, cette parcelle de terrain, découpée "en dépit du bon sens", sera "préhensible" comme "objet" d'un partage ou d'une vente, si l'on découvre, sous sa forme sensible, chaotique, les figures géométriques qui la composent : ce sont ces modèles, ces essences qui lui donnent un sens.
Dès le moment où il a compris, dans l'exercice de sa pratique scientifique (au plan de la connaissance rationnelle), que les idées - les concepts -, loin de se confondre avec les images sensibles - constituent l'essence même des choses, le savant ne se pose plus de questions. S'il en était besoin la pratique de l'Architecte et du Constructeur, celle du Géomètre expert et de l'Arpenteur en apporteraient la preuve, confirmant la conviction du Savant, selon laquelle les idées sont bien l'essence même des choses.
Le Savant s'est arrêté à mi-pente ; et il faut poursuivre l'ascension, car c'est l'éducation du philosophe que l'épisode de la Caverne a en vue.
Platon écrit en parlant du Savant : " Maintenant (à cette étape), plus près de la réalité (tou ontos :de ce qui est) et tourné vers des objets plus réels ( mallon onta des êtres qui existent davantage ), il voit plus juste... »
c) 3ème et ultime étape :Jusqu'où faut-il poursuivre l'ascension et que va-t-on découvrir ?
Voici le seuil de la 3ème étape :
« Si, écrit Platon, faisant voir au savant chacun des objets qui défilent devant lui (les essences et les figures qui les représentent) on le contraint, à force de questions, à dire "ce que c'est" - o esti -, ne crois-tu pas qu'il sera dans l'embarras ( aporia ) ? ».
Nous sommes très précisément là, dans le mouvement de la réflexion, au moment où l'on doit assister au passage de la dualité de l'être au problème philosophique. Remarquons que depuis le début de la démarche, la question posée par Socrate est toujours là-même : dis-moi "o esti" : "ce qu'est", "ce que c'est". A chaque étape de la réflexion, la même question nous jette dans un nouvel embarras. Mais, au terme de l'ascension, nous arrivons maintenant à l'instant où, enfin, le problème doit recevoir une solution et cesser de nous embarrasser.
Voici la suite et fin de l'Allégorie de la Caverne :
Le savant, rappelons-le, est là, à mi-pente, contemplant le feu qui éclaire les figures, comme la pensée éclaire les idées.
« Si on le tirait de là, par la force, poursuit Platon, qu'on lui fît voir la montée rude et escarpée, et qu'on ne le lâchât pas avant de l'avoir traîné à la lumièredu soleil, ne penses-tu pas qu'il souffrirait et se révolterait et, qu'une fois arrivé à la lumière, il aurait les yeux éblouis de son éclat »
-" Dieu du Soleil, s'écrie plaisamment Glaucon, (l'interlocuteur de SOCRATE ) Quel saut hyperbolique et démoniaque ? "En grec : " daïmonias hyperbolès ? "
Ce que les interprètes de Platon traduisent par :" Quelle merveilleuse transcendance ! "
2. L’aporie de la réflexion
Prisonniers encore de la réalité, nous sommes tentés de nous écrier avec Glaucon : c'est une plaisanterie !
Depuis que, contraints de nous détourner de la réalité "sensible", nous cherchions, tourmentés ("bassinés" : asanizeïn) par les questions, "ce que c'est", ce qu'est la réalité (en grec : ti to on ? - littéralement : Qu'est-ce que l'étant ? – (verbe être au participe présent substantivé ). alors que nous voici au terme de l'ascension, que découvrons-nous ?
Non point le soleil qui, comme disait Héraclite a "la largeur d'un pied d'homme"", mais à proprement parler "rien", parce que nous sommes aveuglés par la lumière.
Aveuglés, on ne peut "voir" "ce qui est" l'être qui nous aveugle, parce qu'il est à proprement parler invisible ; bien plus on ne peut pas dire ( legeïn ) "ce que c'est" parce qu'il échappe à tout logos.
Autrement dit : si la question -qui est à l'origine de la réflexion philosophique-, était: "Quel est le sens ou quelle est l'essence de la réalité ? ", nous comprenons maintenant, au terme de la démarche, que la question est insoluble et pourquoi nous étions dans l'embarras.
Rappelons les étapes de l'ascension :
- Dans un premier mouvement d'inversion, nous constations que le "vrai" bien, la richesse du monde : "Ousia", son essence n'est pas "ce monde" "tel qu'il mous apparaît (la réalité sensible) mais bien "l'ensemble des idées, des concepts, des significations", qui sont comme l'essence des choses ; le sens qui nous est "donné" en quelque sorte comme un "patrimoine".
- Dans un deuxième mouvement, qui n'est plus seulement "inversion" mais "renversement", quand violence nous est faite par le philosophe, nous reconnaissons que les essences (le sens ainsi donné) - ne pouvant trouver leur origine dans les apparences sensibles - sont des "êtres véritables", une réalité à laquelle il faut attribuer "l'existence" : La "réalité idéale" existe indépendamment de la réalité sensible, prioritairement puisque sans elle, il n'y aurait pas de "monde", point de choses.
-Alors se produit le troisième mouvement, provoqué par la question : Qu'est-ce que "l'être" que l'on accorde aux "essences" ? Que "veut-on dire" (legeis) lorsqu'on parle (legeis) de "réalité idéale", lorsqu'on parle d'existence à propos d'une réalité qui -à proprement parler- n'existe pas ?
Pour que "parler" ait un sens, il faut que l'être "dont" je parle soit distinct du sens (de ce que je dis à son propos) ; mais il faut qu'en même temps l’un et l’autre soient intimement unis, inséparables ; sinon je pourrais "dire" la même chose d'une "autre" chose.
Si, alors, de force, l'on me demande quel est le sens de l'être, s'il n'est pas une "réalité" distincte du sens ; - Qu'est-ce que l'existence si elle n'est pas distincte de l'essence ? il faut que je l'avoue : la question me "dépasse". - Elle outre-passe tout logos. Le Bien -l'être- est toujours au-delà de ce que je peux dire, de ce que je peux comprendre : Quelle merveilleuse transcendance !
Autrement dit : A la question : D'où vient le sens ? Je ne puis répondre, sinon par le silence de cette découverte fulgurante : L'idée et la chose, le sens et l'être (la réalité), l'essence et l'existence, que tout logos -pensée et parole- sépare et
oppose, il faut "supposer" qu'ils sont une seule et même chose, supposer qu'ils ne font qu'Un -tout en étant "duels"-
Pour répondre à la question, il faudrait pouvoir penser et "dire" l'unité de la dualité. Mais, "dire" cela (le même et l'autre ne font qu'un) est impossible à dire: C'est une contradiction logique. Pour la pensée l'unité de la dualité est impensable.
3. La leçon de la démarche
Faisons le point de la démarche qui nous a conduits à ce résultat :
Réfléchissant sur sa propre expérience de penseur, le philosophe constate que, les idées ( qu’ils s’agissent des valeurs morales, des notions scientifiques, voire des concepts empiriques ) ne pouvant s’expliquer à partir de l’expérience sensible, se présentent comme des « objets » -« des êtres véritables »-, supposant une faculté de connaître : l’intelligence ou la pensée (nous).
Or, dès le moment où l’on affirme la « réalité » des idées comme « objet » de pensée, comme une réalité existant par elle-même, la réalité sensible de la chose ( cette chose ci ) –si l’on fait abstraction de l’idée que nous en avons- n’est rien d’autre que l’existence : « ce qui existe de fait » (en grec : to on), autrement dit, quelque chose dont je ne puis dire « ce que c’est » puisque « ce qu’est » ( o esti ) une chose -son essence- est l’objet de la pensée. Dès lors la réalité concrète n’est rien d’autre que « le contraire » de la pensée, que Platon désigne comme un flux sans forme, sans cesse changeant, une sorte de chaos,- ce que nous désignons par la catégorie gnoséologique de matière (ce qui est indépendant de la pensée).
Autrement dit, réfléchissant sur le langage et la connaissance, le philosophe constate que ce qui est, ce qui se donne à nous comme « étant » (to on : l’existence) et le sens (ousia : l’essence) nous sont donnés séparément ( séparer en grec : chôridzeïn ). Et, pourtant, la chose concrète telle ou telle chose ( en grec to dè ti : ce que voici ) est toujours l’unité de l’une et de l’autre (de l’essence et de l’existence).
Si l'on veut maintenir que les idées, non seulement les notions mathématiques mais surtout les valeurs et l'ordre moral, sont des réalités immuables, éternelles, non soumises au flux erratique du devenir (genesis), il faut affirmer qu'elles sont indépendantes de la réalité sensible, univers du changement. Mais cette affirmation s'applique à toutes les idées : celle du fruit, de la cire, du poux et de la boue (dira même Socrate).
Et, dès lors, après avoir détaché les idées de la réalité pour en faire des "êtres véritables", il faut comprendre pourquoi toute chose concrète : cet objet-ci mais aussi cet acte-ci (quand on parle par exemple de courage) sont toujours l'unité de l'essence et de l'existence. Voilà ce qui nous met dans l'embarras : ce qui fait "problème".
Quand on force la pensée (ou le penseur) à répondre, elle (ou "il") ne peut qu'invoquer la transcendance : ce qui signifie en clair que la question dépasse, outrepasse la pensée. Si l'on veut malgré tout donner une explication, ne faut-il pas passer outre (outrepasser ) la réflexion rationnelle ?
La philosophie risque bien de n'être plus qu'une propédeutique ( une préparation) au mystère .
Socrate a conduit son interlocuteur au terme d’une difficile ascension jusqu’à cette aporie, qui le laisse bouche bée : L’explication de l’ordre du monde (cosmos), que nous croyions avoir trouvé dans les idées qui confèrent à l’intelligence, à l’esprit ( « nous » ) le pouvoir de comprendre les choses, échappe à la raison, dépasse tout « logos » ; car il faut bien constater à la fin du compte ( qui se dit aussi logos ), c’est à dire au terme de la réflexion, que le dualisme des idées et des choses interdit de « penser » l’unité, qui constitue le monde auquel nous avons affaire, c’est à dire une réalité qui a toujours déjà un sens .
Et Socrate poursuit : Nous proposons d’appeler cette raison, cette cause, qui nous échappe : le Bien. Rien ne permet de dire ce qu’il est parce qu’il est « au delà » de toute idée ; « il est quelque chose qui dépasse de loin toute essence, en ancienneté et en puissance ».
C’est un véritable saut que Platon met ici en œuvre. Au terme de la dialectique ascendante décrite dans l’Allégorie de la Caverne, voici le constat : L’explication du savoir par le logos » (en d’autres termes : aucune théorie de la connaissance), ne permet de résoudre le problème fondamental de la philosophie: Faut-il accorder l’être à la pensée ou à la réalité (nature ou matière indépendante de la pensée) ?
Affirmer que l’être est au-delà de ce que nous connaissons - de notre savoir et de l’objet du savoir -, que peut signifier cette affirmation sinon un bond, une hyperbole, une transcendance, comprise par Glaucon, le naÏf interlocuteur de Socrate, comme une manière de plaisanterie, pour dire que la réflexion sur la connaissance menée jusque là par la philosophie a échoué : décider de la primauté de la pensée ou de la matière « dépasse » le logos.
Nous sommes parvenus au moment où Platon doit expliquer à son interlocuteur qu’il ne s’agissait pas d’une plaisanterie et que cette “transcendance”, découverte au terme de l’ascension, n’a point seulement une signification négative, celle d’une limite du logos -de la raison- mais une valeur positive : Peut-être l’Unité, tant cherchée, de la pensée et de l’être est-elle ailleurs que là où nous la cherchons .au-delà de l’expérience humaine.
4. L’idée du Bien :
Socrate interrompt ici l’ascension : puisque le, logos est impuissant à nous révéler ce qu’est le Bien : - la raison de cette union qui rend compte du sens des choses, empruntons une analogie à ce monde où nous vivons ; voici le texte :
« Laissons là la recherche du Bien tel qu’il est en lui-même.. je puis tenter de dire seulement ce qui me paraît être le rejeton ( le fils ) du bien et son image la plus ressemblante »
« Es-tu d’accord que le lien qui unit le sens de la vue ( la faculté de voir ) et la possibilité pour une chose d’être vue est bien plus précieux que tous les liens qui unissent les autres sens à leur objet ? Et, dans ces conditions, quel est, selon toi, celui des dieux du ciel qui es maître de produire ( aîtiasasthai :d’être cause de…) cette union, et dont la lumière fait que nos yeux voient aussi bien que possible et que les objets visibles soient vus ? »
Voici la réponse : « Maintenant, sache-le, c’est le soleil que j’entendais par le fils du Bien que le Bien a engendré à sa ressemblance (ana-logon) et qui est, dans le monde visible, par rapport à la vue et aux objets visibles ce que le Bien est dans le monde intelligible par rapport à l’intelligence ( « nous » ) et aux objets« intelligibles » ».
De même que le soleil donne aux objets visibles non seulement la faculté d’être vus mais aussi la genèse (genesis = le devenir), la croissance et la nourriture,
De même que le soleil donne aux objets visibles non seulement la faculté d’être vus mais aussi la genèse (genesis = le devenir), la croissance et la nourriture,
de même, on peut dire, quand il s’agit des objets de la connaissance, que le fait d’être connaissables leur appartient grâce au Bien et que, de surcroît, par le Bien, leur survient aussi « le fait d’exister » (to eïnai) , c’est-à-dire l’existence et l’essence quoique le Bien ne soit pas essence mais quelque chose qui dépasse l’essence en ancienneté et en puissance.
Voici l'analogie :
1) Quand je parle du monde visible, je "dis" avec raison que c'est grâce à la lumière que je peux voir la couleur de ce fruit.
Mais ne faut-il pas que le soleil ait également fait naître ce fruit (nourrissant la graine, puis l'arbre, jusqu'à l'éclosion de la fleur et la formation du fruit) ?
Ce fruit ne peut "être vu" avec une couleur : "une qualité", que parce qu'il existe pour avoir été produit par le soleil. C'est en même temps qu'il est "produit" (et parce que dès ce moment il existe) que lui appartient cette couleur.
2) De la même façon, on peut comprendre que l'essence d'une chose (comme la couleur du fruit) fait partie de la chose (concrète) parce que, dans la production de la chose, celle-ci ne peut "être" sans essence, pas plus que le fruit ne peut être produit sans couleur.
Voilà bien le mystère : Comment quelque chose -qu'on appelle : le Bien- qui en tant que tel n'a pas d'ousia, c'est-à-dire "dont on ne peut dire ce qu'il est", peut-il conférer aux objets de la connaissance - sensible ou rationnelle - aux choses qui nous sont données à connaître non seulement l'essence (ce qui rend compte du fait qu'ils puissent être connus) mais aussi l'existence, qui dans toute chose concrète est inséparable de l'essence ?
Quelle est la portée de l’analogie ?
5. De l’idéalisme à l’idée de création
Ayant mis à jour la dualité de l’être à partir de la réflexion sur la connaissance, la philosophie doit avouer qu’elle est impuissante à penser l’unité de la dualité. Elle reconnaît dans cette impuissance (à résoudre le problème qu’elle a posé) la marque de la Transcendance ;la question du sens (du Logos) nous dépasse ; elle outrepasse notre pensée.
Tout d’abord, pénétrés des vérités de la religion par deux millénaires de civilisation chrétienne, certains voudraient que la vérité de la religion Chrétienne fût déjà de façon obscure, encore voilée, pressentie par le paganisme, en particulier par la démarche « idéaliste » de la philosophie.
La démarche platonicienne serait la voie royale de la philosophie, qui conduit à la religion. L’explication «imagée», « analogique » de Platon semble préparer une véritable transmutation de la philosophie en la religion.
De fait, il nous est donné ici de comprendre comment la démarche idéaliste, reconnaissant avec l’idée de transcendance son impuissance à répondre à la question du sens, ouvre la voie à la théologie.
En effet, seule l’idée de création peut rendre intelligible l’unité de l’essence et de l’existence, que la réflexion sur la connaissance nous a obligé à séparer comme deux « réalités distinctes : Si l’on « traduit » la transcendance par l’image d’un Etre qui non seulement, détient, « comprend » l’ensemble des idées, mais possède en sus, la faculté de produire, de créer, de faire passer à l’existence toutes lesessences, l’on a résolu la question du sens.
Si l’on imagine un Etre à la fois intelligent et toutpuissant qui détienne comme tout Etre vivant (mais de façon absolue) le pouvoir de créer (poïeïn) et qui, auprès de lui, inséparable, possède le Sens : le Logos, l’on a répondu à la question de savoir comment et pourquoi ce monde-ci a un sens,
:La découverte de la tanscendance qui posait la question insoluble de l’Unité du Sens et de l’Etre, se transforme en une affirmation de l’existence d’un Etre Unique, créant le monde parce qu’il le « comprend », le « conçoit ».
La médiation des idées permettant à l’Homme d’avoir accès au Sens par le raisonnement, par la dia-noïa (qui est une sorte de déploiement du Logos) prend le visage d’un médiateur, fils de « Dieu » qui traduit le Sens d’un monde créé par le Logos ; ce n’est plus le savant ou le philosophe qui est le médiateur, mais le Fils de Dieu.
Le caractère insoluble du problème soulevé par la réflexion philosophique se trouve repris par la religion comme le mystère de la création du monde par le Verbe.
Rappelons seulement le début du quatrième Evangile (celui attribué à JEAN) qui commence par l’explication de l’origine des choses :
« Au commencement était le Verbe (Logos)
Et le Verbe était prés de Dieu
Et le Verbe était Dieu
Lui, il était au commencement, près de Dieu, et tout
Par lui s’est fait, et sans lui rien n’est fait ;
En lui c’était la Vie et la Vie était la Lumière
Des Hommes, et les Hommes ne l’ont pas reçue. «
On voit ici comment le christianisme, dçs l’origine, pour élaborer une théologie, emprunte tout naturellement ses concepts à l’idéalisme platonicien : Le <Verbe – le <logos – qui, chez Platon, était près de Dieu (équivalent du divin) en réalité, pour la théologie, était Dieu.
Seule l'idée de création peut rendre intelligible l'unité de l'essence et de l'existence,, mais l’emploi théologique du concept suppose que, au travers des croyances, l’idée d’un Créateur,est née , autrement dit que historiquement, se sont développéesdes religions monothéistes.
Or, il est aisé de montrer que, précisément, l’idée de création -c’est-à-dire d’une production des choses concrètes par un Etre (-qui n’existe pas parce qu’il est au-delà de toute essence (« ousia ») n’est pour Platon qu’une image.
5.L’explication « imagée » et fausse de la transcendance
"De même que dans le monde visible, on a raison de penser que la lumière et la vue ont quelque rapport avec le soleil mais qu'on aurait tort de les prendre pour le soleil,
De même dans le monde intelligible, on a raison de penser que la science ( le savoir : Epistémè )et la vérité (alétheïa) ont une ressemblance avec le Bien ; mais on aurait tort de croire que science et vérité sont le Bien, car la nature du Bien doit être estimée bien plus haute...Considère donc l'image (eïkôn) du bien
Qu'est-ce que l'image (eïkôn)? - C'est, parmi les objets qui nous sont donnés à connaître le plus obscur :
"J'appelle images en premier lieu les ombres, ensuite les "fantasmes" représentés dans les eaux et sur la surface des corps solides et brillants et toutes les autres représentations du même genre."
Si le domaine du visible - du sensible - est composé de tous les êtres vivants et des objets fabriqués par l'Homme, qui ont une "certaine réalité" ( puisqu'ils sont donnés à nos sens ) et une certaine vérité, l'image n'est qu'une "représentation fausse", fantasmatique, de ces êtres "visibles".
L'idée de la production par un Etre (qui n'existe pas, qui est au-delà de toute essence) de la réalité concrète, du devenir ou: la production par l'Un du Multiple est une opinion erronée :
"L'image est au modèle (ce qui ressemble par rapport à ce à quoi il ressemble) comme l'objet de l'opinion à l'objet de la connaissance"
Platon nous avertit donc : l'image du Bien comparé au Soleil est une "opinion mensongère", aussi fausse qu'une ombre comparée à l'être vivant dont elle est le reflet.
Platon développe cette fausse image de la transcendance permettant de comprendre comment les idées viennent structurer une réalité sans forme ( celle d’un devenir erratique ) en écrivant Le Timée : il élabore un nouveau mythe cosmogonique, nous expliquant comment on peut imaginer qu’un Démurge -une sorte d’artisan au service du Logos- qui serait en possession des Idées ou des Formes de chaque chose aurait très bien pu façonner, ordonner une matière indéterminée ( en grec : apeiron sans structure, sans déterminations).
Le mythe du Timée est sans doute pour Platon une simple image destinée à des interlocuteurs qui ont besoin d’une solution, incapables de comprendre que la philosophie est une recherche, une interrogation sans fin.
Avant que le Timée n’ait recours au Mythe pour expliquer la genèse du cosmos (de l’ordre), Platon poursuit sa réflexion sur langage.
Si la réflexion sur langage nous a conduit au problème insoluble du rapport des idées et des choses, du sens et de l’être, ne faut-il pas pour résoudre le problème suscité par la réflexion sur le langage revenir sur le rapport des Mots et des Choses. C’est le sujet du dialogue “ le Cratyle ” .
Chapitre III : La dialectique descendante :
1. Le Cratyle
Pour comprendre le rapport des mots et des choses, deux hypothèses sont soutenues par les deux personnages de ce dialogue : Hermogène et Cratyle.
Comment choisir entre Hermogène et Cratyle ?
-Ou bien il faut imaginer comme Cratyle qu'un artisan a créé les mots à la ressemblance des choses, mais tout montre qu'il n'en est rien : les noms propres comme les noms communs par lesquels on désigne les choses, semblent bien arbitraires. Le langage ressemble peu aux objets qu’il permet d’évoquer : « Les paroles, écrira Descartes, n’ayant aucune ressemblance avec les choses, ne laissent pas de nous les faire concevoir. »
-Ou bien il faut admettre avec Hermogèneque les mots sont pure convention, et ne correspondent à aucune réalité. Il faudrait, pour savoir ce que les mots veulent dire, remonter jusqu’à la décision souveraine d’un sujet tout puissant – individu, cité ou dieu – qui aurait imposé un sens à des sons arbitrairement choisis. Chacun pourrait changer la signification d’un nom, voire attribuer à un nom une signification qui lui serait propre : les mots n’auraient qu’une signification subjective. Et, n’importe qui serait maître de faire dire n’importe quoi à n’importe quel mot, par exemple appeler « cheval » ce que d’autres appellent « homme ».
Mais alors, celui qui parle ne dit que des mots (onomata legeïs, comme dit Socrate à ses interlocuteurs) et toute l'expérience humaine, semblable au "flux héraclitéen", est dépourvue de sens.
C'est à la ressemblance des idées -et non des choses- répond Socrate, qu'un législateur aurait du constituer le langage : Les mots renvoient non pas aux choses multiples, sans cesse changeantes, mais à des « formes », des « idées » immuables ;, telles le triangle, l’égal, le juste ou le beau en soi.
Le problème philosophique est bien alors de comprendre le rapport des « idées » avec la réalité sensible.
Nous sommes revenus au point de départ : Comment le sens peut-il être attribué à la chose ? - Il faut poursuivre l'enquête.
La démarche de Platon n'invite pas la philosophie à célébrer le mystère mais nous conduit à l'exigence d'interroger le langage lui-même pour résoudre le problème de la philosophie. : la question du sens :
Comment le langage humain peut-il se rapporter, non pas seulement au monde des idées, mais aux choses telles qu’elles se manifestent ou telles qu’il ( le langage ) les manifeste ?
2. Ontologie et dialectique
Il n’est pas inutile de rappeler que cette participation des choses sensibles à l’être est pleine de difficultés et de paradoxes, que Platon, premier critique de Platon, se plaît à accumuler dans le dialogue qui porte de façon significative le nom de Parménide.
Cette critique du platonisme par Platon n’aboutit pas seulement à des apories, comme celle de la participation du sensible aux Idées, elle aboutit aussi à une révision d’ensemble du problème des rapports du langage avec l’être.
C'est dans le Théétête, puis dans le Sophiste et la seconde partie du Parménide que Platon reprend la question : Pour comprendre comment les idées se mêlent aux choses, c'est au langage qu'il faut revenir, car c'est en lui que se produit, que se réalise “ le mélange
La question de l’erreur impose une première révision, qui ne concerne d’abord que le langage ; il apparaît que le « nom » n’est pas le tout du langage ;, c’est l’entrelacement des noms et des verbes dans le discours, lequel seul peut être vrai ou faux.
Mais cette révision, en apparence limitée au langage, a une répercussion dans la doctrine de l’être ; en effet, l’entrelacement qui constitue le discours est corrélatif, du côté de l’être, c’est-à-dire des Idées, d’une « communication entre les genres », laquelle rend possible l’attribution d’un terme à un autre dans le discours. Il ne suffit donc plus de poser la participation du sensible aux Idées, il faut aussi poser la participation des Idées entre elles, . On doit alors concevoir une discursivité de l’être , c'est-à-dire une réalité où les idées n’existent plus seulementqui chacune en soi et pour soi., mais bien dans leur relation les unes aux autres.
Voici ce qui entraîne une révision radicale du parménidisme initial et de l’interdit jeté sur le non-être ; pour penser la discursivité de l’être, il faut instituer un nouveau discours ontologique qui pose, non plus les Idées des choses, ou genres de premier degré, mais les « grands genres » qui fondent la communication des genres de premier degré. C’est ainsi que Platon esquisse la dialectique des cinq grands genres, dialectique dans laquelle l’Idée d’Être n’est plus la seule idée fondamentale, mais un chaînon dans une structure complexe, où elle est « troisième », après Mouvement et Repos, et avant le Même et l’Autre. L’ontologie, définie par le mouvement de transcendance, au-delà du sensible, de l’opinion et du changement, paraît devoir être dépassée à son tour.
- Ce renversement revêt un sens ontologique : les essences “existent”: non seulement elles précèdent mais, à travers le discours –le langage- elles articulent la réalité concrète, sensible : elles la régissent, la “ commandent ” :
La dialectique descendante achève la dialectique ascendante.
Ambiguïté de la démarche de Platon : une explication historique
1° D’un côté, par l’Allégorie de la caverne, Platon semble nous conduire au seuil du mystère jusqu’à l’idée de l’Etre qui « dépasse en ancienneté et en puissance » notre intelligence des choses, comme s’il détenait à la fois de toute éternité leur sens (leur essence) et le pouvoir de les « produire ». Au terme de cette réflexion qui avait pour objet de rendre raison (logon ) de l’ordre intelligible des choses, il doit reconnaître que cette raison nous échappe, et que , nonobstant la certitude que nous avons acquise de l’intelligibilité et de la validité de cet ordre, il faut s’en remettre, comme nos anciens et nos poètes, au mythe si l’on prétend en expliquer l’origine.
Comme nous avons essayé de le montrer dans la première étape de notre enquête, le dualisme qui s’est instauré entre l’homme, porteur d’une nouvelle identité, et la réalité qui a pris la forme d’une institution « politique » -cette séparation entre l’homme et son monde-, pose au penseur la question «aporétique » du rapport des idées aux choses : Savoir comment une réalité - «naturellement » changeante- a pu être « informée », « structurée» par les idées (immuables et générales), de telle façon que la pensée -l’âme universelle en chaque homme-, puisse « comprendre » ce « monde » (cosmos).
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C’est bien cet « ordre humain », qui s’est mystérieusement imposé au chaos, dont il lui faut chercher la raison, quitte à reconnaître que la raison nous échappe et nous dépasse, transformant la recherche philosophique en une interrogation sans fin : Tel est le moteur de la dialectique ascendante qui conduit au delà de l’intelligence des choses jusqu’à l’idée du Bien, dont on ne peut rien dire parce qu’elle transcende tout logos.
2°Mais rien ne permet alors au penseur de célébrer le mystère de la transcendance comme la découverte d’un Etre, qui serait comme un dieu, la cause et le principe de cet ordre du monde.*
C’est le moment historique quinous permet de comprendre cette limite, qui s’impose au penseur :
Dès le Vème siècle, l’équilibre de la société grecque, fondée sur l’ordre de la Cité, consacrant la domination des propriétaires fonciers, est menacés par le développement de l’économie marchande, par le rôle de plus en plus décisif de nouvelles couches sociales : celle des armateurs et les négociants (qui sont des métèques et non des citoyens), mais aussi par l’accroissement de la population des esclaves et des affranchis, qui est incompatible avec la structure du système lui-même ( la formation sociale de la Cité ).
Au plan de l’idéologie, les valeurs de cette société menacée par cette évolution sont mises en cause : Les idées de justice, de tempérance, d’équilibre, qui consacrent l’ordre de la Cité, en le faisant apparaître comme un univers où l’homme libre, le citoyen, est “ la mesure de toutes choses ” - ces valeurs sont attaquées par des jeunes gens appartenant à la nouvelle aristocratie. A l’école des Sophistes, ils ont appris que les idées -loin d’être des vérités éternelles- peuvent être utilisées pour défendre le pour et le contre et servir des ambitions politiques. En même temps, les sciences pures, telles que la géométrie, l’arithmétique et l’astronomie sont délaissées au profit de techniques et de pratiques : la médecine, l’astrologie etc ...
Dans ces conditions, la tâche d’un philosophe comme Platon est de défendre la valeur des idées, aussi bien les idées des sciences pures (des notions mathématiques par exemple) que les idées morales. Il doit fonder la vérité “ essentielle ” et permanente de toutes les valeurs
Le rôle "éducatif" qu'il assigne à la philosophie est d'apprendre aux jeunes gens de bonne famille à gouverner la Cité : il faut leur enseigner en priorité que l'ordre du monde - l'ordre social - qu'ils doivent sauvegarder, s'impose comme l'expression d'un ordre idéal, - essentiel, immuable, éternel - sans lequel le monde ne serait pas ce "cosmos", cet univers organisé, ordonné mais un pur et simple chaos, semblable à cette image que nous donne la réalité sensible soumise à tous les changements erratiques.
Dès lors, s'il est vrai que la philosophie, aux prises avec le problème des rapports de la pensée et de l'être nous fait découvrir l’énigmede l'Unité du sens et de l'être, elle ne peut en aucun cas pour Platon, avoir pour but de célébrer le mystère :
L'individu qui suit le cortège de Dionysos, célébrant les mystères d'Eleusis, est -nous explique Platon- "possédé" par la divinité. Et, dans cet état d’enthousiasme - de possession par le dieu -, il est "étranger" à lui-même, "aliéné". Peut-être "vit-il" cette unité primordiale, mais cette unité en même temps lui échappe parce qu'il a perdu le pouvoir du logos,. Nouvelle preuve, sans doute, que l'unité est à proprement parler impensable. Ainsi, "célébrer le mystère" ne peut être que le lot, le destin de ceux qui - étrangers ou esclaves sont déjà par nature, aliénés, étrangers au Logos, privés de la faculté de penser qui est l'essence de l'homme : de l'homme libre.
L'homme libre ne peut délibérément aliéner son "pouvoir", renoncer au Logos. Sa tâche, sa responsabilité - en maintenant l'ordre du monde par le Gouvernement de la Cité - est d'exprimer, de fonder l'ordre "idéal".
Dans ce rôle, le Politique est ou doit être le Philosophe. Il faut remarquer que l’extraordinaire ascension dialectique, que nous avons retracée, se situe dans le dialogue de « La République », où il s’agit précisément du gouvernement de la cité par les philosophes.
Sans doute n’est-ce pas un hasard si le « politique » est au centre de la réflexion philosophique : C’est en effet avec le politique que se pose « pratiquement » la question du mystérieux pouvoir, qui appartient à l’homme, d’ordonner le chaos de la réalité concrète, d’imposer au réel ses idéaux, ses valeurs, sa loi..
Aussi, le philosophe doit-il, s'il veut enseigner la jeunesse et lui apprendre à gouverner la Cité, traduire la découverte de la Transcendance dans le langage du "comme si" :: tout se passe comme si elle permettait de comprendre comment l’idéal, découvert au terme de l’ascension, peut venir imposer un ordre a une réalité en elle-même chaotique.
Aussi la réflexion philosophique de Platon a-t-elle une double face :
D’une part, elle opère le renversement que nous avons décrit,
Ce renversement exprime le rejet “ aristocratique ” du monde réel -sensible- réduit à un univers d’apparences et le mépris des prisonniers envoûtés par cet univers ; il exprime également la négation du devenir concret des choses, conçu comme un développement anarchique parce qu’il ne peut être maîtrisé et échappe à tout ordre “ idéal ”.
D’autre part, en même temps que, par ce renversement, elle rejette dans le domaine de l’illusion le monde réel et son devenir, elle doit lutter contre les forces sociales nouvelles qui mettent en cause sa domination politique ; Ce combat se situant sur le plan idéologique, c’est pardes raisons qu’elle doit défendre les idées et les valeurs qui consacrent cette domination.
Cette double exigence à laquelle doit répondre la démarche de Platon explique la double face de cette philosophie :
Elle est idéaliste, parce qu’elle ne peut ni comprendre ni reconnaître la vérité de la nature -phusis-, dont le devenir n’obéit à aucun ordre. Mais, elle doit être en même temps rationnelle, parce qu’elle doit défendre par des raisons la valeur de cet ordre
Le contenu de la philosophie de Platon s’éclaire à la lumière de cette double exigence :
D’une part la transcendance du Bien est nécessaire pour fonder la valeur des notions pures et des idées morales ; mais, d’autre part ces idées, -parce qu’elles expriment un ordre social réel qu’il s’agit de maintenir et de défendre- sont desintermédiaires (metaxu)nécessaires, au travers desquels se manifeste le Bien : Ces idées sont des essences ; elles ont un degré d’être qui garantit la permanence de leur valeur.
Ce caractère “ normatif ” de l’idéal (des idées), qui est au point d’arrivée de la réflexion éclaire le point de départ, et le sens réel de l’inversion. Si les idées sont, dans l’ontologie de Platon, des “intermédiaires”, c’est qu’il s’agit pour Platon non pas de fonder une religion (comme chez Plotin) - car alors l’idée du Bien, de l’Etre suffirait - mais de garantir un ordre social en le faisant apparaître comme un “ ordre moral ”.
L’homme n’est pas seul face à la transcendance. Il faudra que, dans une période de décadence, l’on assiste à la décomposition de l’ordre social, pour que le problème philosophique se pose en termes de salut individuel.
C’est avec le néoplatonisme -au IIIème siècle après J.C.- que la dialectique du renversement va conduire à la mystique de la conversion.
Nous rejoignons ici la conclusion de Victor Goldschmidt :
Si l’on voulait transformer en une ontologie la réflexion platonicienne, qui pose le problème fondamental de la philosophie sans prétendre le résoudre, il faudrait, pour expliquer le rapport des idées et des choses à partir de l’Etre ( posé d’abord comme le divin ou l’infini ), considérer que le multiple « procède » de l’Un, que toutes choses, intelligibles ou sensibles, « procèdent » du Bien en soi . Mais le terme et l’idée de la procession nous font entrer dans la philosophie de Plotin, pour qui rien n’existe « réellement » en dehors de l’Etre, dont toutes choses ne sont que des émanations.
La démarche de Platon – qui n’avait pas pour but de résoudre le problème des rapports de la pensée et de l’Etre, mais seulement de fonder l’idéalité des valeurs pour défendre la valeur de l’ordre (social) se heurte au problème fondamental de la philosophie et avoue son impuissance à le résoudre:
Une fois établie la primauté des idées, leur “ réalité ”, comment comprendre le rapport des idées avec l’être (le multiple, l’indéterminé, le devenir…) ?
L’Allégorie de la Caverne, est bien difficile à comprendre si l’on s’en tient à ce qui est le but avoué, l’objectif conscient de la démarche platonicienne : comprendre le rapport des idées et des choses pour fonder la possibilité de la connaissance et pour « rendre compte » de l’ordre du monde.
C'est Platon qui va nous indiquer la raison de cette démarche, qui contraint la philosophie à rechercher le sens de l’être, "au-delà" de l’essence qui détient le sens des choses, dans l’idée du Bien qui dépasse toute idée en ancienneté et en puissance.
Dans La Lettre VII ‘, Platon nous indique clairement le secret de la démarche idéaliste
Chapitre III. La genèsede ladémarche "idéaliste"
Nous pouvons assister chez Platon à la genèse de l'aporie qui interdit à la philosophie de résoudre le problème du rapport de la pensée à l’être, qu’elle a elle-même posée.
L’existence attribuée aux idées n’est pas sans rapport avec la réalité de l’idéal, qui s’impose à travers la réflexion sur l’action humaine.
C’est dans la Lettre VII, que Platon va nous conduire jusque là.
I. Commentaire de la Lettre VII
1° étape : L’être de l’essence
Rappelons le premier constat que nous avons fait dès la mise en place de la problématique philosophique : Le penseur, dès qu'il commence à réfléchir, découvre les idées, les concepts comme un patrimoine : ce sont des « essences » c'est-à-dire des objets donnés à la pensée, qui d’une certaine façon existent indépendamment des réalités visibles.
Selon Platon lui-même, ces concepts sont de trois ordres :
- les concepts empiriques, qui semblent directement liés à l'expérience, tels l'idée de lit ou de table.
- les concepts scientifiques, notamment les premières notions mathématiques : celles de l'arithmétique et de la géométrie, telles que la notion de nombre ou de grandeur, toutes les figures et leurs propriétés.
- enfin, les "idées morales", telles que la justice, le courage, la tempérance...... toutes les idées qui font l'objet de l'enquête de Socrate dans les premiers dialogues de Platon.
Or, dans toute réalité concrète, comme le fait observer Platon lorsqu'il compare le monde intelligible éclairé par l'idée du Bien au monde sensible, éclairé par le soleil, l'idée générale, le concept, l'essence- sont inséparables de l'existence de la chose, de la même façon qu'une qualité comme la couleur est inséparable de l'existence de telle ou telle chose colorée....
Cela est vrai des concepts empiriques où, comme le montrera Aristote, la "forme est inséparable de la matière" ; cela est vrai des concepts scientifiques qui permettent d'établir des rapports entre les choses, et cela semble vrai également des notions morales puisque je "qualifie" tel ou tel acte de courageux ou de téméraire
Mais, précisément, l'essence (le concept) n'est pas une qualité : c'est l'analyse que développe Platon dans la première partie de cette Lettre VII :
Lorsque nous réfléchissons sur la connaissance, ce que nous cherchons à connaître d'une chose, d'un être concret, ce n'est pas "quel il est" ( to poïon ti ) mais bien : "ce qu'il est" ( o esti ), sa réalité ( to on )..
Prenons, explique Platon, l'exemple du cercle :
Quel que soit l'être « to on », dont il s'agit, nous parvenons à sa connaissance de trois façons :
- en désignant l'être par un nom : le nom fut-il arbitraire, il suffit que je me souvienne du nom pour que je puisse désigner l'être -la chose- sans me tromper.
- en remplaçant l'être par l'expression d'un sens, par sa définition : le cercle est "ce dont les extrémités sont à égale distance du centre ". Cette définition s'applique aussi bien à ce qu'on appelle "cercle" que "rond" ou "circonférence" : le logos ramène à l'unité une multiplicité concrète : ce n'est plus cet être-çi que je connais par le Logos mais une infinité de choses concrètes, qui forment un ensemble.
- en traçant quelque chose par le dessin ou en fabriquant au tour une forme circulaire. Insistons sur ce point
.L’activité pratique elle-même, qu’on serait tenté d’exclure des modes de connaissance,est un véritable processus d’abstraction.: En effet, là où, en chacun de ces points, le cercle "s'adapte à une droite" (on peut tracer une tangente), l'acte - la pratique ( le dessin ou la fabrication au tour) consiste précisément en chaque point à éliminer au fur et à mesure toutes les tangentes possibles, c'est-à-dire à faire abstraction de la multiplicité des rapports que toute chose concrète entretient avec les autres. La meilleure preuve qu'il s'agit d'une abstraction c'est qu'on peut effacer le dessin et que la forme circulaire fabriquée au tour peut périr.
Ce sont donc là, les trois façons dont nous parvenons à la connaissance -épistémé- d'une réalité concrète : la désignation, la définition du sens ou concept, la fabrication ou production de la chose
2ème étape : Mais, regardons-y de plus près : en quoi consiste la connaissance ?
Aucun de ces modes de connaissance, aucune de ces voies qui me conduisent à la connaissance ne permettent de saisir "immédiatement" "ce qu'est" le cercle indépendamment du langage et de l'activité pratique. Et, pourtant, quel que soit le terme employé : "admettons que ces termes désignent une seule chose" : Qu'il s'agisse de la science ( "episteme"), de l'intelligence ("nous ") ou d'une opinion vraie ( « alethes doxa ») , il est certain que l'intelligence, par sa parenté et sa ressemblance“ avec l'être, nous a "comblé" (empli) de choses "bien proches" (-" eggutata"- ) de la réalité de la chose, en l'occurrence du cercle.
Et, tout ce que l'on vient de dire du cercle, s'applique à toutes les réalités :« bien sûr aux figures, droites ou circulaires, mais aussi aux couleurs, au bon, au beau, au juste, à un corps quelconque fabriqué ou naturel, au feu, à l'eau et à toutes choses semblables, à toute espèce d'êtres vivants, et, en sus, à l' « éthos » (aux façons d'être) des âmes et à ces réalités qu'on appelle « actions ou passions »
Par les trois modes de connaissance, par les trois "approches" que nous avons décrits, nous parvenons à un quatrième mode de connaissance qui est "l'intelligence" des choses.
Et, ajoute Platon : " Si d'une matière quelconque, par ces voies, ces modes de connaissance, on ne saisit pas en même temps les quatre, on ne sera jamais à la fin " metoïchos " celui qui "participe", qui "a sa part" de l'être, de la réalité des choses. Par toutes ces voies -le langage, le concept, l'activité pratique-, il y a une complicité (En grec : oi metechontes = les complices) de l'homme avec la réalité même des choses : toutes les réalités concrètes -sans exception- ont pour nous un sens.
Pour être certain de ne pas se tromper sur le sens de cette affirmation qui semble contredire toute la démarche platonicienne, c'est en grec qu'il faudrait lire cette déclaration ::Littéralement : « à ces réalités concrètes (non seulement les choses mais ausssi les réalités psychiques ou les idées morales) ces différents modesde connaissancen'entreprennent de faire apparaître à propos dechacune d'elles pas moins "quelle elle est " (-quelle qualité la définit-) que l'être de chacune d'elles, à travers (-dia-) la faiblesse des "logoï"
Autrement dit, si "l'être" des choses est toujours au delà de ce que nous connaissons des choses, il n'en reste pas moins que, par tous les moyens,-toutes les médiations- que nous avons décrits, ce que nous connaissons n'est pas seulement une qualité qui serait comme une apparence que nous attribuons à un être, qui en lui-même serait inconnaissable : ce à quoi nous avons accès au travers de la faiblesse des logoï (-du langage vulgaire ou scientifique-) c'est à l'être même, à la réalité ( to on ) de chaque chose.
Platon semble revenir sur la distinction radicale (-qui semblait être l'objet de cette Lettre VII-) entre l'essence "intelligible", distincte de la chose concrète, et la qualité inséparable de l'existence concrète de la chose.
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Résumons l’analyse :
1 .La connaissance commune désigne tel ou tel aspect de la réalité par un nom qui nous renvoie directement à la chose pour dire « quelle elle est », énonçant les propriétés qui lui appartiennent sans se soucier de savoir « ce qu’est » la réalité en elle-même.
2 .Si l’on considère l’activité du savant, - du géomètre par exemple, toute la « réalité » du cercle réside dans sa définition, qui nous dit « ce qu’il est » : une figure dont les extrémités sont à égale distance du centre ; et cette définition est ce qui permet de comprendre une multiplicité de choses concrètes.
3 Le jugement moral, qui ne concerne pas des choses mais des êtres ou des actes, ne procède pas autrement : on « qualifie » telle personne ou telle action de courageuse, de téméraire, de juste ou d’injuste, sans se soucier de savoir « ce que » sont, réellement, vraiment, le courage ou la justice.
Ainsi, quels que soient les “objets” de la connaissance, qu'il s'agisse « d'un corps quelconque, fabriqué ou naturel », qu'il s'agisse « des figures, droites ou circulaires » que définit la géométrie, ou qu'il s'agisse de ces réalités « qu'on appelle actions ou passions de l'âme, du beau, du juste, etc. », il faut admettre que la pensée, s'il est vrai qu'elle ne nous dit pas comment nous pouvons savoir « ce qu'est » la chose en elle-même-, nous rapproche de la chose et se trouve pour ainsi dire “comblée”, “emplie” de la réalité, grâce aux diverses activités qu'elle met en œuvre.
Tout se passe comme si, par toutes ces voies conjuguées, - désignation, fabrication, définition -, la pensée avait quelque “ressemblance”, quelque “parenté”, mieux une véritable complicité avec la réalité même, avec l'être : Notre savoir est une approche de l'être même des choses
Nous sommes loin de l'envolée lyrique de la dialectique ascendante, qui, dans la République, nous conduisait à la découverte de la Transcendance, selon laquelle le sens, que nous croyions saisir dans la vision du monde réel, puis dans les concepts et les raisonnements de la science, apparaissait toujours au delà de toute essence, et nous échappait.
Nous sommes encore plus loin de la grande déception de la dialectique descendante qui laissait place à l'explication mythologique de la genèse du monde.
Ainsi, il faut bien admettre, que, pour un homme, dans la pratique, le problème ne se pose pasde savoir ce qui de la pensée ( des idées ) ou du réel (des choses ) mérite le nom d’être : S’il est un homme naïf, il est prêt à admettre que rien d’autre n’existe que la réalité sensible, et, s’il est géomètre, il reconnaîtra sans peine que la pensée est la vraie réalité, puisque les idées « constituent » l’essence du réel.
Dès lors, on est en droit de se demander d’où vient cette interrogation que le philosophe a fait sienne ;- Qu’est-ce que l’être ?
Pourquoi le philosophe, à partir du moment où il a découvert la dualité de la pensée et du réel, est-il pour ainsi dire contraint de soulever le problème de l’essence du réel ?
L’exposé de la première partie de cette Lettre, qui met en place une thèse rationaliste de l'intelligibilité de l'être et de l'objectivité de la connaissance, reste insuffisant aux yeux de Platon, parce que, dit-il, il est menacé d'une contradiction.
Et, il va lui-même identifier la menace
3ème étape :
" Ce que chacun des modes de connaissance nous proposait commeexplication du savoir par le Logos et conformément aux faits ( ta erga ), ce n'est pas ce que l'âme ( psyche ) recherche. ".
Ce que l'âme recherche en effet, ce n'est pas cette intelligibilité que nous donnent la science ou la pratique, dont les connaissances sont des approches (-les plus proches possibles-) de l'être de choses (qui peuvent toujours être remises en cause par l'expérience).
« Lorsqu'on passe sa vie à toutes ces choses (à la connaissance liée à la vie pratique), le parcours "pratique" ( diagôge ) chez un " être naturel " bien constitué ( eu pephukoti- ) enfante avec peine le savoir ( episteme ) de tout ce qui fait partie de la nature » .
Autrement dit, un homme normalement constitué, -même si cela exige beaucoup de peine -, dans la mesure où il est parent de la nature, parvient au savoir de tout ce qui appartient à la nature.
Dès lors, qu’est-ce qui conduit le philosophe à rechercher le sens de la réalité "ailleurs", "au-delà" de la réalité, alors même que la science et la pratique constituent une explication valable de l'essence même des choses
« Quand on n'a pas affaire à une chose qui obéit à la loi de la nature, comme c'est le cas de la manière d'être ( eksis ) des nombreux états de l'âme à l'égard du savoir ou de ce qu'on appelle les moeurs ( ta èthè ).,la pratique des vertus -le juste ou le bon- ne peut s'expliquer naturellement » (pas plus qu'on ne pourrait expliquer l'apprentissage du savoir chez quelqu'un qui n'aurait pas de mémoire) .
Autrement dit, ce qu'on ne peut expliquer ni par la science, ni par la pratique (la production des choses), c'est l'éthique ( ta èthè ), l'ensemble des actions morales, c'est-à-dire l'activité humaine, dans la mesure où, se soumettant à une norme, à un idéal, à des valeurs, elle témoigne de l'autonomie de l'homme à l'égard de la nature et de son pouvoir d'ordonner le réel.
Quand il s'agit des choses -naturelles ou fabriquées-, dont on peut dire qu'elles appartiennent à la nature, parce qu'elles peuvent naître et périr, la science peut dire "ce qu'elles sont" en découvrant "quelles elles sont", c'est-à-dire les qualités qui leur appartiennent de façon immuable, les propriétés permanentes qui les définissent, et qu'on peut exprimer par le logos : le savoir scientifique ( epistémé-) ou l'opinion vraie affirmant l'adéquation du sens et du réel . Mais il en va tout autrement quand il s'agit des actes humains, que l'on peut appeler "éthiques".
En effet, il faut distinguer deux catégories d'actes :
-ceux qui "produisent" une réalité, qui sont des techniques ( aÏ technaï ) : c'est l'activité des artisans.
-ceux qui, loin de produire une réalité, se proposent une fin.
Pour distinguer ces deux catégories Platon utilise deux verbes : à la première Ïe
verbe « produire », « créer »( poïeïn ) ; à la seconde le verbe « faire » ( pratteïn), dont le substantif « praxis » est à la l'origine de ce que nous appelons : la pratique, c'est-à-dire l'action.
C'est cette seconde catégorie d'actes qui fait l'objet de la recherche.
II. Ethique et Pratique
Dans la réflexion de Platon sur l'action ( praxis ) , la "pratique" c'est-à-dire la réalisation de buts concrets va prendre le sens de l'éthique, où l’objectif de l’acte prend le sens d’une fin se confondant avec l'idéal, et où la praxis s’identifie à l’action morale..
Voici comment Socrate pose la question à Polos dans "Le Gorgias" :
" Est-ce qu'à ton avis les hommes veulent ce que, à chaque fois, ils font ("o an prattôsin ekatote ) ou bien cela en vue de quo ( ou eneka ) i ils font ce qu'ils font.
Et il donne un premier exemple :
" Ceux qui avalent une drogue qu'un médecin leur prescrit, veulent-ils, à ton avis, cela même qu'ils font : avaler cette drogue répugnante, ou cela : être en bonne santé, en vue de quoi ils boivent cette drogue "
De même pour celui qui affronte les fatigues et les risques de la navigation en vue de s'enrichir.
Comparons la "praxis" -l'action humaine- dont il s'agit ici avec la première forme de l'activité humaine : Dans tout art ou technique, l'activité consiste à produire ( to poïeïn ) "une réalité" (un lit, une table) conforme au modèle : Ce qui est "produit" est précisément ce qu'on voulait : l'idée et l'objet produit, au terme de l'acte de production, coïncident dans la réalité concrète de la chose : cette table-ci ou ce lit-là. L'objet produit est conforme à son usage, c'est-à-dire à ce en vue de quoi il est produit.
Mais il en va tout autrement quand on parle de la praxis, de l'activité humaine non productive :.Les hommes s'imaginent "faire", -produire- ce qu'ils veulent mais ils font seulement ce qui leur semble le meilleur, par exemple l'orateur ou le tyran quand, par tous les moyens, ils acquièrent le pouvoir.
Autrement dit, parce qu'ils confondent telle ou telle chose qui leur semble bonne avec le bien, ils s'imaginent produire la chose ou "faire le bien".
Quand on a atteint un but concret, par exemple le pouvoir ou la richesse, il nous semble que l'action consistait à produire ce résultat concret. On s'imagine que, dans l'action, comme dans la technique, l'idée et la chose, le but et le résultat, quand l'acte est achevé (comme s'il s'agissait de l'achèvement d'une fabrication) coïncident.
Si l'on voulait aller trop vite, l'on répondrait à Socrate qui continue à répéter inlassablement : " Je prétends que ces hommes -le tyran ou l'orateur- ne font pas ce qu'ils veulent " comme son interlocuteur juvénile dans Le Gorgias, :
-" Mais, bien sûr, je vois bien où tu veux en venir, tu veux montrer que toute chose que l'on possède n'est qu'un fantôme du bien, incapable de satisfaire la quête de l'homme qui est recherche du Bien lui-même , de l'absolu ou Dieu. (qui est toujours au-delà )
Or, Socrate insiste sur le paradoxe : " Ils ne font pas ce qu'ils veulent et pourtant ils font ce qui leur semblele meilleur ."
Cela veut dire qu'ils se trompent non pas sur la nature du bien (qu'ils croient être la puissance ou la richesse par exemple), mais, en vérité sur le sens de l'action qui n'est pas la production d'un bien, d'une réalité ou la réalisation d'une idée mais la visée d'une valeur, d'une réalité idéale (qui n'existe pas à la façon d'une chose).
Quand le médecin emploie tel ou tel remède pour guérir telle ou telle maladie, -en tant que médecin-, il se conduit en technicien : au terme de l'action le moyen (le remède) et le but (la guérison) de ce malade, coïncident. Mais qu'est-ce que l'acte de ce médecin en tant qu'homme ? Ce n'est ni la prescription ni le résultat qui est la guérison du malade.
Le sens n'est pas dans le résultat, dans le fait, mais dans la finalité de l'acte: ce en vue de quoi on peut être amené à employer toutes sortes de techniques pour produire tels ou tels effets : Et, toutes les actions techniques sont des intermédiaires dans la poursuite d'un idéal, en l'occurrence la santé, dont on ne peut pas dire "ce que c'est".
A la différence des notions mathématiques, -quand il s'agit des idées morales- des valeurs -, il n'y a pas de science pour "approcher", par des définitions ou des figures cette réalité idéale qui, comme le Bien lui-même, est au-delà de toute essence.
Toute la première partie de l'oeuvre de Platon - "les Dialogues dits de Jeunesse"- mettent en scène Socrate, qui "interroge" ses interlocuteurs sur le sens des "notions morales" : le courage, la justice, la tempérance. Il mène son enquête auprès de tous ses concitoyens : hommes réputés ; orateurs, sophistes, politiques et jeunes gens de grande famille : Alcibiade, Critias, Charmide, qui donnent leurs noms aux dialogues. Il les questionne sur toutes les idées morales, sur tous les principes qu'ils invoquent pour qualifier les actions.
La méthode consiste à leur demander de donner "une définition" : dis moi "cequ'est" le courage, la prudence ou la tempérance., puis il critique la définition, en suggère une nouvelle pour tirer les conséquences logiques de chacune et constater à la fin qu'on se heurte à une aporie, et qu'à la fin du compte ( compte = logos ), on ne peut dire ce que sont ces idées, ces principes auxquels pourtant on se réfère toujours dans la réflexion sur l’action :
" On croit savoir mais on ne sait pas.".
A la devise du Temple de Delphes"Connais-toi toi-même " que Socrate fait sienne, répond la formule célèbre, non pas comme l'ont interprété les sceptiques : "Je ne sais qu'une seule chose, c'est que je ne sais pas " , mais bien, comme l’entend Socrate: " Je ne suis pas victime de l'illusion commune : " Je ne crois pas - je ne m'imagine pas savoir ce que je ne sais pas."
Il ne s'agit pas pour Socrate de constater que "rien n'est vrai du pur vrai " (comme le dira Pascal) mais de montrer qu'on ne peut pas "rendre compte"(didonai logon : donner sens ) des idées, des principes, c’est à dire du sens de nos actes, comme de toute réalité concrète dont on peut connaître ou, du moins, approcher l'essence. Ce que Socrate considère comme sa mission -qui lui a été imposée par le Dieu de Delphes- est de montrer à ses concitoyens qu'ils ne sont pas capables de rendre compte des principes de leurs actions, des idées qui commandent à leur existence d'homme et de citoyen.
L'idée qui n'est pas seulement le motif mais véritablement la raison de notre action :-sa fin-, est d'une certaine façon de même nature que les autres idées, immuable, éternelle, immortelle mais, en même temps, elle en diffère radicalement : elle se présente non pas comme l'essence des choses, d'une réalité concrète mais bien, au delà de toute essence, de toute réalité, comme "transcendance".
Le sens qui commande nos actes et notre vie s'impose à nous comme une réalité qui n'appartient pas au réel, c’est à dire comme "un idéal".
Dès lors, qu'en est-il de la pratique, de l'action ( praxis ) ?
Le sens de l'action -de l'activité humaine- n'est pas dans la "pratique", c'est-à-dire dans le cycle concret qui, partant d'une idée, d'un plan ou d'un projet, met en oeuvre les moyens pour aboutir à un résultat qui est la "réalisation" de l'idée, du modèle, du plan ou du projet En confondant l'action humaine avec ce cycle concret, ce que l'on décrit, c'est le procès de la technique, de l'action productive.
Le sens de l'action humaine est au delà de la réalité -de la réalisation de l'idée ou du projet : il est dans la fin de l'action : dans l'idéal, que j'appellerai la santé si je considère le corps distinctement de l'âme, que j'appellerai tempérance si je m'intéresse aux rapports de l'âme et du corps, que je nommerai "justice" si je cherche l'idéal des rapports entre les citoyens, que j'appellerai sagesse si je veux évoquer la destinée de l'âme.
Au travers de ces qualités, qu’on appelle vertus : santé, tempérance, justice, sagesse, je ne définis pas des "essences" distinctes mais j'affirme que le sens de l'acte est, non pas dans la réalisation pratique mais dans sa finalité.
Telle est la portée de l’éthique : L'affirmation d'une réalité idéale dont la valeurest indépendante de toute réalité, dont le sens est indépendant de toute existence.
A chaque fois que Socrate demande à tel ou tel interlocuteur de dire ce qu'est telle ou telle vertu, celui-ci ne peut jamais trouver "une définition" : un "logos" ; il se contente de donner des exemples :
Si on lui demande par exemple ce qu'il veut dire quand il dit que tel homme est courageux, Glaucon répond en "racontant" que cet homme a été trouvé mort sur le champ de bataille au premier rang de nos troupes, tombé face à l'ennemi ; le fait apporte la preuve qu'il s'agit bien d'un acte de courage, insiste Glaucon.
Mais, lui rétorque Socrate, rien n'est moins sûr : la bataille était perdue et sans doute notre guerrier le savait : dans ces conditions, peut-être le courage consistait-il à se replier en bon ordre. Et, dès lors, le fait de l'acte, dont on dit qu'il "montre" le courage de cet homme, faisant apparaître le sens de l'action, ne prouve-t-il le sens contraire : ce n'est pas de courage qu'il s'agissait mais peut-être de témérité et d'inconscience.
Lorsqu'on identifie l'acte avec un fait, avec la réalité d'un comportement, ou d'une conduite que l'on voudrait qualifier comme une chose, l'on constate que l'acte a toujours un double sens ; il est "un fait neutre", dont on peut affirmer à la fois une chose et son contraire :
Nos actions font alors partie de " ces choses qui peuvent être prises en deux sens et qu'on ne peut concevoir avec certitude ni comme étant ni comme n'étant pas, ni comme étant les deux choses à la fois, ni comme étant ni l'une ni l'autre "
" Elles ressemblent à ces propos à double sens qu'on tient à table."
Autrement dit : ce qu'on appelle ordinairement "pratique" : la guérison de ce malade par tel remède, l'organisation de cette navigation qui a pour but de livrer la marchandise à l'acheteur.... C'est-à-dire tous les actes concrets qui constituent le contenu réel de notre existence n'ont pas de sens en eux-mêmes.
Le sens de l'action, ce n'est pas la production d'une réalité, ni la réalisation d'un projet qui se "concrétise" dans le résultat, c'est la visée de l'idéal, c'est l'affirmation que la valeur de ce que nous faisons est au-delà de ce que nous produisons. Par rapport à cet idéal qui est le sens et la raison de notre action, et la finalité de nos actes (-la cause quand il s'agit de l'activité humaine est précisément une "cause finale"), nos "productions", nos "réalisations" sont des "intermédiaires" par lesquels nous cherchons à "imiter en paroles et en actes " ce qui est une fin , un idéal( au-delà de tout modèle).
Nous assistons ici, chez Platon, à la naissance de l'opposition de la fin et des moyens qui est au centre de la réflexion philosophique sur la morale.
Parce que la réflexion commence par l'affirmation de l'idéal, de sa transcendance et de son indépendance vis-à-vis du réel, la réalité, c’est à dire le monde où nous agissons pratiquement, apparaissent étrangers à l'idéal, en eux-mêmes dépourvus de valeur ; de sorte que l'action "morale" de l'homme, condamné à une sorte d'inhabileté fatale, n'a d'autre sens que la tentative d'incarner l'idéal dans le réel, au prix de douloureuses contradictions :
La pratique ne consiste pas -comme on se l'imagine au travers des arts et des techniques-, à transformer le réel mais à faire "séjourner" en ce monde l'idéal qui vient d'ailleurs : c'est là ce qu'on appelle l’éthique.
Conclusion : Du divorce de l’idéal et du réel au dualisme de la pensée et de l’être:
Avec la lettre VII, Platon nous met sur le chemin : C’est toute la démarche qui s’éclaire, dont l’origine nous échappait. Bien mystérieuse, nous semblait-il, la réflexion du philosophe qui s’interroge sur le rapport de toutes nos "idées", quelles qu'elles soient, avec la réalité.
- Comment comprendre le rapport des idées –en général- avec les choses, avec la réalité concrète ?Cette question provoque la surprise chez l'interlocuteur de Socrate, mais aussi chez tout lecteur "naïf" ( euèthès ), - que nous sommes- ,qui a "de bonnes moeurs", qui "pratique" la morale, qui naturellement a fait de ce monde-ci son séjour. La démarche du philosophe "étonne"( thaumadzeïn ) ; au sens fort : c'est un "thaumaturge" celui qui prétend mettre en question ce qui va de soi.
Dans la pratique, en effet, "l'existence" des idées, qui renvoient aux choses ne pose pas problème :
1°les concepts empiriques (le lit, la table) sont bien évidemment liés à l'expérience concrète des choses ; l’homme de la rue emploie tel ou tel nom pour désigner un objet ; et le nom renvoie directement à la chose : cette chose-ci (tode ti) ; cet arbre ou cette table.
2° les sciences - au moyen des définitions ( logoï ) et grâce aux figures -, "délimitent" des essences distinctes (des concepts) qui sont "très proches"-de la réalité. Le géomètre, en définissant le triangle, renvoie à une réalité objective, indépendante de sa pensée, qu’il désigne comme essence.
3°de même, les arts et les techniques, en produisant des objets concrets, réalisent pratiquement des choses concrètes, proches du modèle.
Ainsi, qu’il s’agisse de l’homme « naïf », du savant ou du technicien, tout naturellement, chacun introduit un trait d’union au cœur de la question entre le verbe être et le démonstratif qui désigne cette chose-ci, ou cette idée qui est l’objet de la pensée ou cette forme qui est le produit de l’art : "Qu'est-ce que" ?C’est ce trait d’union qui permet de répondre à la question : cet arbre est un pommier ; ce triangle est isocèle ; cette table est un guéridon.
Dans la pratique, qu’il s‘agisse de la vie quotidienne, du procès de la connaissance ou de la production des choses, l’essence –la quiddité de chaque chose- est inséparable de l’expérience.
Seules les "idées morales", qui, pourtant, elles aussi, semblent sinon définir, du moins qualifier nos actions, soulèvent la question de ce qu'est "pour nous" le meilleur ( to beltiston ).
De fait, seules les actions qui expriment un mouvement de l'âme recherchant ce qui est le meilleur, nous obligent à poser la question : - Qu'est ce que l'âme recherche "?, où le trait d’union avec la réalité concrète a disparu. En effet, quand on pose cette question, force est de constater qu’elle ne renvoie à aucun objet, qu’on puisse définir. Entre l’être sur quoi porte la question et ce que je peux en dire , il n’y a pas de lien : -ce que l'âme recherche est au-delà de toute essence. C’est seulement qu’à partir du moment où l’essence apparaît comme une réalité indépendante de l’expérience que la question philosophique :- Qu’est-ce que l’être ? peut surgir.
Mais, si naturellement l’on désigne par le mot « être » la réalité à laquelle nous avons concrètement affaire, quelle sorte d'être peut-on accorder à cette réalité qui, à proprement parler, n'existe pas ? La question s’impose à Platon dès la seconde étape de l’Allégorie de la Caverne à partir de la réflexion sur la science. Au terme de l’ascension il nous révèle que la question ne comporte pas de réponse.
La lettre VII nous éclaire : Rien d’étonnant qu’il n’y ait pas de réponse à la question, parce que, comme nous le dévoile la réflexion sur l’action humaine, l’idéal existe avant la réflexion.
Lorsque le philosophe commence à réfléchir, l'idée, sous la forme de l'idéal -comme si elle avait perdu le secret de ses origines-, apparaît comme une valeur "transcendante" par rapport au réel,
Et, dès lors, l’idéalité de l’essence, que nous impose la réflexion sur la connaissance, trouve son fondement dans l’existence de l’idéal, que nous révèle la réflexion sur l’action.
Nous voici au cœur même de la genèse du dualisme de la pensée et du réel, qui constitue le problème insoluble de la réflexion philosophique Il faut que l’idéal existe pour que se pose, à la réflexion, le problème du rapport des idées et des choses.
L'interrogation sur le logos, c'est-à-dire sur le sens de chaque chose n'est que la conséquence "logique" d'une question qui dépasse le Logos. Paradoxalement, à partir du moment où l'on a reconnu l'existence de ce qui est au delà de toute essence ( l’Idéal ou le Bien ), l'on découvre que la recherche de l'essence de chaque chose, loin d'aboutir à la connaissance de la chose, de sa réalité, (- dont la technique et la science suffisent à nous donner un savoir approché-) débouche sur cette révélation que l'essence de chaque chose -son sens- lui vient d'ailleurs.
Platon vient de nous montrer comment la réalité –l’existence- que, à la réflexion, nous accordons aux idées prend sa source dans un processus d’idéalisation que l’individu accomplit quand, s’interrogeant sur le sens de son action – de sa vie même-, il découvre que la finalité de ses actes ou de son existence lui échappe, condamné à ne mettre en œuvre que des « moyens à perpétuité », selon l’expression, de Char, sans jamais pouvoir « réaliser » l’idéal.
Que peut-il faire alors sinon constater l’abîme qui sépare le réel de l’idéal ?
La philosophie fait-elle autre chose que redoubler ce processus inconscient, qui naît de la conscience que l’homme libre – le citoyen- prend de lui-même et de sa vie propre ? Le processus idéologique par lequel le philosophe affirme l’existence de , réalités idéales et le processus par lequel l’individu découvre que l’idéal dépasse toute réalité existante reposent-ils pas sur une même base. ?.
L’analyse des conditions sociales de la naissance de la philosophie nous a permis d’éclairer ce qui constitue, à partir d’un moment historique donné, et aujourd’hui encore, la base du processus idéologique .
Au moment de l'apogée de la Cité grecque nous avons affaire à cette situation exceptionnelle d'une classe privilégiée, dont l'existence(comme celle de toute classe dominante) dépend du travail des autres catégories sociales, mais dont la richesse ( « ousia » ),- qui, pour l'essentiel, est le loisir de penser -, lui vient mystérieusement. d’ailleurs.
En effet, dans la mesure où l’institution de la cité, - d’un ordre et d’un droit des citoyens – est fondée comme nous l’avons montré) , sur 1’exclusion hors de l’ordre social de ceux qui produisent, il n'y a pas de rapport essentiel, interne entre la richesse(ousai) des citoyens et cette population hétérogène (d'esclaves et de métèques), étrangère à la “ polis ”, dont les travaux aussi multiples et nécessaires que peu productifs, assurent leur existence et garantit leur loisir.
Ce qui est dissimulé au penseur, c’est bien la production matérielle de leur existence, assurée par les esclaves,,qui est la base de la faculté de penser
Pour qui réfléchit cette dichotomie au cœur de la vie sociale de l’homme libre, cette situation aboutit à un paradoxe :
L'idée est une réalité, qui est “ riche ” du sens de toute chose, mais qui ne nous permet pas de “ dire ” “ ce qu'est ” la chose elle-même : telle ou telle réalité concrète, dont l'existence équivaut à une ombre, une apparence sans consistance, qui fait partie d'un univers fantastique, échappant à toute structure, pour ainsi dire “ étranger ” à la vraie réalité.
Le concept d’ « ousia » traduit ce paradoxe : comme le note l’historien, « au sens économique, l’ousia est d’abord et avant tout, le kleros, la terre, patrimoine longtemps inaliénable, qui constitue comme la substance visible d’une famille (genos ), Au contraire, dans la pensée philosophique, la notion même d’ousia s’élabore en contraste avec le monde visible. La réalité, la permanence, la substantialité passent du côté de ce qu’on ne voit pas ; le visible devient simple apparence, par opposition au réel véritable, à l’ousia. »
Le patrimoine a changé de sens en gardant son nom - ousia-: ce n’est plus la terre , base de la structure patriarcale du genos ; ce sont les idées qui constituent la richesse foncière.
Le divorce est scéllé entre l’essence qui est l’objet de la pensée et l’existence d’une réalité sensible
Dans la mutation qui conduit de la structure patriarcale du genos à l’ordre social de la Cité, l’on assiste à cette inversion par laquelle l’être ( la substance : ousia ) est attribué non pas à la réalité concrète, mais aux idées- aux idéaux et aux valeurs – qui constituent le patrimoine commun des hommes libres.
On ne découvre jamais aussi clairement qu’à ce moment historique de la formation de la Cité l’origine et la raison de l’inversion : les hommes libres ignorent que les liens privilégiés ( exprimés par l’égalité des droits ) qui les désignent comme citoyens, reposent sur les rapports qui les relient à ceux qui leur assurent par leur travail les moyens de vivre ; mais il y a plus : parce que ceux-là mêmes, exclus des droits « civiques, sont privés de leur qualité d’homme, tout se passe comme si aucun rapport n’existait avec eux.
Dès lors, à la réflexion, non seulement le lien est coupé entre les idées et l’expérience effective du réel, mais les idées apparaissent comme l’essence même du réel, dont le monde sensible n’est que l’ombre.
Voilà ce qui nous permet de comprendre pourquoi, dès la naissance de la philosophie, celui qui réfléchit (ce penseur qu'est le philosophe) rencontre immédiatement un embarras, découvrel’« impasse » de la réflexion
Dès la naissance de la philosophie, Platon met en œuvre sous nos yeux un processus essentiel à cette réflexion spécifique, que nous retrouverons comme une sorte de moteur au cœur de toutes les démarches qui constituent l’histoire de cette idéologie
En s’employant à garantir l’objectivité de la connaissance et à établir la valeur des idées, la philosophie est conduite, malgré elle, à dépasser son but : à la fin du compte, elle nous révèle que la valeur de l’idée dépasse l’objet de la connaissance, qui prétend saisir l’essence des choses, pour s’imposer comme transcendante par rapport au réel, inexplicable à partir de ce que la connaissance appréhende comme l’essence de la réalité.
Toute la démarche spéculative de la philosophie, en établissant la valeur des idées, n’a-t-elle pas pour fin d’établir l’idéalité de la valeur, la valeur de l’idéal c’est à dire la validité de la croyance qui fait apparaître l’idée comme indépendante du réel ?
Ce n’est pas un hasard si la philosophie se présente comme une sagesse et s’achève par une morale qui se présente comme la conclusion de la réflexion sur le rapport des idées et des choses qui constitue le problème de la connaissance.
Si l’on veut découvrir le secret moteur de la philosophie, il faut déchiffrer la logique de cette démarche.
L’impasse de la réflexion
L’analyse que nous avons tentée de la démarche platonicienne dépasse de loin l'analyse de l'oeuvre de Platon et la compréhension de sa "réflexion". Au travers de la démarche platonicienne, avec laquelle on fait commencer la philosophie, nous venons de mettre en oeuvre une "simulation" de la "réflexion philosophique : Si le point de départ de la philosophie est bien "la réflexion" de l'expérience "humaine" par le penseur, -qu'il s'agisse de la connaissance ou de l'action-, on peut faire les constatations suivantes :
1 -Elle ne peut échapper à l'expérience de la dualité : La "réalité" se présente sous un double aspect, ou avec une double face : l'essence ( le concret pensé ) et l'existence ( le concret réel ).
2 -Elle ne peut se soustraire à la réflexion de cette dualité sous la forme d'un dualisme : c'est-à-dire d'une opposition des contraires.
Cette contradiction "logique" devient le problème fondamental de la philosophie, qui parait bien traverser tout le champ de "l'expérience humaine"." Tout se passe comme si l'expérience humaine tout entière ne pouvait être appréhendée et comprise qu'au travers de cette " grille de lecture ", qui « sépare » la pensée de l’être, la conscience de la réalité, l’individualité de tout ce qui est l’Autre.
3 -Cette contradiction "logique" qui constitue le résultat de la réflexion (de l'expérience) apparaît comme son point de départ : Mettant à jour la dualité de l'être le penseur découvre en même temps que la réflexion est impuissante à penser l'unité de la dualité. La philosophie reconnaît dans cette impuissance (à résoudre le problème qu'elle a posé ) la marque de la transcendance : la question du sens nous dépasse : elle outrepasse notre pensée.
4-Le concept de transcendance traverse toute l’histoire de la philosophie, là où elle est prisonnière de l’idéalisme : Par un ultime renversement, que Platon inaugure dans l’Allégorie de la Caverne : Ce qui dépasse la pensée est précisément ce qui fonde le rapport de la pensée à l’être.
Il s’agit d’une véritable conversion par laquelle la limite renvoie à l’illimité, le fini à l’infini, le conditionné à l’inconditionné.
Ce qu'il nous faut comprendre, c'est la raison pour laquelle la “réflexion” sur soi interdit au penseur de découvrir le secret de cette dualité qu'il est contraint de penser comme un dualisme - celui de la pensée et de l'être - dont le mystère lui échappe.- Comment la conscience que l'individu prend de lui-même, et de sa propre expérience le conduit-elle à cette découverte, selon laquelle l'Unité, où ce dualisme doit se résoudre, est toujours au-delà du logos, pour ainsi dire impossible à penser.
Une seconde source : Le christianisme ou l’intériorisation du dualisme
Introduction
L’analyse de l’acte de naissance de la philosophie, contemporaine de la formation sociale des Cités grecques nous a permis de comprendre comment se constituent les termes du dualisme que la philosophie a pour fonction d’élaborer: C’est dans le temps même où les rapports sociaux sont transformés en réalité (ici la réalité de la “ polis “) indépendante des individus, que ( par le mouvement d’inversion que nous avons déjà repéré ) l’individualité des hommes se trouve en quelque sorte réifiée et personnifiée sous la forme d’une identité abstraite (l’idée de l’Homme).
Le phénomène se produit sous la forme d’une métamorphose, de la conscience : En tant que citoyen l’individu s’appréhende comme un homme face à un monde qui constitue un ordre – cosmos- indépendant de lui : l’ordre de la Cité.:
Mais, si le dualisme est ainsi constitué entre l‘homme et le monde de l’homme, il n’est encore aucun divorce entre les termes, qui ne peuvent être « pensés qu’ensemble :
La réalité sociale de la cité n’est rien d’autre que l’ordre qu’ils ont institué eux-mêmes, dont les lois faites pour tous s’imposent à chacun « en particulier », assurant à l’individu son autonomie. L’individu, de son côté, loin de se confondre avec la conscience de soi , « réalise» son identité « hors de » lui-même, en sa qualité d’homme libre, au travers de la vie politique, dans ses activités et ses œuvres, par quoi il se manifeste au regard, au jugement, à la reconnaissance et à l’estime de ceux qui sont ses semblables : les citoyens libres..
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Nota: L’ analyse devrait naturellement être menée beaucoup plus loin sur la base des travaux de Jean-Pierre Vernant, en particulier concernant l’individualité dans le recueil d’articles intitulé : “L’individu, la mort, l’amour ”, auquel il faut renvoyer.
Voici quelques extraits significatifs :
«Bien entendu, les Grecs archaïques et classiques ont une expérience de leur moi, de leur personne, comme de leur corps, mais cette expérience est autrement organisée que la nôtre. Le moi n’est ni délimité ni unifié.
1. L’individu n’a pas pris la forme d’une conscience de soi, d’un univers intérieur définissant, dans son originalité radicale, la personne de chacun : Il se projette, s’objective dans ce qu’il accomplit effectivement, dans ce qu’il réalise : activités ou œuvres qui lui permettent de se saisir, non pas en puissance, mais en acte, enérgeia, et qui ne sont jamais dans sa conscience. Il n’y a pas d’introspection. Le sujet ne constitue pas un monde intérieur clos, dans lequel il doit pénétrer pour se retrouver ou plutôt se découvrir. Le sujet est extraverti. De même que l’œil ne se voit pas lui-même, l’individu pour s’appréhender regarde vers l’ailleurs, au-dehors. Sa conscience de soi n’est pas réflexive, repli sur soi, enfermement intérieur, face à face avec sa propre personne.
2 .La psukhè est en chacun une entité impersonnelle ou suprapersonnelle. Elle est l’âme en moi plutôt que mon âme. D’abord, parce que cette âme se définit par son opposition radicale au corps et à tout ce qui s’y rattache, qu’elle exclut par conséquent ce qui relève en nous des particularités individuelles, de la limitation propre à l’existence physique. Ensuite, parce que cette psukhé est en nous un daimõn un être divin, une puissance surnaturelle dont la place et la fonction, dans l’univers, dépassent notre personne singulière.
3. Le moi est soumis à l’âme supra-personnelle.
Ce qui sera décisif pour donner au moi, dans son intériorité, consistance et complexité, ce sont toutes les conduites qui vont mettre en contact l’âme daimõn, l’âme divine, immortelle, supra-personnelle, avec les autres parties de l’âme, liées au corps, aux besoins, aux plaisirs : le thumós et l’epithumia. Ce commerce de l’âme noétique, impersonnelle, avec le reste est orienté. Il s’agit de soumettre l’inférieur au supérieur pour réaliser, au-dedans de soi, un état de liberté analogue à celui du citoyen dans la cité. Pour que l’homme soit maître de lui-même, il lui faut commander à cette partie désirante, passionnée, que les lyriques exaltaient et à laquelle ils s’abandonnaient. Par l’observation de soi, les exercices et les épreuves qu’on s’impose à soi-même, l’homme doit trouver les prises lui permettant de se dominer lui-même ainsi qu’il convient à un homme libre dont l’idéal est de n’être, en société, l’esclave de personne, ni d’autrui ni de soi.
Cette pratique continue d’áskësis morale, elle naît, elle se développe, elle n’a de sens que dans le cadre de la cité. Entraînement à la vertu et éducation civique vous préparant à la vie d’homme libre vont de pair.
Parce que le rapport des individus entre eux a pris la forme d’une réalité politique, qu’ils ont conscience d’avoir « institué » (et de devoir perpétuer), aucun divorce -à l’apogée de la Cité grecque- n’apparaît entre l’individu et cette réalité : le lien se réalise quotidiennement, pratiquement par la vie politique.
S’il est un problème, il réside tout entier dans la question de savoir par quel “pouvoir”, quelle « puissance » « en lui » -universelle en chacun-(1) l’homme a pu constituer ce « monde », donner cette forme « idéelle », « permanente » à un devenir sans lois, et comment il peut la maintenir, la conserver.
Le dualisme qui s’est instauré entre l’homme, devenu une “entité” abstraite, et la réalité, qui a pris la forme d’une institution « politique » -cette séparation entre l’homme et son monde-, ne pose pas au penseur le problème du rapport de l’individu au monde, de la « conscience » (qu’il prend de soi) avec la réalité mais la question « aporétique » du rapport des idées aux choses La question, ainsi posée à la « réflexion » du penseur, à qui les rapports sociaux sont masqués par une réalité politique, aboutit à une aporie : au constat d’un dualisme insoluble, : Savoir comment une réalité -« naturellement » changeante- a pu être « informée », « structurée» par les idées (immuables et générales), de telle façon que la pensée -l’âme universelle en chaque homme-, puisse « comprendre » ce « monde » (cosmos) ?
Parce que la vie politique est la solution pratique de ce rapport « duel » entre les individus (citoyens libres) et l’état (l’institution et le gouvernement de la Cité), c’est dans l’analyse du « discours » (du Logos), du langage, que le penseur cherche le secret du rapport entre les idées et les choses entre les formes et la réalité sensible.
La philosophie grecque, en mettant à jour sous cette forme originale le dualisme de l’homme et de “son” monde inaugure l’histoire de la philosophie., de sorte qu’il définit les termes d’un “problème fondamental” qu’on retrouve, sous des formes différentes, quel que soit le champ de la réflexion et la réalité sociale où elle prend naissance.
Si l’on veut comprendre la forme sous laquelle le problème se présente à nous aujourd’hui, il faut analyser comment cette relation d’extériorité entre la conscience et la réalité -réfléchie par la philosophie dès son origine comme un dualisme- celui de la pensée et de l’être- devient un divorce entre l’homme et « le monde de l’homme »,qui lui devient étranger, comme un séjour où il a été jeté
Là encore, cette nouvelle forme de dualisme, que nous appréhendons comme une mutation dans la réflexion des penseurs, comme un tournant dans l’histoire de la philosophie renvoie à une mutation historique: .
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Ce moment historique, qui constitue la seconde source de notre culture, est celui de l’avènement du christianisme.
La foi est la réponse à une situation de déréliction ,vécue par toute une population d’exclus, qui attendent d’un messie la bonne nouvelle d’un royaume ici- bas où s’accomplirait leur résurrection : celle d’une humanité perdue, jusqu’alors refusée en ce monde
Si l’on veut mesurer la portée de ce moment historique dans la mutation de la problématique philosophique, il faut étudier comment cette expérience vécue par des milliers d’hommes a pu être comprise, « réfléchie », par le penseur.
Nous devons assister à une nouvelle forme du renversement accomplie par la réflexion :
- la conscience douloureusement vécue du malheur est convertie en malheur de la conscience.
– le néant découvert au cœur de l’existence, est un appel à la découverte de l’Etre, dont la transcendance éclaire notre finitude.
- le temps qui nous sépare irrémédiablement de nous-mêmes nous conduit à l’affirmation de l’éternité, qui nous délivre de la menace vécue de la mort.
- l’espérance, portée par tous, d’une vie nouvelle ici bas, qui soit comme une résurrection de notre humanité, est convertie en la promesse d’un autre monde.
La réflexion du penseur sur l’expérience historique du christianisme est à l’origine d’un nouveau mode de réflexion philosophique :
I. La genèse de la foi
1) Les conditions historiques
L’avènement du christianisme, lié à la décadence puis à la désagrégation de l’Empire romain sous les coups des barbares, trouve sa base dans les couches inférieures de la société, en particulier la grande masse des esclaves mais aussi toutes les couches sociales, qui se trouvent ruinées à partir du moment où l’aristocratie romaine tire sa richesse non plus seulement de l’esclavage (constituant la force productive essentielle dans l’agriculture, les mines, l’artisanat),mais de l’exploitation systématique des provinces.
Citons l’historien :
« Jusqu’au 1°siècle de notre ère, Rome reçut de tous les pays qui composaient l’Empire une énorme quantité de valeurs ( de marchandises et de biens de toutes sortes ). Alors la situation changea : la campagne romaine jusqu’à cette époque grenier de la ville, fut livrée aux troupeaux de moutons et les terres les moins fertiles furent abandonnées, transformant des milliers d’esclaves en bouches inutiles. …Mais, ce sont surtout les provinces, qui, souffrirent de cette exploitation, notamment celles d’Asie Mineure et de Syrie . Dans les pays conquis, la domination romaine détruisait les anciens rapports sociaux ; l’imposition de lourds tributs entraînait l’appauvrissement des masses et le nivellement des conditions : en dehors des esclaves, bientôt une seule différence juridique subsista dans la population, celle qui distinguait les citoyens romains de ceux qui ne l’étaient pas…
Ce nivellement des conditions sociales eut sans aucun doute, -en même temps qu’il entraînait un abandon des cultes traditionnels ou locaux-, une influence décisive sur l’expansion d’une religion « universelle », telle que le christianisme. »
Ce sont en tous cas ces conditions historiques qui expliquent que le christianisme naquit au sein des couches populaires, parmi les plus pauvres, embrasant subitement des groupes entiers d’hommes et de femmes, de Syrie ou de Palestine. Et ce sont ces conditions sociales qui expliquent que le noyau idéologique de cette nouvelle religion, inséparable d’une vision apocalyptique, fut constitué par l’attente du messie annonçant la fin imminente de ce monde-ci et la bonne nouvelle de l’avènement prochain du Royaume. « Ce ne sont, en effet, comme l’écrit J.C.Guillebaud, ni des théologiens ni des prêtres qui, dans un premier temps, portent de province en province cette vision eschatologique, mais des communautés mixtes, conduites par des prédicateurs vagabonds. Pauvres, elles cheminent en chantant sur les pourtours de la Méditerranée, ivres de renoncement absolu et d’attente du Royaume. …Ces hommes et ces femmes sont convaincus qu’ils connaîtront de leur vivant la fin de ce monde-ci et l’instauration sur terre du royaume…Dans bien des Epîtres de Paul s’exprime cette perspective : il est lui-même convaincu de l’imminence d’évènements décisifs, c’est à dire de la venue du Royaume qu’il s’attend à connaître de son vivant. »
2) L’expérience des exclus
Avec ce mouvement social, qui prend naissance dès le début de la décadence de l’Empire romain et s’amplifie dans le temps de sa désagrégation, des milliers d’hommes et de femmes, se retrouvant dans des communautés mixtes, à qui l’esclavage et l’exploitation interdisaient jusqu’à présent, même dans leurs révoltes, toute perspective qui leur eut permis de prendre conscience d’eux-mêmes au travers d’une collectivité, soudain découvrent leur humanité comme une promesse liée à la fin de ce monde et à la venue du Royaume, réunissant les « justes » dans une communauté idéale.
.C’est la nature même du pouvoir fondé sur le travail servile ( sans but, pas même les moyens de leur survie),qui interdisait à ces sous-hommes de prendre conscience d’eux-mêmes, de leur existence en tant qu’êtres humains. Et quand le pouvoir s’effondre, ce qu’ils découvrent, c’est un immense vide :
C’est ce néant de leur vie qu’ils doivent immédiatement combler par l’espérance : d’une autre vie et la venue du Royaume.
Le noyau de cette espérance n’est pas une utopie collective, parce que ces hommes n’ont pas, comme les prolétaires, l’expérience de conditions de vie et d’intérêts communs ; à travers la vision de cette communauté idéale, ce qu’ils attendent, c’est leur « salut individuel », ce qui ne signifie rien d’autre pour eux que l’espoir d’accéder à une existence humaine.
C’est la profonde raison pour laquelle la résurrection des corps est inséparable de l’eschatologie chrétienne :- parce que cette résurrection « physique » permet seule de penser la « réalisation » de leur individualité et sa pérennité en affirmant que la mort elle-même ne saurait l’abolir.
Pour ceux qui ont toujours été privés de toute identité, l’idée de la résurrection des corps est l’équivalent, -en même temps que le contraire-, de l’idée de la métempsychose développée dans l’antiquité par ceux qui, pourvus d’une identité sociale, pouvaient penser leur survie comme une réincarnation de leur âme, .
Louis Dumont, auteur des « Essais sur l’individualisme, une perspective sur l’idéologie moderne » n’hésite pas à écrire que le christianisme est « l’amorce d’une immense rupture qui n’en finira pas de cheminer dans tout l’Occident..qu’on peut déceler dans le détail chez Saint Augustin ».
On est allé jusqu’à désigner Saint Augustin comme « le père de l’Occident ».
Qu’en est-il ?
En quoi consiste la rupture idéologique- la mutation de la culture - qui s’est produite sur la base de la mutation sociale et de l’expérience collective que constitue l’avènement du christianisme ?
Essayer de répondre à ces questions devrait nous permettre de comprendre pourquoi la culture occidentale se réclame encore aujourd’hui de cette rupture, pourquoi la réflexion des penseurs de notre siècle,- et sans doute aussi notre propre interrogation – y reconnaissent leurs racines : c’est là l’objet de notre enquête.
II. L’expérience du penseur
1) Le christianisme et les élites
A mesure que s’amplifie la dégradation de l’Empire romain, « l’irrésistible progression du christianisme jusqu’à la conversion de l’empereur Constantin en 324, attire peu à peu vers lui les élites sociales, et surtout ce qu’on appellerait aujourd’hui « les intellectuels ». Au début du III°siècle, le christianisme…a gagné les milieux dirigeants, les gouverneurs de province, les magistrats, certains hauts dignitaires de la cour, voire la famille impériale elle-même. »
« Face à un paganisme appauvri, écrit Marrou, c’est le christianisme qui est l’élément ascendant, le principe directeur de l’atmosphère culturelle du IV°siècle.. ; l’idéal nouveau de la culture chrétienne rassemble la majorité des meilleurs esprits de ce temps. »
Dans ces conditions, demandons-nous comment un penseur, comme Saint Augustin –un « intellectuel », comme l’écrit J.C.Guillebaud – peut « réfléchir » l’expérience vécue par des milliers d’exclus qui assistent à la désagrégation de l’Empire romain, alors que lui-même, appartenant aux élites proches du pouvoir, ne saurait vivre cette expérience.
Le penseur, à qui son appartenance sociale ( aux élites de l’Empire) confère une identité, ne peut réfléchir l’expérience vive de ces milliers d’exclus sans faire retour sur lui-même pour s’interroger dans son for intérieur sur cette identité qui fait partie de la conscience qu’il prend de lui-même
Afin de ne pas dénaturer le mouvement de la réflexion par l’exposé de sa « philosophie », suivons la « méditation » de Saint Augustin
2) Les étapes de la méditation de Saint Augustin.
a) Le retour sur soi et la découverte de la conscience : le cogito
« Je sais que j’existe, que je suis là présentement. Je suis certain de ma présence, ne pouvant jamais être absent de moi-même..Je vis. »
Voici la première certitude : l’appréhension de la conscience comme présence à soi-même, inséparable pour l’homme du fait d’exister.
Dans le retour vers soi mis en œuvre par Saint Augustin, ce que l’on appréhende en premier lieu, loin d’être notre rapport avec une quelconque réalité hors de nous, c’est notre propre existence : celle de cet être que nous sommes, qui souffre, qui aime, qui pense et qui doute ; en un mot cet être qui vit : « Je me sais donc vivre. Que je dorme, que je veille, que je doute, que je me souvienne, que j’aime : une même vie anime tout ce qui se passe en moi (,-une vie qui est la mienne-). Je vis, et puis-je douter encore que je veuille vivre ? Je veux vivre, j’aime la vie.. Autrement, comment vivrai-je ? »
Le cogito, s’il est le moment privilégié d’une certitude, chez Augustin celle-ci est la découverte de la conscience de soi ; celui que j’appréhende ainsi, en faisant retour sur moi-même, n’est pas un être du monde, - partie de l’univers, que je pourrais voir « avec les yeux de la chair », mais cet être qui se découvre , sans médiation, par « une vue intérieure ».
Dans ce premier moment de la réflexion du penseur ne reconnaît-on pas une découverte qui lui vient d’ailleurs, non pas celle d’une identité liée à son appartenance au monde ( sa qualité d’homme liée à son rôle social de penseur ), mais celle d’un être qui doute et qui aime, d’une individualité souffrante, vivante, qui est le lot commun de sexclus?
Parvenu à ce point de sa méditation, Saint Augustin a rejoint l’expérience vive d’où est née sa réflexion ( qu’il s’agissait pour lui de réfléchir ) : l’individualité n’est rien d’autre que l’abîme que l’homme découvre quand il prend conscience de lui-même
Mais, comment le penseur peut-il fonder philosophiquement cette découverte ?
Voici la seconde étape de la réflexion, en quoi consiste le processus idéologique
b) La conscience de soi : « Distensio animi » : la distance qui me sépare de moi-même.
« Et, quand je me retire en moi-même, que puis-je y trouver qui dure ?Mes pensées changent, et vont tantôt à tel objet, tantôt à tel autre. J’aime, et bientôt ce que j’ai aimé me fuit, et moi qui l’aimais, j’ai cessé d’être…Et Augustinpoursuit : « Je l’ai aimé, tant que je ne l’avais pas, et je ne l’aimais déjà plus quand je l’avais…
Nulle part, je n’ai trouvé ce que je cherchais, partout où j’allais, j’ai rencontré le néant. »
C’est cette expérience du néant au cœur de l’existence qui motive la réflexion de Saint Augustin sur le temps : « Distensio animi tempus est. »
La réflexion sur le temps rend compte de la distance qui sépare le moi de lui-même, comme un manque, comme un défaut d’être, que rien ne semble pouvoir combler.
« Et, quand je me retire en moi-même, que puis-je y trouver qui dure ?Mes pensées changent, et vont tantôt à tel objet, tantôt à tel autre. J’aime, et bientôt ce que j’ai aimé me fuit, et moi qui l’aimais, j’ai cessé d’être. Tantôt je veux, tantôt je ne veux plus. Tantôt je sais, tantôt j’ignore. Tantôt je me souviens, et tantôt j’oublie. Où donc demeure-t-il, ce moi qui se sait être ?N’est-il pas tantôt ici, et tantôt là ? N’était-il pas hier, et ne sera-t-il pas demain, sans que je puisse jamais l’arrêter au moment où il passe, pour qu’il demeure, et lui dire : tu es ? »
».
Si je peux « parler » de « choses » passées, de « choses » futures et du « passage » du présent, c’est parce que ces trois dimensions du temps sont « à proprement parler » constitutives de la conscience, une sorte de « distension » qui est l’essence de la conscience humaine: « Ce n’est pas au sens propre que l’on dit ; il y a trois temps : le passé, le présent, le futur…et, si l’on voulait parler au sens propre, peut-être faudrait-il dire : il y a trois temps, le passé de présent, le présent de présent, le présent de futur… ».
« Il y a en effet dans l’âme ces trois modes de temps, et je ne les vois pas ailleurs. »
Après le cogito qui découvre la conscience comme présence immédiate à soi-même,,la seconde étape de la méditation découvre la temporalité comme structure de la conscience,
Ce sont ces mêmes analyses que nous retrouverons quand les philosophies de l’existence « briserons » le cogito pour s’interroger sur l’énigme de l’individualité humaine.
c) La genèse d’une nouvelle problématique
La réflexion sur le temps conduit Saint Augustin jusqu’à l’aporie qui constitue la nouvelle problématique de la philosophie.
Quaand il écrit : « il m’est apparu que le temps n’est pas autre chose qu’une distension, mais de quoi ? Je ne sais, il serait surprenant que ce ne fût pas de l’esprit lui-même. », cela signifie quel’extension : cet espace qui constitue le temps du monde, prend sa source dans la distension de l’âme : dans cette distance, cette faille qui constitue la conscience :
La réflexion sur le temps met à jour l’aporie : Comment concilier le temps vécu, insaisissable qui constitue la structure de la conscience et le temps mesurable qui est celui du monde. C’est la découverte de cette aporie qui explique « le cri d’Augustin au seuil de sa méditation :Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me pose la question, je sais ; si quelqu’un pose la question et que je veuille expliquer, je ne sais plus, »
La question est posée qui inaugure une nouvelle problématique de la philosophie : - Comment à partir de la structure de la conscience qui constitue notre rapport au monde comprendre la transcendance du réel ?
Comme l’écrit Ricoeur, le cogito est le paradigme de toute philosophie du sujet.
Conclusion
L’énigme du cogito : La découverte de la subjectivité
L'intériorité, avant d’être un concept philosophique se présente comme une expérience où chacun s’appréhende immédiatement comme un être qui existe pour soi, se distinguant de l'univers visible et du monde, des corps auquel il appartient, -un être qu’il découvre, sans médiation, par « une vue intérieure »
Ce partage de l'expérience en extériorité et intériorité se présente comme une quasi-expérience de subjectivité. puisque rien à proprement parler ne me distingue du monde sinon la conscience que je prends de moi-même
Quelle est la condition pour que cette dualité qui est constitutive de ma présence au monde se transforme à la réflexion en un dualisme, où la conscience de soi apparaît comme indépendante des rapports qui constituent ma vie ? A quel moment l’expérience de l’intériorité, qui me distingue spontanément des choses avec lesquelles je suis en rapport, devient à la, réflexion synonyme de subjectivité, par quoi je m’appréhende comme l’origine –indépendante- de ces rapports. ?
Si rien ne me sépare du monde sinon la conscience que je prends de ces rapports au monde qui constituent ma vie, comment puis-je appréhender la conscience comme quelque chose de réel indépendamment de ces rapports ?
Le cogito est la démarche philosophique qui accomplit cette sorte de métamorphose par laquelle l’expérience de l’intériorité (par quoi je m’appréhende immédiatement distinct du monde), se transforme en la découverte de la subjectivité, par quoi la conscience de soi – la conscience que je prends de moi-même- est le lieu d’origine où tous mes rapports avec le monde prennent sens .
Pour assister à cette métamorphose reprenons la démarche de Saint Augustin :
La réflexion sur soi que le cogito inaugure est à double détente :
1° Dans un premier mouvement la conscience que l’individu prend de soi,n’est rien d’autre que ka conscience immédiate de son existence
« Je sais que j’existe, que je suis là présentement. Je suis certain de ma présence, ne pouvant jamais être absent de moi-même..Je vis. »
Mais, cette certitude laisse en suspens la question : - Qu, est-ce que vivre? Comment comprend-on la vie en réfléchissant à partir de la conscience que l’on prend de soi ?
2° La réponse ne nous renvoie pas à l’un des rapports que nous entretenons avec une quelconque réalité hors de nous, (à cette chose que nous désirons, à cet être que nous aimons, à ce but que nous poursuivons à cette idée ou cet idéal ) ; elle ne nous renvoie pas à ces rapports qui constituent la réalité de notre vie. Elle nous renvoie à la conscience que nous prenons de ces rapports.
« Je me sais donc vivre. Que je dorme, que je veille, que je doute, que je me souvienne, que j’aime : une même vie anime tout ce qui se passe en moi(,-une vie qui est la mienne-). Je vis, et puis-je douter encore que je veuille vivre ?? »
Tous les rapports concrets qui constituent le contenu de notre vie, où notre individualité est inséparable de ces liens avec le réel, non seulement penser, mais aussi, imaginer, aimer ou haïr, vouloir sont autant de modes de notre conscience. Ma vie est synonyme de ce qui se passe en moi.
Autrement dit, quand, dans le mouvement de réflexion, cet individu, qui est le penseur, prend “conscience de soi”, la conscience se découvre comme ayant un contenu, une vie propre, qui constitue sa réalité :elle est ce qui m’anime, à proprement parler la vie de l’âme.
Dès lors, ce qui constitue l’essence de l’homme, ce n’est plus, comme dans la pensée antique (selon l’analyse de J.P.Vernant),, une entité impersonnelle ou supra-personnelle, un daimon ou principe divin , présent également en chacun, qui dépasse toute personnalité singulière ; c’est, en chaque individu, cette part de lui-même, qui ne se révèle qu’à la réflexion, lorsqu’il a mis entre parenthèses ce monde auquel, d’une certaine façon, il appartient. .
.
Au travers de la démarche du cogito, le christianisme,, en élaborant la notion d’âme est l’acte de naissance du concept de subjectivité.
.
Là où le penseur de l’antiquité, qui avait pour tâche d’établir la transcendance des idées pour consacrer l’idéalité des valeurs, rencontrait le dualisme de la pensée et de l’être (manifesté par l’existence sensible), le philosophe, qui réfléchit après cette mutation de l’ère chrétienne, se donne pour objectif de comprendre la vérité de notre rapport à l’être à partir de la conscience de soi : il s’agit de relever ce défi de partir de l’intériorité de la conscience ( ce lieu où l’individu est pour ainsi dire transparent à lui-même) pour comprendre le rapport à l’Autre : ce qui n’est pas « lui-même, », ce qui lui est extérieur, en un mot ce qui le dépasse, quel que soit le visage de la transcendance. ( la nature, la société, l’histoire).
. Le projet philosophique, né avec le platonisme, s’est radicalisé : Il s’agit , de fonder la réflexion “du” monde (du réel) sur le sujet, c'est-à-dire sur la capacité de l'individu à réfléchir sur lui-même ”.
”
Un concept philosophique est toujours le résultat d’un processus idéologique
Il nous faut rechercher en quoi consiste ce nouveau processus idéologique mis en œuvre par la philosophie qui découvre dans le sujet le fondement de notre rapport au monde
Annexe historique
Les analyses qui suivent seront reprises par auteur dans les cours d’histoire de la philosophie ; elles sont développées ici pour illustrer l’évolution de l’idéologie philosophique.
I. Le cogito de Descartes . un nouveau processus idéologique
1^Une rupture
Reprenant le cogito de Saint Augustin, la démarche de Descartes représente une véritable rupture dans l’histoire de la philosophie.
La radicalité du projet s'exprime dès le premier mouvement de la réflexion : dans le doute “ hyperbolique ” que Descartes appelle « métaphysique » qui non seulement met en cause l’existence des corps extérieurs, mais aussi toutes les opinions du sens commun et de la tradition philosophique, toutes les idées jusqu’ici tenues pour vraies. Par l'hypothèse fabuleuse du Grand Trompeur (ou Malin Génie), la démarche du doute elle-même est mise en cause, car ne puis-je me tromper moi-même ?
Et voici le moment du cogito : Le “Je” qui doute et se trompe n'est-il pas quelque chose ?
: « je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucun esprit ni aucun corps. Ne me suis-je donc pas persuadé que je n’étais point, non certes, j’étais sans doute si je me suis persuadé ou seulement si j’ai pensé quelque chose. ».
Le sujet est plus évident que le monde, parce que son évidence se manifeste dans la mise en suspens même de ce monde. Mais qu’est-ce que le monde, sinon tout ce qui n’est pas le sujet ? S’il n’y a pas cercle vicieux, c’est que cette évidence est liée à une supposée présence immédiate du sujet à lui-même.
Comme l’observe Ricoeur : Le “Je” qui doute et qui se réfléchit dans le cogito est
tout aussi métaphysique que le doute lui-même par rapport à tous ses contenus : Ricoeur pose la question qui s’impose à Descartes “ce Je”, désancré de tous les repères spatio-temporels solidaires du corps, qui est-il ? ”
Et Paul Ricœur poursuit : “: il n'est à vrai dire personne…
La subjectivité qui se pose elle-même par la réflexion est une subjectivité désancrée ”
Qu’est-ce que cela signifie, sinon que le sujet s’impose à la réflexion comme le point de départ ou l’origine qui permet de penser l’extériorité d’un monde.. La découverte de la subjectivité n’est rien d’autre que l’injonction qui s’impose à l’individu (c'est-à-dire le penseur) de penser le monde à partir de la conscience (qu’il prend) de soi. Descartes, préalablement savant, déclare lui-même que la démarche philosophique s’est imposée à lui
Comprendre d’où vient cette nécessité qui s’impose à la réflexion de ce penseur qui se veut philosophe, c’est découvrir la base du processus idéologique qu’inaugure la démarche cartésienne.
Les étapes de ses Méditations révèlent le sens de la démarche
Après le doute qui met en suspens toutes nos croyances le cogito est la démarche métaphysique ou l’artifice qui permet de définir l’essence de l’individu comme conscience.
1ère étape / première exclusion.
.Ayant exclu tout ce qui est le monde des corps, la question : - qu’est-ce que je suis ? n’est susceptible que d’une seule réponse, qui est la formule développée du cogito, où la conscience de soi a été appréhendée à travers l’acte de penser :
« Je ne suis donc précisément parlant qu'une chose qui pense ( res cogitans ), c'est à dire un esprit, un entendement, ou une raison, qui sont des termes dont la signification m'était auparavant inconnue
En affirmant que le « je » du cogito est « une chose qui pense », Descartes, adoptant le langage de la scolastique, nous laisse croire que le « moi » est une substance ( res cogitans ), dont la pensée est l’attribut.
Il s’agit d’un trompe l’œil. Descartes nous dévoile l’objet de la démarche
Avant de répondre à la question, il écrit : Mais je ne connais pas assez clairement ce que je suis, moi qui suis certain que je suis : Dirai-je que c'est un animal raisonnable ? non certes, car il faudrait par après rechercher ce que c'est qu'animal, et ce que c'est que raisonnable
L’objectif de Descartes est manifeste : En excluant par l’artifice du doute l’existence des corps, extérieurs ce qui le conduit à convertir le « je » du cogito en une chose, Descartes n’avait qu’un seul but : rompre avec la conception scolastique de l'être humain compris comme un animal raisonnable que Dieu a situé dans l’univers de sa création entre la bête, et l’ange , pour laisser place à une nouvelle idée de l’homme compris comme un être qui tient toute sa dignité de l'exercice de la raison et du libre examen de toute idée et de toutes choses.
2ème étape : deuxième exclusion
Voici le tournant de la démarche cartésienne
Dans la même phrase où il a répondu à la question : -qui suis-je ? .il pose la deuxième question:
« Mais qu’est-ce donc que je suis ? interroge Descartes. Une chose qui pense. [Mais] qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est une chose qui doute, conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent. :
Nous lisons dans les « Principia » :
« Par le mot de penser, j’entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-mêmes.. C’est pourquoi non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir est la même chose que penser.
Autrement dit : tout ce qui jusqu’à présent nous semblait constituer nos rapports avec les choses extérieures : sentir aussi bien qu’imaginer ou concevoir, doit être attribué à notre nature spécifique d’être pensant telle que nous l’a révélée le cogito : ces façons d’être sont des modes de penser ‘-modi cogitandi- inséparables de la conscience que nous prenons de notre existence.
Ce sont ces modes de penser qui déterminent la façon dont les choses nous apparaissent. Et, nous sommes victimes d’une illusion quand nous attribuons aux choses telles qu’elles sont en elles mêmes les qualités dont nous les revêtons ; lesquelles n’appartiennent .qu’à la conscience de nous-mêmes. C’est le cas en particulier quand nous imaginons que les choses sont en elles mêmes telles que les sens nous les représentent, revêtues de couleurs, de saveurs etc;
Le cogito a bien une seconde portée, proprement épistémologique : exclure de l’idée que nous nous faisons de la nature toutes les qualités que nous lui attribuons à travers notre expérience sensible
L’objectif de Descartes est clair : Rompre avec la conception scolastique. : Le monde ne peut plus être compris comme un univers des choses et des êtres créé par Dieu, mus par la force ou l'âme dont Dieu les a d'avance pourvus, mais se révèle, à la lumière de la science nouvelle (la physique mathématique) comme une nature, entièrement dénuée d'âmes ou de forces, dont le mouvement s'explique par ses lois propres, obéissant au principe d'inertie et à la mécanique du choc des corps.
La démarche de Descartes repose, comme l’a bien montré Martial Gueroult, sur une double exclusion, suivie d’une double attribution
Dans un premier temps, par l’artifice du doute, tout ce qui appartient au corps est exclu de la conscience que l’individu prend de soi, de sorte que l’essence de l’individualité se confond avec une réalité, indépendante de nos rapports au monde : le sujet compris comme une chose qui pense. Il faut attribuer au corps tous les rapports que nous entretenons avec les corps extérieurs.
Dans un deuxième temps , « Par le mot de penser, il faut entendre tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-mêmes, de sorte que il faut exclure tout ce que nousattribuions jusqu’à présent aux corps parce que tous ces contenus qui constituent nos rapports avec le réel appartiennent à la conscience immédiate que nous prenons de nous-mêmes.
Il n’y a pas de lien logique entre les deux mouvements de la réflexion parce qu’il s’agit, non pas d’une démarche rationnelle , mais d’un processus idéologique :
La démarche de Descartes ne peut se comprendre que comme un moment de l’histoire des idées, elle répond à une double exigence ,
:1) fonder la science en montrant que la réalité est conforme à la représentation que nous en donne la science c'est-à-dire entièrement constituée par l'étendue et le mouvement. Le monde auquel nous avons affaire n’est que la façon dont le réel nous apparaît à travers nos organes des sens.
2=En même temps, montrer que, si l’homme ést capable de comprendre l’univers, dont il fait partie, c’est parce que sa vraie nature, son essence (ce qui le définit comme homme), c’est la seule pensée : l’exercice de la pensée.
2) La problématique philosophique
Telle est la double exigence qui obligeait Descartes à concevoir la pensée et la nature comme les seules substances, « réellement distinctes », dans la mesure où elles peuvent être pensées l’une indépendamment de l’autre.
C’est à partir de cette nouvelle forme du dualisme que Descartes doit formuler le problème fondamental de la philosophie :
Persuadé que la nature – la réalité telle que la science nous la représente – existe indépendamment de la pensée, Descartes doit répondre d’abord à la question gnoséologique :- - celle de l’objectivité de la connaissance : Comment garantir que le réel ( « la réalité formelle ») est semblable à nos idées : à la représentation mathématique que nous en donne la science ( la géométrie analytique et la physique mathématique de Galilée), puisque nous n’avons jamais affaire qu’aux images que nous donnent les sens ?
Mais, la question gnoséologique n’est que l’aspect second du problème fondamental de la philosophie : Dès le moment où, pour Descartes comme pour Platon, la réalité concrète – le monde sensible – se révèle n’être que la façon dont les choses nous apparaissent ( la série des phénomènes qui constitue notre expérience), la question se pose de savoir, non seulement comment nous pouvons connaître les choses telles qu ‘elles sont en elles-mêmes, mais, bien plus, si elles existent en dehors des représentations, indépendamment de la connaissance.
On sait comment Descartes résout le problème par l’argument ontologique :
Il y a une idée que je ne peux avoir forgée moi-même : c’est l’idée d’infini, puisque je suis moi-même un être fini. : « j’ai donc premièrement en moi la notion de l’infini que du fini, c’est à dire de Dieu que moi-même. ».Il faut donc que l’idée de Dieu soit « née et ait été produite en moi dés lors que j’ai été créé ».Dès lors, Il n’est pas absurde de penser que Dieu ait placé en mon entendement fini ces idées qui me permettent de comprendre l’univers : ce sont sans doute des « idées innées ».
Cest la véracité divine qui garantit l’adéquation de nos idées avec le réel
Nous sommes loin du dieu personnel de Saint Augustin qui vient combler le vide ouvert au cœur de l’individu par la réflexion sur soi. Chez Descartes l’idée de dieu est un concept destiné à dépasser les termes du dualisme élaboré, comme nous l’avons montré, par un double mouvement de la réflexion
.
4) L’énigme du cogito
A l’instant du cogito, Descartes nous fait assister à la genèse du problème : une mutation idéologique aussi décisive que fut la méditation de Saint Augustin au temps de l’avènement du christianisme, qui va dominer toute l’histoire de la philosophie.
a) Une mutation historique
C’est bien en raison d’une mutation historique, et de l’avènement d’une science de la nature que s’impose à Descartes la nécessité de remettre en cause l’idéologie scolastique, qui correspondait au système féodal
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Une mutation historique :
Le développement de l’Etat monarchique bouleverse peu à peu les rapports sociaux : S’appuyant sur les progrès économiques de la bourgeoisie, elle transformé celle-ci en classe privilégiée, en même temps qu’elle transforme la noblesse en classe parasitaire.
Ce bouleversement se traduit dans la conscience que les individus prennent d’eux-mêmes : alors que l’individu s’appréhendait lui-même en fonction de sa place dans la hiérarchie féodale et s’identifiait à son rang et son rôle social, il est maintenant, - quelle que soit la classe à laquelle il appartient- un « sujet » du roi.
Alors que l’homme se définissait par sa place dans l’échelle des êtres constituant l’univers créé par Dieu, il doit maintenant découvrir quelle est sa nature propre : une nature humaine, commune à tous, et, comme le bon sens également partagé : présent tout entier en chacun.
L’homme ne se définit plus comme personne au sein de lahiérarchie des êtres, mais comme sujet dont la nature propre n’est rien d’autre que la raison c’est à dire la faculté d’étendre son jugement à toutes choses, et de librement examiner les idées.
La novation d’une science de la nature :
la découverte de la physique au XVII° siècle,qui est celle du principe d'inertie, est capitale : Alors qu’avant la Renaissance le mouvement des corps ne peut s ‘expliquer que par l’action de forces extérieures (occultes), le principe d’inertie, s’appuyant sur l’observation des mouvements avec frottement très réduit, établit que tout corps persévère dans son mouvement rectiligne uniforme ou dans son état de repos, tant qu'il n'est pas sollicité d'en changer par l'action d'une force extérieure. C’est cette découverte qui permet l’application de la géométrie aux phénomènes physiques ; et c’est cette novation qui oblige Descartes à mettre en cause la conception scolastique d’un univers composé de « formes substantielles » pour penser le monde comme une nature définie par l’étendue, géométriquement analysable
La nécessité de fonder la physique galiléenne - de lui conférer un statut philosophique en mettant hors jeu la représentation aristotélicienne de l’univers - est pour une grande part à l’origine du dualisme de la pensée et de la nature
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Elaborer une nouvelle idée de l’homme, fonder la science en élaborant une nouvelle conception de la nature, ce double objectif, exigeant la mise en cause de l’idéologie scolastique, constitue la motivation consciente de Descartes qui trouve son origine dans les conditions mêmes de sa réflexion ;
Mais, où commence la démarche philosophique ?
Mais, où commence la démarche philosophique ?
La position de Descartes, en tant que savant, est sans équivoque : D’une part la réalité matérielle (que Descartes appelle formelle) existe hors de la pensée, elle ne se confond pas avec la réalité que Descartes appelle objective, c'est-à-dire l’idée ou la chose telle qu’elle est pensée; d’autre part cette réalité formelle est la cause de nos représentations par l’action qu’elle exerce sur nos organes de sens.
Dès lors, interroge le matérialiste Gassendi, « Pourquoi ne pas dire les choses de bonne foi et comme elles sont et recourir à toute cette machine, forger ces illusions, rechercher ces détours et ces nouveautés ? ..Il n’est pas possible que vous doutiez tout de bon de l’existence d’aucune choses qui existent hors de nous, comme si vous n’auriez pas aperçu la terre, le ciel etc. mais l’idée de la terre et du ciel..Et, pour affirmer qu’il n’y a rien en vous de ce qui appartient au corps, il faudrait prouver que vous n’êtes qu’un esprit fort subtil ! »
Pourquoi tous ces détours mis en œuvre par la démarche réflexive de Descartes?
- Si l’on affirme la réalité des choses et de leurs rapports entre elles indépendamment de la pensée, si l’on affirme en même temps que l’idée est la représentation, la reproduction par la pensée de la chose elle-même pourquoi faut-il les concevoir comme des substances distinctes ?
- Si l’on reconnaît que, d’une certaine façon, la chose est la cause de l’idée et que dans la cause existe formellement ce qui se trouve objectivement dans l’idée, pourquoi faut-il partir de la pensée pour expliquer la connaissance et non de l’action des choses sur nos sens ?
- Enfin si l’on considère que chez les animaux, la passion ( l’information des sens ) et la réaction ( leur comportement ) s’expliquent par le mouvement des esprits animaux et par le cerveau, pourquoi veut-on que chez l’homme la pensée (entendement, volonté , imagination et perception) ne s’expliquent pas par le cerveau mais pas une substance “incorporelle” qu’on désigne du nom de l’âme ?
Voici, exprimées par Gassendi, les positions du matérialisme, qui, à partir de l’affirmation de la primauté de la matière (l’existence d’une réalité indépendante de la pensée) développe les conséquences logiques de son point de départ, de sa prise de position initiale.
Le débat - qui d’ailleurs ne s’engage pas réellement entre Gassendi et Descartes pose une double question :- Pourquoi Descartes ne répond- il pas ou ne peut-il répondre à Gassendi ; et pourquoi Gassendi ne peut-il convaincre Descartes ?
b) Il y a bien une énigme du cogito :
Quand le doute hyperbolique, faisant table rase de toutes nos certitudes y compris l’existence des corps, pour ne laisser subsister qu’une seule évidence, il ne s’agit de rien d’autre que de la conscience que l’individu prend de son existence.
Comment passe-t-on de cette certitude qui concerne ma seule existence à la découverte d’une essence, qui me définit comme une chose qui pense (res cogitans) c'est-à-dire à proprement parler comme une réalité existant indépendamment de tout rapport à quelle qu’autre réalité que ce soit
C’est alors que se produit comme un miracle : La conscience, appréhendée dans le cogito comme la certitude immédiate et irrécusable de mon existence, dont tout le monde aurait pu penser qu’elle était synonyme d’une subjectivité radicale, enfermée dans sa solitude, voici qu’à travers l’ensemble de ses manifestations, quand il s’agit non seulement de l’acte de penser, mais de sentir, de désirer, de vouloir, d’imaginer ou de m’émouvoir, la conscience se dévoile comme étant immédiatement quelque chose.
La conscience que l’homme prend de lui-même lui dévoile qu’il n’appartient pas au monde comme n’importe quel être existant : il n’est pas une chose parmi les choses ; Mais, il y a plus, - c’est la grande révélation du cogito mis en œuvre par le penseur- Lorsque je m’interroge sur les multiples rapports que je noue avec les choses (ou les êtres) qui existent hors de moi, je découvre que je suis le sujet, et pour ainsi dire le support de ces rapports qui n’existeraient pas sans moi:
Percevoir, imaginer, aimer ou haïr, vouloir sont autant de modes de relations, qui trouvent leur origine en moi : ce sont des façons d’être qui constituent le contenu – la réalité- de ce rapport au monde que j’appelle la conscience..
L’essence de l’homme n’appartient pas au monde tel qu’il existe hors de lui, c'est-à-dire aux rapports qui constituent la réalité de son existence, Elle est inhérente à l’individu en tant qu’il est conscience de soi.
5) Un nouveau processus idéologique
Le cogito est la démarche philosophique qui accomplit cette sorte de métamorphose par laquelle l’expérience de l’intériorité (par quoi je m’appréhende immédiatement distinct du monde), se transforme en la découverte de la subjectivité, La conscience de soi – la conscience que je prends de moi-même- devient à la, réflexion synonyme de subjectivité, par quoi je m’appréhende comme l’origine –indépendante- de ces rapports
La conscience de soi, la conscience que l’individu prend de lui-même lui apparaît bel et bien comme une « réalité » indépendamment des rapports qu’il entretient avec le réel. A l’instant même où il réfléchit à lui-même, à cet être dont il a immédiatement conscience, c’est une véritable dichotomie qui s’instaure entre l’intériorité de la conscience et l’extériorité du monde.
Avec la démarche réflexive du cogito, c’est un nouveau dualisme qui s’instaure : Ce n’est plus le dualisme mis à jour par la pensée antique entre les idées et les choses, entre l’intelligible et le sensible et, au bout du compte entre l’idéel et le réel. C’est la séparation du sujet et de l’objet, de la conscience et de la réalité, et- nous le verrons, le divorce de l’homme d’avec le monde de l’homme , non seulement la nature, mais aussi la société et l’histoire
Il est important de rechercher la base de ce nouveau processus idéologique mis en œuvre par la philosophie. Nous devrions en même temps comprendre comment cette mutation de la réflexion philosophique, contemporaine de l’importante mutation historique que fut l’avènement du christianisme, traverse toute l’histoire de la philosophie occidentale.
6) A la recherche de la base
Avant tout dualisme, par quoi l’individu s’apparaît comme existant pour soi, comme un être distinct d’un monde qui lui est extérieur et pour ainsi dire étranger, la conscience n’est rien d’autre que cette lumière qui, pour reprendre les termes de Desanti, accompagne, éclaire ce que je vis comme un perpétuel présent et qui « réfléchit » tous ces rapports au monde qui constituent mon expérience individuelle
Si la conscience n’est rien d’autre que l’être conscient, c’est à dire le fait que, chez ce vivant qu’est l’homme, les rapports qui constituent la trame et le contenu de sa vie existent « pour lui », la vraie question reste celle que Marx exprimait par cette formule énigmatique :
« Comment la conscience peut-elle vraiment s’imaginer qu’elle représente réellement quelque chose (en elle-même, pour elle-même) sans représenter quelque chose de réel ? »
Autrement dit : comment un individu – un être humain concret, singulier – peut-il s’appréhender comme conscience, c’est à dire comme un être existant « pour lui-même » indépendamment de tous les rapports effectifs, pratiques qui constituent sa « vie réelle », dont la conscience est en quelque sorte le « reflet » ?
Lorsque l’individu s’imagine qu’il « existe « comme un être en dehors des rapports effectifs qui sont le contenu réel de sa vie, n’est-il pas victime d’une illusion ?
Il faut mettre à jour le processus par lequel la conscience s’apparaît comme la transparence « pour soi ». Comment naît illusion de cette présence immédiate à soi-même par laquelle l’individu croit « se » connaître et connaître en même temps la signification de ses idées, le sens de ses paroles, la vérité de ses sentiments, les raisons de ses actes ?
C’est la genèse de cette illusion qu’il faut comprendre si l’on veut résoudre l’énigme de la conscience de soi.
L’énigme de la conscience de soi et la genèse de l’inconscience feront l’objet des deux leçons suivantes.
Enfin, si à la base de la conscience de soi l’on découvre une illusion, celle-là même qui réduit le moi à la conscience, il faut répondre à une ultime question : Quelle est l’essence de l’individualité humaine ?
Il faudra comprendre comment l’individualisation des hommes, qui est le secret de leur histoire et de l’humanisation de l’espèce, prend la forme d’une individuation qui « réifie » l’individualité en lui donnant la forme psychologique de la conscience de soi (la chosifiant sous la forme d’une identité), masquant le sens de leur vie réelle (de leur biographie) et de leur histoire.
Cette analyse fera l’objet de la leçon intitulée : L’énigme de l’individualité humaine
Conclusion : Le processus idéologique
Dans un monde, tel que la cité grecque, où l’appartenance sociale confère à l’individu – en sa qualité d’homme libre et de citoyen- la conscience d’une identité « réelle » garantie par l’ordre social, ( cet ordre où l’isonomie –l’égalité de tous devant la loi- garantit à chacun son autonomie), la fonction du philosophe, à travers un processus idéologique qui « découvre » l’immuabilité des idées, consiste à fonder l’idéalité des valeurs, qui consacrent les rapports sociaux. (en l’occurrence la domination d’une élite coupée de la production.)
Comme nous l’avons montré en analysant la démarche platonicienne, le philosophe n’est pas le créateur de ces valeurs ; redoublant le processus idéologique de la conscience commune, il intervient pour consacrer la transcendance des valeurs, dissimulant leur base et le mode de leur production
Mais qu’advient-il dans la tête du penseur, quand, à un moment historique donné, qui toujours consiste en une profonde mutation des rapports sociaux, se produit, en même temps que la désintégration d’un monde, l’effondrement des certitudes, la mise en cause des valeurs ?
Le cogito est ce moment où, dans ces conditions historiques, le penseur se trouve contraint de penser le rapport de l’homme au monde à partir de la conscience qu’il prend de soi.
Là est le moment essentiel de la réflexion : la conscience que le penseur prend de lui-même « « redouble » le processus qui se produit dans la conscience commune où l’individu s’apparaît comme tel, c'est-à-dire comme individu isolé face à un monde qui d’une certaine façon, lui est étranger, comme un être existant pour soi face à une réalité qui existe en soi indépendamment de lui, ou comme sujet qui a affaire à l’objectivité des choses.
Tel est le processus idéologique :
Là où l’individu, s’appréhende spontanément comme sujet « autonome » de ses rapports au monde, le sujet apparaît au penseur comme l’essence de l’individualité, qui se définit ainsi abstraction faite de ces rapports
Là où l’individu appréhende ses liens avec le réel comme un vécu, au travers de la conscience qu’il prend de lui-même, la conscience apparaît au penseur comme la manifestation de soi, existant pour-soi, indépendamment de ces liens.
Avec la démarche réflexive du penseur le processus idéologique est achevé.
C’est alors que la conscience apparaît comme une entité, représentant réellement quelque chose sans représenter quelque chose de réel.
C’est alors que l’essence humaine -ce par quoi on cherche à définir « l’humanité » de l’homme- n’est plus qu’une abstraction inhérente à l’individu isolé.
A la base de la démarche consciente du penseur se trouve une réelle inconscience : ce qu’il ignore, ce sont les conditions qui l’obligent à penser le rapport de l’homme au réel à partir de la conscience de soi.
En redoublant le processus d’inversion, le philosophe, élaborant le concept de conscience et celui d’individu, transmue en « réalité » ce qui est le produit de la réflexion : Il valide ainsi sa démarche ; mais il devient en même temps prisonnier de l’abstraction.
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Compris par le penseur à partir de la conscience de soi, tous les rapports qui constituent la vie réelle et la pratique sociale, dévoilent le dualisme de la conscience et du réel.
La tâche du philosophe est de réconcilier les termes de ce dualisme qui constitue le problème fondamental de la philosophie, en élaborant un système qui définit leur rapport. .
Mais ce dualisme a une histoire et le système a une base;
Ou, plus exactement,
1) le contenu des concepts est élaboré par le philosophe sur la base de conditions historiques :
- le concept de conscience abstrait à partir de la conscience que le penseur prend de l’individualité réelle, est historiquement déterminée.
-le concept de réalité est abstrait à partir de la représentation du réel, notamment celle imposée par la science ( quand il s’agit de fonder l’objectivité de la connaissance).
2°) L’économie dusystème est élaborée par le philosophe pour consacrer le rapport qui, à un moment donné, s’impose à la conscience du penseur, qui appartient de la classe dominante (ou qui veut le devenir)
La postérité historique du cogito doit nous permettre de montrer
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comment le philosophe, à partir du dualisme de la conscience et du réel, est amené à élaborer à nouveau le contenu de ces concepts en fonction des conditions historiques pour bâtir un système qui réconcilie les termes
2)comment le processus idéologique mis en œuvre par le cogito conduit droit à l’idéalisme
II. La postérité du cogito et l’idéologie
« Je tiens la démarche du cogito, écrit Ricoeur, comme paradigmatique de toutes les philosophies du sujet » .
A. La philosophie réflexive
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La démarche kantienne
a) l’élaboration des concepts et le système
Kant reprend le problème là où Descartes l’a laissé : dans les termes inconciliables du dualisme de la pensée et de la nature.. Mais les conditions historiques sont bien différentes :
Là où Descartes, en un siècle où s’annonçait une profonde transformation des rapports sociaux, devait mettre en cause l’idéologie médiévale pour promouvoir une nouvelle idée de l’homme et un nouveau concept de la nature pour fonder la physique mathématique, Kant doit prendre en compte deux idées qui s’imposent à la réflexion :
D’une part le développement de la science, avec la physique de Newton, impose la représentation du monde comme un univers entièrement soumis à un déterminisme, où tous les phénomènes constatés dans l’expérience s’expliquent par des causes, dont l’action dans l’espace et dans le temps ne laisse aucune place à la contingence,
D’autre part le développement d’une philosophie matérialiste en France au XVIIIème siècle impose l’idée que l’homme et les phénomènes humains eux-mêmes sont soumis au déterminisme, de sorte que la liberté est un mot vide de sens et la morale sans objet.
Parce qu’il vit dans une Prusse qui n’a pas réalisé son unité nationale, en retard économiquement et dominée par la religion protestante, Kant doit, pour sauvegarder la morale, montrer que l’homme est un sujet autonome, qui n’est point soumis au déterminisme de la nature ;
Ce sont bien des conditions historiques qui obligent le philosophe à élaborer à nouveau les concepts qui constituent les termes du dualisme : La conscience de soi ne renvoie plus à un moi psychologique, mais à un sujet qui « dépasse » toute détermination pour s’affirmer comme liberté et comme raison, parce qu’il s’agit de fonder la moralité. La nature ne peut plus désigner une réalité étrangère au sujet de la connaissance, parce que, comme le montre la physique expérimentale, la connaissance est inséparable de l’expérience.
A partir de ces nouveaux concepts, le philosophe doit bâtir un système qui réponde à une priorité idéologique, en l’occurrence sauvegarder l’autonomie du sujet, condition de la moralité, contre l’idée matérialiste qui voudrait que l’homme, partie de la nature, fût soumis au déterminisme, objet de la connaissance rationnelle.
Kant dans la préface à la deuxième édition de La Critique de la Raison pure, explique lui-même qu’il a du « abolir le savoir» c’est à dire limiter le champ de la connaissance rationnelle « afin d’obtenir une place pour la croyance», pour «les postulats de la Raison pratique»,c’est à dire pour toutes les idées (idéaux),telles que la finalité, la liberté etc., sans lesquelles on ne pourrait concevoir la possibilité d’une action morale, qui suppose une volonté « bonne » et une responsabilité effective.
Tel est le moteur de sa démarche, sa raison d’être: Pour laisser place à toutes les croyances « exigées » par l’idée d’une action morale, il n’est d’autre solution que de limiter le champ de la connaissance rationnelle mise en œuvre par la science en réduisant sa validité à l’expérience. La tâche historique de la réflexion de Kant est d’élaborer les termes de la contradiction opposant le déterminisme de la nature à la liberté humaine pour proposer une troisième voie permettent d’échapper à l’alternative du matérialisme et de l’idéalisme
C’est le dualisme cartésien qu’il faut mettre en cause
b) le processus du cogito et l’idéalisme
Kant inaugure cette nouvelle démarche, promise à une extraordinaire postérité au XX° siècle, qui consiste à dénoncer le dualisme comme une illusion de la conscience que Kant désigne comme un « paralogisme »: Il s’agit de dépasser le problème fondamental de la philosophie, qui oppose la pensée à l’être en le dénonçant comme un faux problème.
Cette dénonciation est mise en œuvre dans le chapitre premier de la Dialectique, intitulé « Des paralogismes de la raison pure ».
Au cours de cette démarche, c’est Kant lui-même qui dans la construction du système va nous dévoiler comment la menace de l’idéalisme est inscrite au centre de toute démarche spéculative quiprétend comprendre le rapport de l’homme au monde à partir du sujet
Kant part d’une constatation : La dualité entre le moi ( la conscience que je prends de mon existence) et l’existence d’une réalité extérieure est l’objet d’une conscience immédiate . Mais, comment passe-t-on de la conscience immédiate de cette dualité à l’affirmation d’un dualisme:qui, avec Descartes, oppose la conscience et le réel comme deux entités distinctes ?
En simplifiant l’exposé kantien, on peut dire que la démarche paralogique est double :
1° La première démarche paralogique consiste en cette illusion que Kant appelle « l’hypostase subreptice de la conscience » : C’est la transformation de la conscience - constituée par les représentations que nous attribuons naturellement au sens interne - en une substance , une « réalité » existant par elle-même et pour elle-même..
Pour avoir converti la conscience en une « réalité » - une chose - nous lui attribuons, explique Kant, non seulement l’identité d’une substance (res cogitans), mais aussi la simplicité (la coïncidence avec soi que Descartes exprime par un raisonnement tautologique : cogito ergo sum), et la permanence dans le temps qui confère à cette substance l’unité d’un moi.
Dès lors, c’est le cogito qu’il faut repenser : le sujet du « je » pense n’est pas l’ « ego » du cogito : un moi qui existerait comme une substance, identique à lui-même, qui serait l’objet d’une perception interne qu’on appelle conscience de soi.
.Si l’on veut comprendre la possibilité de la connaissance qui se présente toujours comme rapport à un objet dans l’expérience, il faut comprendre le « je » du « je pense » comme un sujet qui dépasse l’expérience (la transcende et que pour cette raison Kant appelle « sujet transcendantal ») : Ce qu’on appelle le sujet n’est pas un moi mais une condition de l’expérience, c’est à dire de la synthèse du « donné sensible », grâce à laquelle nous avons affaire à des « objets ».
Il faut aller plus loin : Si la conscience n’est rien d’autre que ce rapport à un objet, qui « constitue » la synthèse de nos représentations, on est en droit de se poser la question : - D’où vient que nous continuions à considérer nos représentations comme de simples modes de conscience, des façons de penser (modi cogitandi) que nous dirions aujourd’hui « subjectives », ou, comme le veut Hume : des images mentales qui renvoient aux impressions des sens ?
2° La réponse à cette question constitue la deuxième partie des raisonnements paralogiques, développée dans le quatrième paralogisme intitulé « paralogisme de l’idéalité du rapport extérieur ».
: Qu’est-ce qui interdit de comprendre que la conscience n’est rien d’autre que rapport à un objet - quel qu’il soit - et que le « je » du cogito n’est pas une chose, mais un « je transcendantal » ?
- Rien, selon Kant, sinon cé préjugé qu’il nomme réalisme transcendantal - qui pose l’objet comme une réalité transcendante, c'est-à-dire une chose existant en soi indépendamment de son rapport à la conscience.
Selon Kant, l'illusion, dont Descartes fut victime, consiste à s'imaginer que nos représentations sont produites en nous par des choses existant hors de nous., indépendamment du sujet de la connaissance. Dès ce moment, il est à la fois nécessaire et impossible de prouver que le monde tel qu'il nous apparaît est autre chose qu'une simple apparence (schein). Et, dès lors se pose le problème de l’objectivité : Si nous n’avons jamais affaire dans notre expérience qu’aux: choses telle qu’elles nous apparaissent à travers nos organes des sens, comment prouver que nos idées (celles de la science) correspondent au réel tel qu’il est en soi? Dès le moment où l’on commence par poser la réalité de la chose indépendamment de la conscience, l’existence de la chose en soi indépendamment du sujet , dans la mesure où nous n’avons jamais affaire qu »à des représentations, le problème de la connaissance est insoluble : Comment prouver que la réalité – les choses en elles-mêmes sont semblables à nos représentations ?
Bien plus : Comment prouver l’existence même de la réalité hors de moi, indépendamment de la conscience ?.
Le réalisme transcendantal (la position de l‘existence de la réalité indépendamment du sujet) conduit droit à « l’idéalisme sceptique » : à la mise en doute de l’existence même de la réalité que nous appelons matière.
Telle est, selon Kant, la pierre d’achoppement de la démarche cartésienne :
Même si l’on ne va pas, comme l’évèque Berkeley, jusqu ‘à nier l’existence de la matière , force est de constater que le dualisme instauré par le cogito soulève le problème de l’idéalisme.
Autrement dit, pour Kant, ce n’est pas, comme on aurait pu le penser, en raison de «l’hypostase subreptice de la conscience » ) parce qu’on convertit la conscience en une « réalité », en une substance, support de nos représentations, que l’on ne peut comprendre comment nous pouvons connaître la réalité telle qu’elle est en soi indépendamment de la conscience. Il faut inverser l’explication ; c’est parce que nous commençons par poser l’existence de la chose en soi, d’une réalité existant indépendamment de la conscience, que nos représentations sont converties en simples déterminations subjectives, en images mentales, en réalité psychique, et pour tout dire, en simples apparences.
Autrement dit, on doit reconnaître que c’est l’affirmation de l’existence d’une réalité indépendante de la conscience qui est à l’origine du dualisme de la pensée et de la matière et qui génère toutes les difficultés inhérentes à la réflexion philosophique :
: « Toutes les difficultés qui concernent l’union de la nature pensante avec la matière résultent sans exception uniquement de cette représentation dualiste subreptice : que la matière n’est pas une simple représentation de l’esprit, mais bien l’objet en soi tel qu’il existe hors de nous et indépendamment de toute sensibilité. »
Kant n’hésite pas à écrire
« Si nous prenons les objets extérieurs pour des choses en soi, il est alors tout à fait impossible de comprendre comment nous pourrions arriver à la connaissance de leur réalité hors de nous en nous appuyant simplement sur la représentation qui est en nous. En effet, il est évident qu’on ne peut pas sentir hors de soi, mais simplement en soi-même, et que toute conscience de nous-mêmes ne nous fournit par suite uniquement que nos déterminations. »
Cette déclaration ne marque-t-elle pas un pur et simple retour à l’idéalisme ?
Sila seule façon d’échapper au dualisme de la pensée et de la matière, qui rend insoluble le problème fondamental de la philosophie, , c’est de considérer que ce qu’on appelle matière ou nature n’est pas une réalité existant en soi indépendamment de nos représentations (comme le voudrait le matérialisme),, comment nos représentations peuvent-elles être autre chose que des déterminations de la conscience ? Et comment dans ces conditions garantir l’objectivité de nos connaissances et la validité de la science ?
Si l’expérience n’était rien d’autre que l’effet de l’action des choses en soi sur nos organes des sens, nous n’aurions jamais affaire, selon l’expression de Kant qu’à »une rhapsodie de sensations » et peut-être est-ce trop dire, puisque le « divers » (la diversité et la multiplicité ) de ces sensations, -à la différence d’une rhapsodie -, ne comporte en elle-même aucune structure. Et, il est alors impossible de comprendre comment, à partir de ce donné, consistant en des sensations, dont chacune est « particulière », la pensée peut former un concept, c’est à dire une idée générale, qui fait abstraction de la diversité concrète, en la subsumant sous un ensemble. Et comment la science peut formuler des lois c'est-à-dire des propositions universelles et nécessaires
Pour qu’on puisse parler de connaissance, il faut d’une part que quelque chose nous soit « donnée »à travers les impressions des sens, mais il est nécessaire d’autre part que la diversité de ce donné puisse être ordonnée, organisée, structurée ; sinon, comment pourrions-nous dans la perception avoir affaire à des « choses »,dont l’ensemble se « présente » comme un monde ; et, comment la science pourrait-elle se « re-présenter » les choses comme des « objets » dont l’ensemble constitue un « univers » ?
Comme l’ont souligné plusieurs critiques, la démarche de Kant se développe comme un raisonnement par l’absurde.
On ne poserait pas la question de l’objectivité de la connaissance, si l’onjectivité de la connaissance, telle qu’elle est mise en œuvre par la science, n’existait pas.
Au lieu de commencer par affirmer l’existence d’une nature existant en soi pour demander comment la connaissance est possible, partons de la science, telle qu’elle se développe sur la base de l’expérience pour découvrir à quelles conditions la connaissance « expérimentale » est possible : C’est l’objet de la Critique de la raison pure
Dès lors, la « Critique de la raison pure » a pour but de rechercher, « les conditions de possibilité » de notre connaissance, - en analysant l’expérience
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Voici la double démarche la « Critique de la raison pure :
-l’Esthétique transcendantale : certes on ne peut mettre en doute que la connaissance commence par les impressions des sens, mais -c’est là le raisonnement par l’absurde- comment pourrait-on avoir à faire à des objets, si ces impressions n’étaient pas toujours-déjà liées, reliées entre elles dans l’espace et dans le tps ?
Il faut donc bien considérer que l’espace et le temps ne sont pas, comme le voulait Newton, des contenants où se déploient les phénomènes de la nature, mais bien des structures (Kant dit des formes), qui appartiennent aux rapports de l’hommes aux choses (autrement dit à la sensibilité proprement humaine) pour constituer ce que nous appelons l’expérience sensible (si l’on veut la perception des choses). De cette première étape de l’analyse de la connaissance, il faut donc conclure que nous n’avons pas affaire à des choses extérieures à l’homme qui produiraient les impressions sensibles, de sorte que nous n’aurions jamais affaire qu’à un chaos d’impressions, mais au contraire, il faut soutenir que nous avons affaire à la façon dont les choses nous apparaissent en précisant que ces apparences ne sont pas des illusions (des apparences : schein) mais bien des phénomènes (ta phainomena) c'est-à-dire des objets constitutifs de notre rapport au monde.
- L’Analytique transcendantale
Par ecette seconde démarche Kant doit rendre compte, non seulement du fait que nous percevons des objets, mais aussi du fait que la science établit entre ces objets des relations nécessaires.
Dans l’analytique des concepts, Kant développe un tableau des catégories (principe de non contradiction, de causalité etc.) que nous avons l’habitude de considérer depuis Aristote comme une logique formelle (c'est-à-dire des formes de la pensée), de sorte que on pourrait croire que c’est l’application de ces catégories de la pensée qui viennent structurer les phénomènes (c'est-à-dire les objets tels que nous les percevons). Mais alors intervient ce que l’on peut appeler la surprise de la Déduction transcendantale, où Kant montre que toute cette logique loin de venir après-coup structurer les phénomènes, est en fait tirée par le philosophe de l’analyse de notre expérience.
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Que constate-on au terme de la démarche ?
Ce que nous avons découvert comme étant les conditions de possibilité de la connaissance sont de fait les conditions d’existence des objets de l’expérience.
La solution Kantienne a consisté à démontrer que l'expérience sensible -notre soi-disant rapport immédiat avec les choses-en soi- était -dans sa structure même- un univers d'objets, déjà constitués par leur rapport au sujet de la connaissance. Grâce à ce renversement, l’expérience sensible cesse d'être un monde d'apparences illusoires pour devenir l'horizon de toute connaissance possible.
La connaissance n’est pas l’œuvre de la raison, qui donnerait accès à l’essence des choses, mais de l’entendement qui est la faculté de juger, par quoi le divers qui constitue la réalité concrète déployée dans l’espace et le temps, se trouve subsumée selon des schèmes qui constituent la structure de l’expérience,.
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Par la réflexion « critique » sur la connaissance, Kant semble bien avoir mis un terme au dualisme de la conscience et de la réalité, qui constitue le problème fondamental de la philosophie, que Descartes n’avait pu résoudre qu’en faisant appel à la Véracité divine, nous garantissant l’adéquation de nos idées avec le réel.
C’est Kant lui-même qui va nous révéler la portée de cette démarche, qui semble n’avoir qu’un sens épistémologique : fonder l’objectivité de la connaissance scientifique.
Cette démarche, comme le souligne Kant, semble bien comporter une conséquence :qui peut être dommageable :
Ni du monde tel qu’il est en soi, ni du sujet tel qu’il est en lui- même, , ni de cette Unité du Sujet et du monde, - de la Pensée et de la nature-, qui est Dieu, on ne peut former aucun concept, on ne peut avoir aucune connaissance, dans la mesure où ils échappent aux « conditions de possibilité » de l’expérience.,
Dès lors, n’est-on pas condamné au scepticisme développé par Hume, pour qui la réalité du monde extérieur, l’idéalité de la conscience, l’identité du moi, tout autant que l’idée de Dieu en tant que personne, ne sont rien d’autre que les objets sans fondement de la croyance ?
C’est à ce moment de sa démarche que Kant va nous révéler l’objectif et le sens de la Critique de la raison pure :
Si la réalité à laquelle nous avons affaire, n’est rien d’autre que l’expérience où se trouve réalisée l’unité du sujet et de l’objet, quel sens peut avoir la prétention de dépasser l’expérience pour justifier les croyances : celle d’un Monde dont l’intelligibilité garantit l’objectivité de la connaissance, celle d’un Sujet, qui échappe à la causalité de la nature et dont l’autonomie fonde la moralité, celle d’un Dieu qui garantit la finalité du monde et de l’existence.- toutes Idées dont Kant nous a prévenu qu’il avait pour objectif de justifier la valeur.
La réponse à cette question est l’objet de la troisième partie de la Critique de la Raison pure, intitulée la Dialectique transcendantale ( l’expression désignant précisément ce dépassement) .
C’est alors qu’il faut renverser l’ordre de l’exposé de la Critique de la Raison pure et partir de la Dialectique transcendantale pour comprendre la portée de la démarche. Kant lui-même parle d’une « conversion dialectique ».
Toute la démarche critique développée jusqu’alors montrait que la connaissance par expérience est la seule connaissance possible ; aucun concept ne saurait avoir de sens, s’il ne pouvait « représenter » quelque chose en schématisant le réel ; aucun discours ne pourrait avoir de sens, s’il ne se rapportait pas à l’expérience.
Dans ces conditions les Idées ; celle d’un univers, d’un sujet et de leur synthèse, qui est l’Idée de Dieu, ne sont-elles pas de simples illusions ?
Mais voici le renversement : s’il est vrai que l’expérience est la seule connaissance possible, il faut ajouter ; « pour nous », puisque l’expérience est précisément la synthèse opérée par un sujet d’un donné sensible qui ,si on pouvait le penser indépendamment des conditions de notre connaissance humaine, ne serait qu’une rhapsodie de sensations.
Ces limites de la connaissance, précise Kant, « ont quelque chose de positif ; elles veulent dire qu’il y a au-delà d’elles quelque chose encore »
Le fait que nous ne pouvons connaître 1) les choses telles qu’elles sont en soi, 2)nous-mêmes autrement que comme un moi empirique, 3) l’infini que comme la série indéfinie des conditions – toutes ces limites ne nous interdisent pas, mais, bien au contraire, nous obligent à dépasser notre expérience pour comprendre qu’il existe sans doute un autre mode d’existence que le fait d’être connu : un inconnu, sans doute à jamais inconnaissable, mais dont nous avons l’intelligence, - ce qui lui vaut le nom de noumène ( du grec « nous », qui signifie l’esprit ).
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Avec la démarche de Kant le processus idéologique, inauguré par le cogito, révèle, dans des circonstances historiques données, sa portée idéaliste : fonder à partir de la conscience de soi les interrogations et les croyances de la conscience commune.
Là encore, la philosophie redouble les procès qui naissent de la conscience que l’individu prend de lui-même : Par un mouvement qui est celui-là même thématisé par Kant dans la Dialectique transcendantale, c’est en cet individu divorcé des choses et de lui-même, que naissent ces interrogations que Kant désigne comme les Idées métaphysiques :
- celle de l’intelligibilité du monde qui renvoie à la création par le Verbe,
- celle de la liberté qui renvoie à la responsabilité du sujet de l’action,
- celle de la finalité, où la question du sens renvoie à l’idée de dieu.
C’est ainsi que la philosophie, encore une fois, redoublant la réflexion de la conscience commune, ouvre la porte aux idéologies qui apportent réponse à ces interrogations communes : :la métaphysique, la morale, la religion, en justifiant l’agnosticisme par une immense démarche spéculative.
II. De Kant à Husserl
« Kant est sur le chemin », Husserl se donne pour tâche d’achever la démarche kantienne en réitérant le cogito. « Ayant fait en un sens la plus grande des découvertes, écrit-il Descartes n’en a pas saisi le sens propre »
Le cogito
Reprenons donc le moment du cogito cartésien. Lorsque Descartes, après avoir découvert qu’il ne subsiste après le doute, qu’une seule certitude : la conscience que je prends de moi-même, répond à la question qui suis- je ? Une chose qui pense,, on pourrait penser qu’il s’agit d’une démarche prédicative consistant à attribuer à une substance (le moi) une qualité (la pensée) qui définit sa nature : mais il .interroge aussitôt pour savoir ce qu’est la conscience : -Qu’est-ce qu’une chose qui pense ?
Alors se produit le miracle que nous avons souligné: il répond par une simple incidente : c'est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent."
Alors que la conscience, appréhendée dans le cogito comme la certitude immédiate et irrécusable de mon existence semblait bien n’être que ce « rapport à soi », condamnant le moi au solipsisme, voici qu’à travers l’ensemble de ses manifestations, quand il s’agit non seulement de l’acte de penser, mais de désirer, de vouloir, d’imaginer ou de m’émouvoir, mais aussi de sentir, la conscience est immédiatement « rapport à quelque chose, à autre chose que soi » : l’objet de ce désir, l’objectif de cette volition, l’univers de mon imaginaire, le contour des choses
C’est la leçon recueillie par la phénoménologie de Husserl,».
Cette « ouverture » du cogito cartésien signifie pour Husserl que la conscience n’est pas une entité, une réalité qui s’opposerait à la matière, à une réalité extérieure à elle, en un dualisme insoluble ; mais qu’elle n’existe qu’au travers des rapports qui la constituent.
Le piège de cette dimension du cogito mise à jour par Descartes, c’est bien la menace de l’idéalisme, qui conduit à convertir ces rapports constitutifs de la conscience eu contenus de la conscience, qui se trouve dès ce moment transformée en réalité psychologique.
Dans les Recherches logiques, Husserl s’emploie à dénoncer ce psychologisme en montrant, par l’analyse de l’activité logique, que tout acte est sous-tendu par un sens idéal radicalement distinct du vécu psychologique, À la faveur de cette critique du psychologisme, Husserl met en évidence une dimension idéale de signification qu’il reconnaîtra, par-delà le domaine formel de la logique, au cœur de chaque type de réalité. Tout existant doit être caractérisé par un noyau de sens invariant, une essence dont il dépend en son être : La variation eidétique permet de dégager l’invariant sans lequel telle réalité ne serait pas ce qu’elle est,. Ainsi, la phénoménologie est d’abord une description des essences : elle se donne pour tâche d’inventorier les structures qui régissent tel domaine de réalité, telle « région » (formelle ou matérielle)
Dès cette première approche, le sens philosophique de la phénoménologie est clairement établi : il réside dans l’idée d’une corrélation a priori et universelle entre l’objet transcendant et ses modes subjectifs de donnée. Autrement dit, la phénoménologie a pour projet de préserver la transcendance du réel tout en respectant sa relativité à la conscience, ce qui revient à en nier l’existence en soi.
La réduction phénoménologique
Si l’on veut échapper au psychologisme qui transforme la conscience en une entité indépendante, séparée de tout objet, tl faut découvrir l’illusion qui est à l’origine de ce que Kant nommait l’hypostase subreptice de la conscience
C’est Kant qui met Husserl sur le chemin :
L’illusion est caractérisée par la croyance en l’existence d’une réalité, existant en soi indépendamment de la conscience. Husserl nomme « attitude naturelle » cette thèse d’existence inhérente à la vie spontanée de la conscience..
Pour échapper à l’illusion, il faut mettre en œuvre la réduction phénoménologique ou épochè.
L’épochè peut être définie comme une altération de la thèse d’existence, consistant à la neutraliser, à la « mettre entre parenthèses » : il ne s’agit pas de nier l’existence du monde mais de cesser d’adhérer à cette thèse, afin précisément d’avoir accès au sens d’être véritable du monde. L’épochè peut donc être décrite comme un mouvement de conversion qui, se détournant de l’emprise du monde, oriente le regard vers les vécus en lesquels se constitue ce monde.
Ayant mis le monde entre parenthèses, , je ne cesse pas d’être en rapport avec quelque chose, par exemple avec mon passé ou avec un objet « idéal » (qui n’existe pas à la façon des choses), par exemple une formule mathématique.
La conscience n’existe pas sans « viser » un objet : ce qu’Husserl exprime par cette formule célèbre : « Toute conscience est conscience de quelque chose ». Point de cogito ( de pensée) sans cogitatum ( sans objet de la pensée). C’est cette visée d’un objet que Husserl nomme intentionnalité
Dès lors, en mettant entre parenthèses la thèse d’existence, l’épochè ne perd pas le monde mais en retrouve le sens véritable, à savoir comme corrélat des vécus intentionnels. L’intentionnalité ne signifie pas que la conscience se trouve, de fait, en face d’un monde mais, plus profondément, qu’elle n’est elle-même qu’en présence d’un monde. L’intériorité de l’ ego est tout entière « constituée » de l’extériorité d’un monde.
Parti du cogito cartésien, Husserl se situe en fait dans la droite ligne de la démarche kantienne, c'est-à-dire de la philosophie transcendantale.
Constatant d’abord que la conscience ne peut exister par elle-même sans être rapport à un objet (conscience de quelque chose), Husserl, fidèle à la démarche transcendantale, va tenter de montrer comment l’objet (qui est le cogitatum du cogito, ou le corollaire de la conscience) est pour ainsi dire constitué par la conscience ; non pas la conscience au sens psychologique du terme -composée de nos différents états de conscience, mais bien quelque chose comme le sujet transcendantal de Kant c'est-à-dire un sujet pour ainsi dire impersonnel.
Voici où se situe la novation : Cet « ego transcendantal » selon le titre du premier livre de Sartre, constitue non seulement le monde en tant que réalité physique (la nature comme chez Kant) mais tout objet auquel nous avons affaire dans notre expérience.
Il n’y pas d’ontologie au sens de la position de l’existence d’un être, mais des ontologies régionales, suivant les différentes visées d’objet qui constituent notre expérience concrète. non seulement l’objet de la perception (qu’on appréhende comme nature), mais aussi les entités idéales, comme les objets mathématiques,.
Dès lors la phénoménologie comme son nom l’indique n’est pas une explication de nos différents rapports avec le réel, (par exemple explication de la perception à partir de la sensation, explication de l’existence d’autrui à partir d’un raisonnement par analogie…etc..) mais une description ou une explicitation en chaque domaine de la façon dont l’objet nous apparaît - apparaître qui loin de constituer une apparence, constitue le sens (la signification) de tel ou tel rapport de l’homme (ou de la conscience) à un objet. On pourra décrire ainsi ce rapport à la nature que nous appelons la perception, ce rapport au paysage ou au visage que nous appelons émotion, ce rapport à autrui que nous appelons désir ou passion, ce rapport qui est la négation du réel auquel nous donnons le nom d’imagination, etc…
La pierre d’achoppement : une philosophie transcendentale
Avec la découverte de cette nouvelle dimension de la conscience, ne peut-on dire que le problème fondamental de la philosophie, qui consiste à se demander comment la conscience peut connaître une réalité extérieure, indépendante d’elle, se trouve dépassé ?
- Non point. parce que ce quelque chose dont la conscience est conscience, cet objet que la conscience vise, est aussi bien ce triangle quand je fais des mathématiques ou ce moment de mon passé dont je me souviens, que cette table ou ce pommier en fleurs, qui sont l’objet de ma perception.
Mais, est-ce la même réalité dont je parle quand il s’agit d’une proposition mathématique ou bien de cette table que je perçois ou ce pudding que je mange ? Autrement dit, cet objet de la conscience est-il une réalité (matérielle) ou simplement un corrélatif de la conscience, un objet de pensée : le cogitatum d’un cogito ?
A cette question Husserl répond en affirmant que la réalité n’a pas de sens en dehors de son rapport à la conscience : « Le monde lui-mêmea son être sous la forme d’un certain sens qui présuppose la conscience absolue à titre de champ pour la donation de sens.
La question sans doute reste entière, car, si l’on part de la conscience, il faut montrer comment « se constituent » les différents champs d’objets qui nous apparaissent comme un monde extérieur à la conscience .
Le problème n’est point résolu du rapport de la conscience et du réel, tant qu’on n’a pas montré comment ce qui est toujours « objet » de la conscience, peut être transcendant par rapport à la conscience.
La conscience ainsi délivrée par l’épochè est une conscience transcendantale, en ce que toute transcendance se constitue en elle, et la phénoménologie doit dès lors être comprise comme phénoménologie transcendantale.
.Jusqu’aux Méditations cartésiennes (1929), Husserl développe la phénoménologie dans le sens d’un idéalisme transcendantal. Celui-ci ne désigne pas une mise en cause de la réalité du monde extérieur mais plutôt le fait que « chaque forme de transcendance est un sens existentiel se constituant à l’intérieur de l’Ego » (Méditations, IV, paragr. 41). Ce qui ouvre au moins deux champs de problèmes spécifiques, qui retiendront longuement l’attention de Husserl.
Les difficultés de l’idéalisme transcendantal : Une solution ?
1° Tout d’abord, la conscience transcendantale n’est pas anonyme ; tout vécu est vécu d’un moi pur qui vit en lui et, par lui, se dirige vers tel objet n à partir de la conscience qu’il prend de lui-même: le moi représente donc une forme de transcendance dans l’immanence du flux de conscience. Une phénoménologie conséquente doit être en mesure de constituer ce moi lui-même, ce qui la conduit à une constitution de la temporalité immanente., où se constitue la conscience de soi dans son rapport au monde.
2°En outre, le monde possède le sens d’une transcendance objective qui, comme telle, implique sa présence possible à d’autres consciences : dire que le monde me transcende, c’est reconnaître qu’il existe pour d’autres. La constitution du monde dans la plénitude de son sens ouvre donc le champ d’une recherche portant sur l’intersubjectivité.
Une solution
Les transformations que subit la phénoménologie dans la dernière période de l’œuvre de Husserl procèdent des difficultés rencontrées dans ces deux domaines.
C’est l’existence d’autrui qui permet à Husserl de dépasser l’hypothèse kantienne d’une subjectivité transcendantale : Parmi les champs d’objets qui constituent l’horizon de la conscience, il en est un qui ne saurait être « réduit » à un objet de pensée, à un mode de la conscience.
Ricoeur explicite ainsi cette seconde étape de la démarche husserlienne :
« Que l’autre soit dès le début présupposé dans la conscience de soi, l’êpochè par laquelle débute l’analyse le prouve une première fois : D’une manière ou d’une autre, j’ai toujours su que l’autre n’est pas un de mes objets de pensée, mais, comme moi un sujet de pensée ; qu’il me perçoit moi-même comme un autre que lui-même ; qu’ensemble nous visons le monde comme une nature commune ; qu’ensemble encore, nous édifions des communautés de personnes susceptibles de se comporter à leur tour comme des personnalités. Cette teneur (donation) de sens précède la réduction au propre (à ma vie propre telle qu’elle apparaît dans le Cogito cartésien). »
« Mais cette présupposition de l’autre est une deuxième fois contenue dans la formation même du sens de ce que j’appelle ma vie propre. En effet, dans l’hypothèse où je serais seul, cette expérience (de ma vie propre) serait impossible sans le secours de l’autre qui m’aide à me rassembler, à m’affermir, à me maintenir dans mon identité. Bien plus, dans cette sphère du propre, la transcendance ainsi réduite à l’immanence ne mériterait pas d’être appelée un monde : Monde ne signifie encore rien avant la constitution d’une nature commune. »
En réitérant le cogito, quand Husserl montre que la conscience de soi implique l’existence d’une autre conscience, que découvre-t-il ?
Alors que mes rapports avec le réel se trouvaient « réduits » à ma vie propre, de sorte que nous nous trouvions dans l’impossibilité de dire ce qu’est la réalité en dehors de la conscience, voici que se dévoile à nous le sens de ce que nous appelons monde : ce n’est pas une réalité extérieure à « ma » conscience ; c’est l’horizon commun à la pluralité des consciences ; ce que nous appelons monde, c’est tout simplement cette réalité qui n’existe que pour les hommes : une « réalité-humaine » (Da-sein, selon la terminologie de Heudegger).
Bien plus, si cette réalité n’a pas de sens en elle-même hors des rapports qui unissent les consciences, c’est qu’il existe une nature qui est l’objet de la connaissance, laquelle appartient à tous, des communautés humaines qui rassemblent des personnes, et une histoire commune qui a l’humanité pour sujet.
L’achèvement de la réflexion
Husserl est allé jusqu’au terme de la démarche réflexive. S’il est vrai que la conscience apparaît comme le champ de la donation du sens, force est de constater que la thèse de la constitution du sens au cœur de l’ego conduit à découvrir que l’intériorité du sujet est entièrement constituée de l’extériorité du monde.
Mais, comment ce contenu qui transcende la subjectivité pourrait-il trouver son origine dans l’immanence d’une conscience ?
Là où, au terme de la réflexion, la subjectivité renvoie à un contenu objectif, la nature objet de la connaissance, des personnes qui constituent des communautés humaines, une humanité qui est le sujet d’une histoire commune., rien à proprement parler n’a changé :
- la conscience s’appréhende toujours comme existant pour soi, face à l’objectivité d’une nature qui existe de toute éternité sans sa présence,
- l’individu s’apparaît toujours comme on être qui porte en lui-même cette qualité d’homme, séparé par sa vie propre ;de la communauté des hommes
- l’humanité se révèle toujours comme le sujet d’une histoire qu’elle écrit malgré elle, dont elle ignorera toujours la finalité.
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Ouvrons la perspective :
Pour que soit résolu le problème de la philosophie, il faudra que la conscience soit comprise comme un produit de la nature, que l’individualité soit comprise comme le nœud des rapports sociaux,et que l’histoire soit comprise comme l’évolution de la pratique des hommes et le développement de leur humanité.
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Lorsque le penseur découvre que la conscience implique la transcendance d’une nature objectivement connaissable,, l’existence de communautés humaines, la réalité d’une histoire faite par les hommes, comment peut-il comprendre cette découverte qui est le résultat de la réflexion ?
Par la vertu du processus idéologique le résultat de la réflexion apparaît au penseur comme la solution du problème. A partir du moment où le philosophe parvient à penser à partir de la conscience de soi la transcendance du réel, il peut s’imaginer que la séparation de la conscience et du réel,, point de départ de la réflexion, a été résolue par le mouvement de la pensée :
Comme au terme de la démarche hégélienne, tout se passe comme si, l’humanité prenant conscience de son destin, la Vérité se trouvait réalisée dans la philosophie
Dans son dernier livre La Crise des sciences européennes (Die Krisis der europäischen Wissenschaften, 1936), ce que Husserl nous lègue est le testament lui-même, c’est-à-dire l’« Alliance » de la Vérité avec l’Humanité « :
Le projet husserlien est de rendre l’humanité moderne capable de ce dont aucune humanité depuis les Grecs n’a jamais plus été capable : la vie elle-même comme vie dans et par le « philosophique « .
La crise des sociétés européennes, qui ont converti le dualisme de la pensée et de l’être en divorce de l’homme et du monde, sera résolue, quand « se décidera la question de savoir si le Télos qui naquit pour l’humanité européenne avec la naissance de la philosophie grecque : vouloir être une humanité issue de la raison philosophique…, ne se trouve pas, comme entéléchie, inclus par essence dans l’humanité comme telle »
III. L’impasse de la philosophie réflexive
Paul Ricœur définit sa démarche comme une opération de “ reprise ” de l'histoire de la philosophie, qui est le mouvement de la réflexion.
Parce qu’il reprend le procès de la réflexion, ne doit-il pas nous dévoiler l’impasse du processus idéologique ?
« Quand nous disons : la philosophie est réflexion, nous voulons dire réflexion sur soi-même. Mais cette première référence de la réflexion à la position de soi ne suffit pas à caractériser la réflexion …
Il faut poser la question :
Que signifie le Soi de la réflexion sur soi-même ? »
“ La première vérité -je suis, je pense- reste aussi abstraite et vide qu'elle est invincible ”. L'affirmation de soi, dans une conscience immédiate, est “ une certitude certes, mais une certitude privée de sens ”. “ La position de l'ego n'est pas donnée dans une évidence psychologique, ni dans une intuition intellectuelle, ni dans une vision mystique. ”
La réflexion doit donc “ ressaisir l'ego de l'ego cogito dans le miroir de ses objets, de ses œuvres et enfin de compte de ses actes.”
Tel est, selon Paul Ricœur lui-même, “ le fil conducteur de toutes ses études, [qui] sont construites sur une certaine polysémie de la question : qui ? ”
- Qui pâtit ?“ Qui ” parle ? - “ Qui ” agit ? - “ Qui ” se raconte ? - “ Qui ” est responsable ?
Derrière toutes ces questions se cache la question initialement posée : “Quelle sorte d'être est le Soi ? ”
S'approprier son corps, se réapproprier son langage, puis ses actes et enfin sa vie et son histoire par le récit de ses actes, telles sont les étapes du chemin que l'être humain pratiquement emprunte pour se manifester lui-même.
Au terme de la quête de soi, après avoir parcouru toutes les étapes de l’interrogation sur le soi de la conscience de soi, que découvre-t-on ?
Lorsque l'homme, un être humain singulier, cherche à “dire”“qui” il “est” à partir de la conscience qu'il détient de lui-même et de sa vie propre (telle qu'elle se déroule dans le temps d'un monde), tout se passe comme si, “ élevant son
expérience au langage » et pour ainsi dire condamné à “ se ” raconter, il n'avait de “ possibilités autres d'exister ” que d'être “ soi-même comme un Autre ”.
Mais,“ qu'est-ce que cet Autre qui est l'être du soi et le dépasse de toutes parts ”
Est-ce la transcendance d’autrui, celle d’un Dieu absent ou l’infini d’une histoire, dont je ne suis qu’un moment ?
«Peut-être le philosophe, en tant que philosophe, doit-il avouer qu’il ne sait pas et ne peut pas dire si cet Autre est un autrui que je puisse envisager ou qui puisse me dévisager, ou mes ancêtres dont il n’y a point de représentation, tant ma dette à leur égard est constitutive de moi-même, ou Dieu – Dieu vivant, Dieu absent – ou une place vide. Sur cette aporie de l’Autre, le discours philosophique s’arrête. »
A la fin du compte, la transcendance de l’Autre reste un mystère.
Dans les conclusions de “Soi-même comme un Autre” consacré à explorer le rapport de soi-même à l'Autre, Ricoeur pose la question ultime (propre à remettre en cause l'ensemble de sa démarche) :
« - Peut-on encore, sans risque (celui d'être victime d'une “ubris” de la pensée), partir de la conscience pour comprendre notre rapport à l'être, -ce qui est l'objet d'une ontologie- ou mieux le rapport de l'homme au réel ? »
A travers les limites d'une herméneutique, mises à jour et avouées par Paul Ricœur, il s'agit de découvrir pourquoi toute interprétation du rapport de la conscience à la réalité -fût-elle comprise comme l'explicitation de la présence de l'homme au monde- est vouée à l'échec, non par une quelconque impuissance de la pensée à comprendre une réalité (Être ou Nature) qui la dépasse mais à raison d'un obstacle lié à la conscience que l'individu prend de lui-même comme un “ soi ” inhérent à la conscience.
La volonté de Paul Ricœur d'explorer toutes les manifestations humaines à travers lesquelles l'individu a conscience d'être lui-même pourdécouvrir qu'iln'est jamais“ lui-même que comme un Autre ” doit conduire à cette constatation “ énigmatique ” que l'individualité n'appartient pas à la conscience que l'individu a de lui-même.
Ayant tenté d’expliquer le rapport de l’homme au monde à partir de la conscience de soi, force est de constater, au terme de la démarche réflexive, que la conscience n’existe pas sans le rapport à l’Autre.
Dans ces conditions quel sens peut encore avoir la question « qui suis-je ?
Et comment affirmer encore que l’homme est porteur d’une essence ?
La réponse à ces questions, c’est l’ouverture des philosophies de la troisième voie
B. Les philosophies de la troisième voie
I. Un nouveau processus idéologique
1) Une mutation de la conscience
Ce n'est pas ici le lieu d'analyser le long processus économique et social par lequel les conditions matérielles et sociales d'existence des hommes - leurs forces de production, les rapports sociaux, les institutions juridiques et politiques - deviennent réellement, au cœur de la vie quotidienne, des puissances étrangères, qui leur échappent et les dominent.
Quand l'individu réfléchit alors à lui-même, tous ses rapports avec le monde qui constituaient sa vie personnelle et lui conféraient à ses propres yeux une identité lui apparaissent soudain comme étrangers :Et, s’il se pose la question : “Qui suis-je ? il découvre qu’il n'est rien d'autre que la conscience qu'il prend de lui-même. Tout ce qu'il croyait être, lui est devenu étranger : cette conscience qu'il prend de soi est l'appréhension d'une sorte de vide, de néant.
Cette expérience, estcelle décrite par toute la génération des écrivains de l’après guerre, celle qu'André Malraux décrit dans “La Condition Humaine”, lorsque Kyo écoutant l'enregistrement de sa voix sur des disques découvre qu'ils ne transmettent pas le vrai son de sa voix, celle de sa gorge.
Dans “Les Voix du Silence”, André Malraux revient sur cette séquence :
“ J'ai conté jadis, écrit-il, l'aventure d'un homme qui ne reconnaît pas sa voix qu'on vient d'enregistrer, parce qu'il l'entend pour la première fois à travers ses oreilles et non plus à travers sa gorge ; et parce que la gorge seule nous transmet cette voix intérieure, j'ai appelé ce livre La Condition Humaine.”
Qu'est-ce à dire sinon que l'homme n'est immédiatement pour lui que la conscience de lui-même. Tout le reste, y compris sa propre voix, lorsqu'il l'entend, lui apparaît irrémédiablement étranger.
Toute l'angoisse de notre condition, commente Gaëtan Picon, semble bien contenue dans l'appréhension subjective de la conscience individuelle. ”
Cette expérience n'est-elle pas la découverte par l'homme de son propre néant, celle du gouffre pascalien où l'individu, seul avec lui-même, condamné à cette solitude par sa condition d'homme, ne peut qu'éprouver ce que Pascal appelait “ l'ennui”, ce sentiment que la génération de nos penseurs appelle l'angoisse ?
Nous devons, selon André Malraux, ce sentiment à notre culture chrétienne, mais un évènement nouveau vient donner un nouveau sens à cette découverte. Si toute l'apologie de Pascal cherchait à exaspérer le sentiment de notre néant en dénonçant tout divertissement, n'était-ce pas parce qu'il était lui-même assuré de Dieu et voulait contraindre les athées à tourner leur regard vers Dieu et les convertir ?
Mais telle est bien la mutation des Temps Modernes : Si Dieu n'existe pas, le drame de sa condition, dont l'homme a pris conscience avec le Christianisme, devient une tragédie.
C'est Tchen qui dit dans “La Condition Humaine” : “ Que faire d'une âme, s'il n'y a ni Dieu, ni Christ ?”.
Le sentiment commun à toute une génération, qui vit cette mutation historique comme une rupture, un éclatement, c’est l’angoisse, où elle découvre elle-même le point de départ de sa réflexion. Sartre écrira plus tard :
« Nous ressentions cet éclatement d’une manière encore idéaliste et individualiste ; les auteurs que nous aimions nous expliquait vers cette époque que l’existence était un scandale. Nous refusâmes l’idéalisme officiel au nom du tragique de la vie. »
Cette description littéraire permet d’introduire le processus idéologique :Toute la démarche philosophique va consister à convertir cette nouvelle forme de la
conscience, synonyme du néant qui sépare le « soi » de son être en l’essence de la condition humaine : le mode d’être du dasein, selon Heidegger, du « pour- soi » selon Sartre.
2) Une mutation de la conscience
Empruntons l’analyse à Michel Foucault ( Les mots et les choses)
Quand l'individu prend conscience de lui-même, il ne découvre pas l'universalité d'une essence de l'Homme, mais bien :< Cette figure de lui-même qui se présente à lui sous la forme d'une extérioritétêtue. ..Il se dévoile à ses propres yeux comme n’étant rien d’autre que cet être qui vit, qui travaille et qui parle…
Dominé par le travail, la vie et le langage, son existence concrète trouve en eux ses déterminations : ilne peut avoir accès à lui qu'au travers de ses mots, de son organisme, des objets qu'il fabrique, comme si eux d'abord (et eux seuls peut-être) détenaient (sa) vérité »
.La question " Qu'est-ce que l'Homme ? " est devenue l'interrogation de l'individu sur son être : "Qu'est-ce qu'être soi-même ?" qui se spécifie en trois interrogations dont chacune porte sur le sens de nos rapports réels : avec notre corps et notre vie biologique, avec notre travail et nos rapports sociaux, avec notre langage, notre activité symbolique et notre culture.
Tel est "le cogito moderne", écrit Michel Foucault, < Du "Je pense ", il n'est plus possible de faire suivre l'affirmation du "Je suis" ..>
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NOTA : Voici le texte
1- < Puis-je dire que je "suis" cette vie que je sens au fond de moi, mais qui m'enveloppe à la fois par le temps formidable qui me juche un instant sur sa crète et par le temps imminent qui me prescrit ma mort. >
2- < Puis-je dire que je "suis" ce travail que je fais de mes mains mais qui m'échappe non seulement lorsque je l'ai fini mais avant même que je l'ai entamé ? >
3- < Puis-je dire que je "suis" le sujet d'un langage qui, depuis des millénaires, s'est formé sans moi, où je suis contraint de loger ma pensée et ma parole, sans être jamais capable d'actualiser ses possibilités innombrables ? >
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<
Depuis la "Mort de Dieu", proclamée par Nietzsche, cette obligation pour l'individu humain d'avoir à être soi-même reste sans réponse : Si Dieu n'existe pas, comment penser l'identité de l'homme, dont l'être est toujours à distance de lui-même ? - Si l'être dont il est séparé, n'est plus l'Etre, c'est-à-dire Dieu, mais lui-même ; il faut comprendre comment l'homme peut être soi-même en étant un autre.
Comment puis-je être le même, moi qui suis en même temps un Autre - au travers de mon corps, de mon individualité sociale (de mes personnages), de ma culture ?
.
Foucault a parfaitement décrit la mutation de la conscience qui est à l’origine du nouveau processus idéologique mis en œuvre par la philosophie
C’est bien le cogito qui est devenu impossible. Non seulement je ne peux être « le même » (idem), parce que je suis un autre : ce qui est la prise de conscience de l’aliénation, comprise comme la dépossession de mon être ; mais, bien plus, je ne peux être « moi-même » (ipse), je ne puis m’affirmer comme tel (comme individu singulier) qu’en affirmant que je ne suis pas cet autre que « réellement » je suis.
S’il est vrai que je suis un « être dans le monde », un existant parmi les existants, la question est posée : - Que signifie pour moi – pour moi en tant qu’homme- « être-là » ?
Où, si l’on veut, qu’est-ce pour moi que l’existence ?
C’est le moment des philosophies existentielles, qui, selon les termes de Foucault, « s’efforcent de retrouver l’homme en son identité ce rien qu’il est lui-même »
-
Heidegger
1) De la métaphysique à l’ontologie :
Selon Heidegger la question qui se pose au philosophe de notre temps, telle que nous venons de la formuler, a été oubliée, voire masquée par toute l’histoire de la philosophie occidentale. Depuis Platon, la pensée théorique a confondu l’Etre avec l’étant subsistant comme une chose (Vorhandenes), identifiant l’être et l’essence, qu’elle a conçue comme eidos (idée), c’est-à-dire comme ce qui est à voir. De là sans doute est né le dualisme que la philosophie s’est efforcée en vain de résoudre.
Mais la philosophie est allée plus loin : elle a étendu cette conception erronée de l’être à la compréhension de la « réalité-humaine » , conçue sur le modèle de l’étant et transformée en chose.
Dès lors la nouvelle démarche philosophique doit passer par une déconstruction (Heidegger dit Destruktion) de l’histoire de la métaphysique. pour faire place à une ontologie qui réponde à la question originaire : -Qu’est-ce que l’être ? (Ti to on ;)
Or, cette errance de la philosophie Heidegger nous révèle qu’elle trouve son origine dans la conscience que l’homme prend de lui-même ; c’est le cogito qui conduit à cette chosification du moi : L’individu , quand il réfléchit sur soi, s’appréhende comme un être dans le monde, un étant parmi les étants, une chose parmi les choses.
Voilà qui éclaire pour nous la démarche de Heidegger : A travers la dénonciation du cogito et la rupture avec l’histoire de la métaphysique, ce qui s’exprime c’est bien (selon l’analyse de Foucault) cette mutation de la conscience par quoi l’individu découvre que tous les rapports concrets qui constituent le contenu de son existence lui sont devenus étrangers, s’imposant à lui comme une réalité, qui le surplombe et le domine et le condamnant à prendre conscience de son propre néant.
On peut ainsi reconstruire le mouvement de la réflexion qui selon Heidegger restaure l’ontologie
1° La déréliction:
Si, par un mouvement régressif, l’individu remonte en deçà du cogito jusqu’à une conscience pré-réflexive, réitérant la question du « qui », il se découvre comme «un’être dans le monde » comme étant toujours-déjà-là. Tel est le fait premier que Heidegger nommedéréliction (Geworfenheit) , que Sartre nommera facticité.
Le Dasein est toujours-déjà jeté dans l’existence, sans l’avoir choisi. Il est cet être qui n’a pas d’origine (il n’était pas là à sa naissance). Il se trouve là. sans raison. Tel est le sentiment fondamental de la situation (Grundbefindlichkeit). La Befindlichkeit est un trait constitutif du Dasein qui le situe à tout moment par rapport à tout ce qui est.
Quelle est la portée de ce point de départ ?
Là où nous savons que se réfléchit dans la conscience commune la prise de conscience par la classe montante de la contingence de ses conditions d’existence, le ^premier moment de l’analyse heideggerienne s’éclaire
Dire que la contingence est la situation fondamentale du dasein, cela signifieque pour la conscience commune, aveugle à la possibilité de changer les conditions d’existence, la contingence s’impose comme un fait incontournable, que chacun exprime par des formules telles que : les choses sont ce qu’elles sont ; on ne peut changer le monde ; c’est la nature humaine etc..
Ainsi, il est clair que dès le point de départ le nouveau processus idéologique mis en œuvre par le philosophe ’a pour objet de consacrer non plus l’idéalité des valeurs dominantes, mais bien, à travers l’idée de contingence, ce sentiment de facticité – de fatalité- qui envahit la conscience de cet être dans le monde auquel le monde est devenu étranger
La philosophie a renoncé à consacrer l’idéalisation du réel par quoi s’impose le pouvoir dss classes dominantes ( ou celles qui projettent de le devenir) pour servir ce pouvoir en justifiant le sentiment d’impuissance des individus persuadés de la fatalité des choses.
Mais, voici le second moment de la réflexion :
2) Le mode d’être du dasein
C’esr ce sentiment fondamental du dasein découvrant la facticité de son existence qui conduit à poser la question de l’être de l’homme : celle de l’essence qui constitue l’individualité humaine.
Traduisons en reprenant l’analyse que nous avons empruntée à Foucault
Dès le moment où l’individu a perdu cette identité que lui conférait son appartenance au monde (parce que ces rapports au monde lui sont devenus étrangers). la question : Qui suis-je ? n’est-elle pas destinée à rester sans réponse ?
C’est alors que Heidegger accomplit un véritable renversement : Si la question de l’être que je suis est sans réponse, c’est que l’essence du dasein – de l’être humain - n’est rien d’autre que la question elle-même de son rapport à l’être.
La question est le mode d’être de l’étant que nous sommes
Si l’on cherche à comprendre la réalité-humaine (dasein), il faut dire que l’homme n’est rien d’autre que cet être qui pose la question de l’être,
Cette découverte se formule ainsi :« l’homme est un être pour lequel il est dans son être question de son être »
Là où l’élaboration de l’idée de contingence reflétait la chosification des rapports vécus sous la forme d’une réalité « indépendante » et consacrait le sentiment de fatalité face à un monde « étranger », le renversement accompli par Heidegger dans ce deuxième mouvement de la réflexion reflète la réaction de l’individu dont l’interrogation sur soi (sur son être) reste sans réponse après la prise de conscience de son identité perdue.
Le processus idéologique, qui, dans un premier mouvement a consacré le sentiment de l’aliénation, selon lequel rien ne peut changer du monde ni de l’existence humaine, vient ancrer dans la conscience commune l’idée que l’essence de l’individualité réside tout entière dans l’interrogation de l’individu sur son être :
La philosophie justifie en l’individu ce sentiment, vécu dans l’angoisse,. qui situel’interrogation sur soi –sur le sens de sa présence au monde- au cœur de la conscience de soi
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Notons dès à présent que Heidegger inaugure, plus qu’une mutation de la philosophie, un véritable rupture avec son histoire, un détournement de son sens et de sa vocation : il ne s’agit plus de réfléchir, dans des conditions historiques données, les rapports de l’homme et du monde., mais de s’adresser à l’individu pour l’éveiller à la sagesse en lui apprenant que la seule question posée par la vie, qui constitue sa vocation d’homme, est l’interrogation sur le sens de son existence.
Voilà qui explique que les philosophes de la fin du siècle, se référeront à Heidegger pour sauvegarder la place de l’idéulugie philosophique
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Mais quelle est pour Heidegger la portée de cette découverte ? elle s’exprime dans cette formule : « le caractère ontique propre à l’être-là (dasein) tient à ce qu’il est ontologique «
Autrement dit: - comment par le processus idéologique le mouvement de la réflexion, « emprunté » à la conscience commune, va-t-il être transformé en révélation de l’Être ( en situation fondamentale de l’être-au- monde) ?
3° L’ontologie
Là où partant du cogito – de la référence à soi- la métaphysique posait le problème insoluble du rapport de la conscience à la réalité ; l’analytique de la réalité-humaine (du dasein) nous dévoile le secret du rapport de l’homme au monde :
Etant parmi les étants, c’est en posant la question de l’être que le dasein fait surgir la totalité des étants comme un monde. On peut dire , au risque d’être mal compris que la présence de l’homme au monde constitue cette ouverture par laquelle il y a un monde, par laquelle il y a quelque chose plutôt que rien
C’est l’analyse de la temporalité qui permet de comprendre cette découverte :
1° La déréliction, parce qu’elle constitue l’être-là du Dasein comme ayant-été, est la racine ontologique de la dimension temporelle du passé.
2°L’existence, parce qu’elle est tout entière articulation d’un projet (Entwurf), à partir de la compréhension (Verstehen) des étants est la source de la dimension temporelle de l’avenir (à-venir),
Citons l’analyse de Beauffret :
« C’est par ce double et inséparable mouvement de prospection et de rétrospection au sein de la présence. que le dasein répand cette lumière naturelle ( lumen naturale) par laquelle n’importe quel étant est amené à la présence et placé dans le domaine d’ouverture (Offenheit, Erschlossenheit
La compréhension (Verstehen) des étants n’a pas d’autre sens ; elle s’identifie à l’être-au-monde (In-der-Welt-sein). Car le monde n’est autre que cette enceinte ouverte qui constitue le lieu de lumière où sont pris tous nos projets et tous les étants. Autrement dit : le monde est le lieu de toutes les significations, le tout finalisé (Bewandtnisganzheit) de ce qui est signifiable…..
3° L’être-auprès-de articule le Dasein en tant que celui-ci est constitutivement en présence de quelque étant autre que lui-même, vers lequel il se tourne et se transcende. Cet « existential » (Heidegger use de ce terme pour désigner les catégories constitutives de l’être-là) se signifie temporellement comme présent originaire. »
Au terme de l’exposé Beauffret pose lui-même la question : faut-il « comprendre Heidegger en identifiant l’être à la lumière que projette l’homme tandis qu’il dit ou établit le sens des choses. » ?
La menace de l’idéalisme n’est pas conjurée par l’ontologie.
2) La différence ontologique ou l’impasse de la philosophie
Sans achever l’analytique du dasein développée dans L’Être et le Temps, Heudegger met en oeuvre une nouvelle problématique, qui sera reprise par ses épigones : la problématique de la différence ontologique.
Beauffret écrit
« Penser la différence de l’être et de l’étant, telle est aujourd’hui la tâche quasi unique de la philosophie » :
En effet l’erreur, qui conduit à la menace de l’idéalisme, consiste à chercher en l’homme l’origine du rapport spécifique qui constitue la réalité-humaine- pour découvrir dans la structure du dasein- la différence qui le distingue des étants.
Or, comme l’écrit Foucault, ce qui s'annonce dans l'immédiat de l'origine, c'est que l'homme est séparé de l'origine qui le rendrait contemporain de son existence :
C'est parce qu'il n'est pas contemporain de son origine que pour lui les choses sont toujours-déjà-là. Mais, pas plus qu’il ne saurait connaître l’origine des choses, l’homme ne peut avoir accès à l’origine de la conscience de soi.
Le savoir sur l’homme, lorsqu’il pose la question de son être, suppose, toujours déjà, l'articulation originaire de l'homme sur autre chose que lui-même (Foucault)
Dès lors la différence, qui sépare l’homme des étants, doit s’écrire avec le « a » d’un participe présent :- «différance »- ,parce que le dasein, qui par sa naissance est séparé de l’être, ne constitue sa différence qu'au travers d'une histoire qu'il inaugure, Le dasein ouvre le champ de l’historicité. Il ne deviendra soi et ne se manifestera comme tel que s’il se différancie sans trêve de l’étant qu’il vise. Il faut dire « sans fin. Car, cet être qui n’a pas de naissance, est en même temps ; celui qui n’a pas de fin,
Quelle est la leçon et quelle est la portée de cette problématique de la différence ontologique ?
1°La leçon est tirée par Heidegger lui-même : C’est la situation fondamentale de l’homme – cet être qui n’a ni lieu ni date- qui ne connaît ni son origine ni sa fin, qui l’oblige à poser la question du sens de sa vie . Et, c’est la mort qui transforme cette question en une interrogation sans réponse
Le mode de l’authenticité, de l’existence résolue (Entschlossenheit) consiste à exister selon ses possibilités propres et irréductibles. Celles-ci débouchent toutes sur l’acceptation lucide de l’être-pour-la-mort (Sein zum Tode), qui en constitue la mesure ultime et décisive.
Celui qui réfléchit à partir de soi et de son existence singulière ne doit-il pas reconnaître que l’essence de son individualité et le sens de sa vie singulière lui échappent ?*
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Dès ce moment, à celui-là la philosophie n’a plus rien à offrir que le viatique de la quête de soi, que celle-ci, au gré des idéologies, soit soumise à la lucidité, animée par la recherche du bonheur ou éclairée par l’espérance. eschatologique
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2° La portée de la démarche philosophique reste inaperçue.
< L'homme, écrit Foucault, est l'être sans origine, celui "qui n'a ni patrie, ni date", celui dont la naissance n'est jamais accessible parce qu'elle n'a jamais eu "lieu". >
Quand le philosophe, comme dans l’Allégorie de la caverne, conduit l’individu par la main pour réfléchir à partir de soi et de sa vie singulière, celui-ci – et chacun d’entre nous- ne doit-il pas reconnaître que tout commence avec lui – non seulement sa vie mais aussi le monde ; tout s’origine avec la conscience qu’il prend de son rapport à l’être : Avec lui, comme nous le disions, s’ouvre le champ de l’historicité. Dès lors la différence spécifique, (celle qui distingue l’homme des autres étants), qu’on voudrait situer à l’origine n’a jamais eu lieu : tant il est dépourvu de sens de vouloir situer dans le temps ce qui est la marque du temps lui-même, la « trace » de l’écart , de l’abîme au sein de l’être, en quoi consiste l’avènement de l’homme.
Ce que l’être que nous sommes, séparé de l’origine par la conscience de soi ; ne saurait penser, c’est bien ce rapport spécifique, constitutif de notre être, avec notre corps et la vie biologique, avec notre travail et les rapports sociaux, avec notre langage, notre activité symbolique et notre culture.
Ce qui se produit avec l’avènement de l’homme, c’est précisément ce que l’homme ne peut penser
Et Michel Fiucault peut conclure: Toute la pensée moderne est traversée par la loi de penser l'impensé
La philosophie dénonce sa propre limite : Celui qui veut comprendre la pensée (la conscience qui constitue le rapport spécifique de l’homme au réel) se heurte à la nécessité de penser l’impensé.
« Comment comprendre, interroge Jean-Paul SARTRE, le processus anté-historique et source de toute histoire qu'est l'articulation de l'existence en soi avec le surgissement de la conscience. ? » (“L'Être et le Néant”- page 715)
La démarche de Sartre va illustrer l’impasse : N’est-ce pas précisément de l’existence en soi qu’il faut partir pour comprendre le surgissement de la conscience ?
IV. L’ontologie phénoménologique de Sartre
1) La démarche phénoménologique
Si l’on veut échapper à la menace de l’idéalisme, il faut aller plus loin que Heidegger. L’analytique du dasein a montré qu’il n ne pouvait y avoir de monde ni d’histoire qu’à partir de l’avènement de l’homme, à partir de sa venue à l’Etre, Pour comprendre le rapport de l’homme à l’être, il faudrait qu’on pût remonter à l’origine, ce dont l’analyse même du dasein montre le non sens.
Dès lors, l’homme est condamné à poser la question du sens de sa présence au monde, qu’il ne peut vivre authentiquement que sous l’éclairage de la mort.
L’idée du tragique de la vie, dont Sartre nous dit qu’elle lui fut transmise par la philosophie allemande correspondait à cette période de la guerre où l’individu « jeté » dans un monde étranger, était confronté à son propre destin ;
- A ce moment de la réflexion, tout se passe comme si la question Qui suis-je n’avait pas de réponse.. C’est là ce qui a amené Heidegger à faire de la question elle-même l’essence du dasein
D’où la formule qui résume l’ontologie de Heidegger : « L’homme est un être pour le quel il est dans son être question de son être. »>
Entre l’écriture de Zein und Zeit et celle de L’être et le néant une décennie s’est écoulée riche en mouvements sociaux, en France en particulier.
Ce que l’homme découvre comme originaireen lui, écrira Foucault, , c'est ce qui introduit dans son expérience des formes et des contenus qu'il ne maîtrise pas. au travers desquels il n'est plus qu'un point "virtuel" de convergence d’identités multiples»
Dépassant l’ontologie de Heidegger, il faut reconnaître que la conscience n’a pas de contenu et affirmer sans crainte que l’homme n’a pas d’essence
.
.Mais, selon Sartre, l’expérience –la description de l’expérience qu’il faut bien appeler phénoménologie- nous oblige à aller plus loin
S’il est vrai que l’individu à la question : Qui suis-je ? ne peut répondre qui il est,, il est pour ainsi dire contraint d’énoncer ce qu’il n’est pas.
A celui qui m’interroge, je répondrai en déclinant mon identité ; ce que jusqu'à présent je croyais être : cet amant, ce mari fidèle, ce père de famille, ou ce célibataire, ce professeur ou ce garçon de café. ; mais, en même temps, j’aurai conscience que je ne suis ni l’un ni l’autre de ces êtres, que l’on peut définir comme des choses, qui existent indépendamment de moi, avec lesquels je puis seulement –jamais vraiment- m’identifier pour répondre quelque chose.
La réponse à la question : Qui suis-je ? implique cette négation : Je n’existe qu’en niant sans cesse cet Autre que ,d’une certaine façon, je suis, mais qui pour ainsi dire existe « en soi » indépendamment de moi.,
Sartre corrige ainsi la formule de Heidegger : « ;Nous pourrions appliquer à la conscience la définition que Heidegger réserve au Dasein et dire qu’elle est un être pour le quel il est dans son être question de son être, mais i il faudrait la compléter et la formuler à peu près ainsi : la conscience est un être pour lequel il est dans son être question de son être en tant que cet être implique un autre que soi. »
Eclairons la formule ;:
Quand l’individu, en l’occurrence le penseur, part de la conscience qu’il prend de soi pour définir son être, il doit constater que cet être est « transcendant » à la conscience ; Tout se passe comme si la conscience qu’il prend de soi, l’obligeait à poser cet être comme existant « en soi » ( il est ce professeur ou ce garçon de café), mais, il sait en même temps que cet être qui lui apparaît comme existant en soi, , est inséparable de la conscience qu’il prend de soi (ce professeur ou ce garçon de café, il ne l’est pas . . Dès que la conscience veut s’appréhender, se saisir comme être, , elle ne saisit rien si ce n’est l’autre :- l’être dont elle est conscience, qu’elle a elle-même posé comme n’étant pas soi.
Sartre est, semble-t-il, justifié de présenter sa démarche « phénoménologique » comme la solution du problème philosophique : La description de l’expérience vécue montre en effet que la transcendance ( la position d’une réalité extérieure à la conscience) prend sa source dans l’immanence de la conscience de soi.
La formulation philosophique renvoie à une double expérience
1) L’expérience vécue par l’individu c’est bien en premier lieu la réification de l’individualité qui: se trouve figée par les rapports sociaux, « identifiée » comme une chose par son appartenance à une réalité qui lui est extérieure et pour ainsi dire étrangère : : je suis « réellement » ce mari fidèle, ce père de famille, ou ce célibataire, ce professeur ou ce garçon de café, Ce n’est pas seulement une fonction ni un rôle, car ce rôle me « colle à la peau » ; il s’impose à moi, comme une chose, comme une réalité indépendante de ma volonté.
2) La réaction à cette première expérience, à cette chosification de l’individualité, c’est un naturel et spontané mouvement d’inversion que le penseur va thématiser comme la découverte du pour-soi.
Chacun peut à tout moment réitérer fictivement ce mouvement instinctif: -Comment pourrai-je « être moi-même » si, à tout instant,j’avais conscience de n’être que ce petit employé ou même ce grand patron ou bien encore- en même temps- ce bon père de famille ou cet époux fidèle… Pour être moi-même (ipse), ne faut-il pas que dans mon for intérieur ( dans cette intériorité qui constitue la conscience de soi) j’affirme sans cesse que « je ne suis pas » .cet être qui s’impose à moi comme identique à lui-même, à la façon des choses ? L’individu n’est pour-soi » qu’en niant sans cesse cet autre qui se donne pour être lui-même. :
Dès lors si l’individu que je suis cherche à définir qui il est ; il doit reconnaître qu’il n’a pas d’essence :- cette identité qui définit une chose – et qu’il n’existe que par ce mouvement sans fin de négation qu’on peut désigner comme une néantisation de cet être « en soi » qui l’habite.
Ce double mouvement – cette dialectique inhérente à l’existence- détermine toute l’économie de la démarche développée par Sartre dans L’être et le néant
1°De cet « en-soi », qui nous habite, dont Sartre montrera qu’il nous hante, nous ne pouvons absolument rien dire puisqu’il ne se manifeste à nous qu’au travers des »attitudes »que nous mettons en œuvre pour exister. Ainsi, la découverte de l'en-soi occupe en tout et pour tout le paragraphe VI de l'Introduction :de L’être et le néant ; car, nous explique Jean-Paul Sartre ; de l'être (si on parle des choses) on ne peut rien dire sinon qu'il est “là”, par hasard, sans raison
De fait, comme le souligne Ricoeur, l’en-soi ne renvoie à aucune réalité ; c’est le concept qui permet de définir la chose comme identité, comme coïncidence avec soi, pour lui opposer l’être de la conscience appréhendée comme distance à soi : L'homme n'est pas là à la manière d'une chose, de cet arbre, de ce fauteuil, de cette pipe : la pipe, le fauteuil sont des choses en soi, elles sont là et leur être coïncide avec lui-même ; au contraire l'être qu'est l'homme se distingue radicalement de l'être en-soi des choses, car la seule réalité, si l'on peut ainsi s'exprimer, de son être consiste à être àdistance de soi, à être pour lui-même, ce que Sartre appelle le "pour soi". Cette simple distance à l'être, ce manchon de néant, cette faille entre soi et soi-même, c'est la conscience.
2° Dès lors ce que vont analyser les sept cents pages de “l'Être et le Néant”, c'est “la conscience”, l'être de l'homme en tant qu'il est « conscience d'être » pour “découvrir” le sens de l'existence humaine ; ce sont « les attitudes du pour-soi » qui rencontre au cœur même de l’existence la « réalité » de l’en-soi.
- Le désir qui inaugure mon rapport avec les choses sur le mode de l’avoir échoue à posséder les objets, qui ne font que combler provisoirement par leur présence le vide qui me sépare de moi-même, me condamnant à poursuivre sans fin une satisfaction impossible.
- La rencontre d’autrui comme un autre moi-même se heurte à l’image qu’il détient de moi, comme s’il possédait cet être en soi qui se dérobe à la conscience de soi
- Tous mes actes par lesquels je vise la « réalisation » de moi-même ne font que manifester une liberté qui se confond avec mon être. Agir n’est qu’un « fiat » dont le sens nous échappe: Si l’acte m’apparaît comme la réalisation d’un projet, d’une idée ou d’une valeur, que j’exprime par des motifs et des raisons, n’est-ce pas pour que cette « réalisation » me délivre illusoirement de ma liberté ?.
C’est cette description de l’expérience vécue qui doit permettre de passer de la phénoménologie à l’ontologie
Une première découverte/ Facticité et liberté
1° La première leçon de cette description des attitudes du pour soi, c’est le fait, auquel Sartre donne le nom de facticité, que l’en soi, quelles que soient mes tentations ou mes tentatives, reste pour moi une réalité contingente, qui – « toujours-déjà là »- précède mon existence, sans que je puisse jamais la faire mienne. La leçon est claire, que nous avons analysée comme la découverte par le penseur de la contingence : Quand l’homme est « jeté » au monde, le monde est « toujours déjà là », comme l’écrira Sartre, incréé, éternel, existant par lui-même, en soi..
Autrement dit, les conditions d’existence sont données comme un fait primordial qui constitue pour l’homme une situation fondamentale.
2° La seconde leçon, c’est la découverte du pour-soi :
Par rapport à ces réalités qui n'ont pas besoin de lui pour exister,l'homme n'est pour-soi aucune de ces déterminations, qui constituent pour lui le réel . Elles n'existent pour lui qu'autant qu'il est capable à tout moment de les “ nier ”. Et, c'est par cette négation que, dès sa venue au monde, il fait apparaître des possibilités ; de sorte qu'on peut dire qu'il “ n'existe ” qu'en dépassant sans cesse ce qu’il est , en se projetant au-delà de ce qu’il appréhende comme ses conditions d’existence dans un mouvement de transcendance sans fin que seul le fiasco de la mort interrompt.
.Chaque conduite, chaque attitude existentielles consistent dans cette néantisation
Telle est la première découverte ontologique à laquelle nous a conduit naturellement la description phénoménologique , qu’on peut formuler ainsi ::
: l'homme est cet être qui ne peut être qu'en n'étant pas ce qu'il est.
Négation (ou néantisation), transcendance ou existence sont des synonymes pour désigner ce qu'on nomme habituellement liberté. L'homme n'a pas d'autre destin que d'être condamné à la liberté
3°Mais il zst une seconde face de l’expérience vécue qui donne lieu à une seconde découverte ;
Parce que l'homme ne peut être qu'en n'étant pas ce qu'il est, il est contraint de faire semblant d'être ce qu'il n'est pas, comme si, contraint de jouer un rôle, il tentait de s'identifier à son personnage. La conduite de mauvaise foi est inscrite au cœur de l’existence humaine.
Mais force est de constater que ce rôle lui « colle à la peau »
Derrière la conduite de mauvaise foi, dont nous faisons chaque jour l’expérience,, il y a une réalité qui constitue une découverte ontologique ;
A l’instant même où, prenant conscience de moi-même, j’affirme que Je ne suis pas ce que j’ai conscience d’être : - cette identité par quoi je pourrais me définir comme une chose ( cet employé ou ce professeur), je suis obligé d’être « réellement » cet être-là, existant en-soi, à la façon d’une chose..
L'homme est cet être qui ne peut être qu' en étant ce qu’il n’est pzs
Il n'est aucune façon pour l’individu de “se” donner l'être qu'il n'a pas, - que de “ soutenir à l'existence ”-, cet être qu’il personnifie, d'être le sujet ou le support de ces réalités que sont les fonctions ou les positions sociales : ce professeur qui personnifie le système de l'Éducation Nationale, ce diplomate qui personnifie les relations internationales, mais aussi ce père de famille qui personnifie les relations personnelles …
Voici la formule complète qui, permet de définir l’homme :
L'homme est cet être qui ne peut être qu'en n'étant pas ce qu'il est. et en étant ce qu’il n’est
Que traduit cette formulation délibérément énigmatique ? Comment peut s’opérer le passage de la description phénoménologique à l’affirmation d’une essence de l’homme ?.
2) De la phénoménologie à l’ontologie : le processus idéologique
...Disons-le d’une phrase : Le penseur prend conscience d’un phénomène dont il ignore la cause.
Pour comprendre le processus idéologique de ce passage à l’ontologie, il faut reprendre l’analyse quand Sartre lui—même déclare que la classe montante agit sur la réflexion du réel par l’intellectuel.
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_Sartre écrit : Quand la classe montante (la classe ouvrière) prend conscience d'elle-même, cette prise de conscience agit à distance sur les intellectuels et désagrège les idées dans leur tête … Découvrant l'absurdité des conditions d'existence de la classe ouvrière, ils doivent renoncer à l'humanisme abstrait : à l'idée d'une nature humaine, d'une essence de l'Homme, c'est toute leur culture qui se trouve mise en cause, qui éclate. »
C’est bien de cette expérience historique, à travers la découverte des conditions « absurdes » d’existence de la classe ouvrière que naît pour toute une génération de penseurs l’idée de la contingence
D’où vient l’idée de la contingence, quand la prise de conscience de la classe montante agit à distance sur les intellectuels ?
1° L’expérience du prolétaire
Citons :l’analyse de Marx ;
La contingence des conditions d’existence pour l’individu n’apparaît qu’ qu’avec le développement du prolétariat, avec la classe qui est elle-même un produit de la bourgeoisie. »
Parce que le prolétaire, n’aura jamais la chance d’arriver à l’intérieur de sa classe aux conditions qui le feraient passer dans une autre classe, les conditions de sa vie propre, le travail et, de ce fait, toutes les conditions d’existence sont devenues pour lui quelque chose de contingent. »
Parce que les prolétaires ne peuvent changer leurs conditions de vie à l'intérieur de leur propre classe, c'est leur existence en tant que classe que les prolétaires doivent mettre en cause :« les prolétaires, s'ils veulent se mettre en valeur en tant que personne, doivent abolir leur propre condition d'existence. ».
_
Dans la prise de conscience de la classe ouvrière, le premier aspect de la découverte : la contingence des conditions d'existence, est inséparable de l'exigence de chaner ces conditions d'existence. Le sentiment de la contingence se traduit naturellement chez le prolétaire par la revendication de conditions d'existence "plus humaines", et elle aboutit, sur la base de l'expérience des luttes sociales, à la prise de conscience "révolutionnaire" : la nécessité de mettre en cause l'existence même des classes sociales qui détermine ces conditions d'existence « inhumaines ». L'idée" de la contingence est le constat d'une réalité où se trouvent inscrites la possibilité réelle et l'exigence concrète de changer cette réalité que constituent ces "conditions d'existence.
Parce que dans la condition ouvrière, comme l’explique Marx, l'individualité "sacrifiée dès la prime jeunesse" par les conditions de vie n'a pu prendre la forme d'une personnalité, la découverte de la contingence des conditions d'existence ne peut conduire au sentiment d'une aliénation de la personnalité
Chez le prolétaire, parce que son travail est aliéné, que sa vie se confond avec son travail, l'aliénation de son existence est d'emblée clairement pour lui une aliénation économique
2° La réflexion du penseur
S’il est vrai que ce sont bien ses conditions d’existence qui déterminent chez un individu la conscience qu’il prend de son individualité et de sa vie personnelle, en quoi consiste la réflexion du penseur quand il découvre l’aliénation ?
Pour celui qui, n’appartenant au prolétariat, a la possibilité d’une vie personnelle, l’expérience est tout autre Ce qu’il découvre, quand il réfléchit sur lui même,, ce n’est,pas, comme le prolétaire,la domination d’un système qui P’opprime, c’est la réification de son individualité figée par des rapports sociaux
Pour le penseur, toutes les réalités concrètes – ces puissances constituant le système, qui dominent les individus,, qui interdisent à toute une classe d’hommes l’accès à une vie d’homme, qui transforment les rapports des hommes en rapports entre des choses, tous ces phénomènes inhérents au système, ne sont rien d’autre que l’expression de l’aliénation de la conscience aux prises avec une réalité qui la dépasse, dont la transcendance constitue la condition même de l’existence.
Tout se passe comme si l’individu ne pouvait se “ réaliser ” qu'en devenant un autre, en se laissant emprisonner par les liens qu'il a lui-même noués.
Dès lors, ce que le penseur ignore ou ce qui lui est dissimulé, c’est que la réification est une réalité historique, conséquence de l’aliénation des rapports sociaux.
Een transformant le caractère historique, transitoire des conditions sociales d’existence des individus en contingence de l’existence humaine, en convertissant le phénomène historique de la réification de l’individualité en aliénation de l’homme en général, le penseur convertit l’aliénation réelle en destin de la condition humaine. .
Cette conversion d’une réalité historique en essence de la condition humaine constitue toute l’ontologie de Sartre.
Toutes les analyses de L'Etre et le Néant : du désir à l'agir en passant par la passion, décrivent toutes les attitudes concrètes comme des structures du pour-soi et viennent confirmer sur pièces justificatives le caractère fondamental, irréductible de l'aliénation qui transforme la vie humaine en une passion inutile.
La philosophie n’a plus rien à dire sinon décrire les formes qui manifestent la conscience de l’aliénation. Elle peut laisser place à la ___________
3) Le paradigme du garçon de café
Sartre nous permet de décrypter le processus idéologique en illustrant sa démarche par la description célèbre du garçon de café, à qui il donne ainsi la parole :
J'ai beau accomplir les fonctions de garçon de café, je ne puis l'être que sur le mode neutralisé, comme l'acteur est Hamlet, en faisant mécaniquement les “gestes typiques” de mon état, et en me visant comme garçon de café imaginaire à travers ces gestes pris comme un analogon. Ce que je tente de réaliser (c'est nous qui soulignons), c'est un être-en-soi du garçon de café, … comme s'il n'était pas de mon libre choix de me lever chaque matin à cinq heures ou de rester au lit, quitte à me faire renvoyer ; comme si du fait que je soutiensce rôle à l'existence, je ne le transcendais pas de toutes parts, je ne me constituais pas comme un “au-delà” de ma condition. Pourtant, il ne fait pas de doute que je “ suis ” en un sens garçon de café - sinon ne pourrais-je m'appeler aussi bien diplomate ou journaliste. ”
Il y a dans ce texte l'essentiel de la démarche de Jean-Paul Sartre : Partant d'une description de ce qui se manifeste à la conscience (à la réflexion) -qui est le point de vue phénoménologique- l’on découvre par une sorte de procès d'identification (sur lequel nous reviendrons) ce qui constitue la raison d'être de ces phénomènes : l'être qui se révèle au travers de la conscience, autrement dit une ontologie : C'est le sous-titre de “L'Être et le Néant”, une ontologie phénoménologique.
Muni de cette clef, traduisons la philosophie (l'ontologie) que Jean-Paul Sartre exprime au travers de cette description.
L'individu qui remplit les fonctions de garçon de café “joue” un rôle. La preuve en est, quand on l'observe, qu'il force les traits du personnage, accomplissant “mécaniquement” “ certains gestes typiques “de” son état ”. En ce sens, il est tout à fait semblable à un acteur. Comme l'acteur, pour bien “ jouer ”, il ne doit pas s'identifier à son personnage ; tout se passe comme si le garçon de café, pour bien tenir son rôle, devait “se” tenir à distance.
Cette description illustre la première étape de l’ontologie que nous avons analysée dans L’être et le néant : cet individu ne peut “ être ” garçon de café qu'en ne l'étant pas ; jamais tout à fait, jamais vraiment.
Allons plus loin dans l’analyse du texte : Ce garçon de café, comme s'il était conscient de “ n'être pas ” ce garçon de café, “ tente ” dans sa démarche, à travers ses attitudes et ses gestes, de “réaliser ”, de faire exister ce personnage. Nous assistons à une tentative de cet individu pour transformer en un être réel, un être-en-soi ” ce personnage quasi-imaginaire (un analogon) qu'il est pour ainsi dire contraint de jouer. A la limite, ce personnage n'existerait pas, s'effondrerait dans le néant, si l'individu ne le soutenait pas. Pour que ce personnage soit “ réel ”, il faut que l'individu soit pour ainsi dire son “ support ”.
Telle est la deuxième découverte de l’ontologie:
Je ne suis pas ce garçon de café, Et “ pourtant ” -c'est-à-dire, selon le sens de cet adverbe, pour cette raison même- (c'est l'individu qui exprime le conscience qu'il prend de lui-même), “ il ne fait pas de doute que je “suis” en un sens ce garçon de café, - sinon ne pourrais-je m'appeler aussi bien diplomate ou journaliste. ”
Voici, comme nous l’avons lu dans L’être et le néant, la question que doit résoudre l’ontologie : - Comment puis-je à la fois “ être ” et “ n'être pas ” ce garçon de café ?
La réponse se trouve dans la description :
Quand (pour ainsi dire me confondant avec ma fonction) je crois être réellement, en-soi, ce garçon de café, tout se passe comme s'il n'était pas de mon libre choix de me lever chaque matin à cinq heures ou de rester au lit, quitte à me faire renvoyer ; comme si du fait que je soutiensce rôle à l'existence, je ne le transcendais pas de toutes parts, je ne me constituais pas comme un “au-delà” de ma condition.
L’individu n'est que le support de cet être qu'il “ personnifie » . Et, quelle que réalité qu'il confère à cet être en se prenant au jeu, et alors même que ce rôle qu'il joue lui apparaît comme une condition de son existence, il faut bien admettre qu'il dépasse, transcende de toutes parts cet être-là : il est toujours libre de ne l'être pas, -de “ n'être pas ” ce garçon de café- , quitte à perdre son emploi. Son “ existence ” est toujours pour lui-même (pour-soi, même s'il n'y réfléchit pas) “ au-delà ” de telle ou telle condition, qui à un moment donné -et donc à tout moment- est, même s'il l'ignore, le résultat d'un libre choix.
Il faut vraiment ignorer l’aliénation économique qui est la condition du salarié, pour affirmer que sa fonction ou son rôle relèvent d’un libre choix et qu’il peut transcender de toutes parts sa condition quitte à perdre son emploi.. Mais, précisément le salarié ne peut quitter son emploi sans perdre tout simplement ses moyens de vivre. C’est pourquoi il ne joue pas un rôle ; il ne remplit même pas une fonction (sinon du point de vue de son employeur) : il est réellement – en-soi- cette individualité limitée, déterminée de part en part par les rapports sociaux ( des rapports de classe) Il est aliéné parce qu’il est réellement emprisonné (selon l’expression de Sartre) par ses conditions de vie
Jean-Paul Sartre ne fait autre chose qu'exprimer dans cette description la conscience qu'en tant qu'intellectuel, il prend de lui-même et de ses rapports à la réalité sociale tels qu'ils sont déterminés par sa condition..
L'observation du sociologue Pierre Bourdieu dénonce ainsi la description sartrienne du “garçon de café”.
Le garçon de café ne joue pas à être garçon de café, comme le veut Jean-Paul Sartre, il ne se fait pas chose (ou “ en soi ”(…) on ne peutut même pas dire qu'il se prend pour un garçon de café. ”
Il y a une raison à cela :Il est complètement “pris” par la fonction à laquelle il était sociologiquement déterminé, en tant, par exemple, que fils de petit commerçant qui doit gagner de quoi se mettre à son compte.”
La description “ phénoménologique ” de Jean-Paul Sartre est, selon l'expression de Pierre Bourdieu, un précieux “ document anthropologique ”.
Comme le montre Bourdieu, Sartre a décrit la condition de l'intellectuel, dont l'appartenance à une classe sociale privilégiée -un reclassement social qui le situe “hors classes”- lui interdit de remplir une fonction ou de participer à une action qui le situent ou l'engagent au cœur des rapports sociaux (de classe), sans avoir conscience de “ jouer ” un rôle, sans éprouver la distance qui dans ce rôle le sépare de lui-même.
Mais c'est la démarche par laquelle Sartre passe naturellement de la phénoménologie à l'ontologie qui est instructive : Dans le temps même où il décrit la conscience qu'il prend de son individualité telle qu'elle est “réalisée ”, déterminée par les rapports sociaux, (sans doute bien différente de celle du garçon de café) ,il attribue au garçon de café -paradigme de tout être humain- ce qui n’appartient qu’à la conscience qu'il prend de lui-même, inséparable de sa condition sociale.
L'ontologie phénoménologique est tout entière dans cette conversion de la conscience qui “ réfléchit ” sa condition ( d’intellectuel) en essence de la condition humaine.:
Dans son approche sociologique Pierre Bourdieu,note :
“ L'intellectuel,ne prend pas plus de distance que le garçon de café à l'égard de son poste, de ce qui le définit en propre en tant qu'intellectuel, c'est-à-dire l'illusion scolastique de la distance à l'égard de tous les postes. ”
Si la description célèbre du garçon de café par Jean-Paul Sartre est bien, comme l'a souligné Pierre Bourdieu, un document anthropologique, sa portée va bien au-delà de la constatation du sociologue :
La leçon de l’expérience du garçon de café, peut s’écrire ainsi :
Tout se passe comme si l’homme, contraint de se confondre avec son rôle pour se donner l’être qu’il n’est pas devait se dissimuler la liberté , c'est-à-dire la possibilité de dépasser les déterminations qui constituent ses conditions d’existence. ( cette transcendance qui est son essence même)
Qu’est-ce à dire sinon que la mauvaise foi est la conduite naturelle du pour soi ?
A travers toutes les attitudes du pour soi, Sartre décrit cette conduite comme la tentative de l’individu de dissimuler sa liberté pour se donner l’être, - l’en-soi que fondamentalement il n’est pas
Mais d’où vient l’idée de la mauvaise foi?
Cette idée n’est rien d’autre que la contradiction vécue par le penseur :
D’une part, contre les valeurs bourgeoises mises en cause par l’évolution historique, contre l’idée d’une nature humaine, li doit affirmer la liberté et la responsabilité de l’homme, fondement d’un engagement qu’il doit sans cesse renouveler contre toutes les formes d’aliénation.
Mais, d’autre part, il doit constater que l’aliénation, qui « chosifie » les individus ( en les contraignant à jouer un rôle) est un fait historique irréductible, -qui, en l’état actuel des choses, à moins de parier sur l’avenir, constitue la condition humaine.
Comment affirmer contre l’humanisme bourgeois l’idée d’une liberté fondamentale de l’homme (compris comme individu abstrait), alors que – il faut bien le reconnaître- tout se passe comme si l’individu était lui-même condamné à être ce qu’il est, à se confondre avec son rôle, avec une identité qui lui est imposée comme un en-soi, comme une réalité existant par elle-même, que rien ne peut changer ?
Quand le penseur décrit la mauvaise foi comme une conduite naturelle de l’homme – du pour-soi-, qui est de mauvaise foi sinon le penseur ?
La contradiction est au centre de la réflexion du penseur..
Là où la réflexion sur lui-même conduit le penseur à comprendre l'action comme la “manifestation de soi”, et sa vie comme l'expression de son individualité singulière, la conscience qu'il prend de sa situation (de son rapport au monde) lui fait découvrir qu'il est condamné à “réaliser” son individualité en jouant un rôle, en devenant d'une certaine façon, étranger à lui-même.
L’aliénation apparaît à la réflexion du penseur comme le sens de la condition humaine, partagée, déchirée entre la manifestation de soi et l'impossible réalisation de l'individualité humaine dans la vie réelle, - dans cette existence ou cette histoire
- Comment la vie qui, pour un être humain, n'est rien d'autre que ce qui rend possible la manifestation de son individualité, rend-elle en même temps, impossible sa réalisation ?
Le penseur réfléchit une contradiction qui est au cœur de la conscience commune :
Chez tous ceux qui, ne sont pas directement victimes de l’exploitation, à un moment historique donné, la contradiction se manifeste entre ‘la possibilité d’une vie personnelle et la vie aliénée par les rapports sociaux, en premier lieu par le travail.. .Le drame se noue à partir du moment où l’individu prend conscience qu’il est contraint de se confondre avec sa fonction, avec tous les rôles que lui impose son appartenance sociale ( non seulement la vie professionnelle mais les relations sociales, la vie de famille etc.), alors qu’il aspire à une autre vie, faite de relations intersubjectives.
Pour comprendre la contradiction, vécue par l’individu comme une véritable dichotomie, il faudrait rendre compte de l’aliénation de l’individu à partir d’une réalité objective , l’aliénation des rapports sociaux, qui déterminent les conditions de l’existence ,
Mais, voici l’obstacle que rencontre le penseur :
;Expliquer la réification de l’individualité comme la conséquence historique de l’aliénation des rapports sociaux, ce serait non seulement soumettre l’homme aux déterminations du réel – à un déterminisme historique-, mais nier du même coup la liberté, c'est-à-dire, le pouvoir de « faire », ( que Sartre désignera comme la praxis) inséparable de la conscience que l’individu ( le penseur) prend de soi .
Dès lors, si l’on veut comprendre l’aliénation de l’individualité, c’est bien de la conscience d’être qu’il faut partir, - c'est-à-dire de l’analyse du pour-soi.
Or, que révèle l’analyse du pour soi ?
Dans la conscience que l’homme prend de soi ; il ne découvre pas une réalité extérieure à la conscience, mais un être qui lui renvoie son image figée dans un miroir
Tout se passe comme si le pour soi ne pouvait s’appréhender lui-même que sous la forme de l’en soi. A partir de ce moment, résoudre le problème des rapports de l'homme et du monde, c'est décrire comment se “ constitue ” la réalité humaine :
Il s’agit de comprendre comment l'individu singulier ne peut “ réaliser ” son individualité qu'à l'extérieur de soi en constituant un monde -un ensemble de rapports indépendants de lui- qui le rendent pour ainsi dire étranger à lui-même et lui interdisent d'être soi .
On est passé de la description des attitudes ou conduites humaines à l'ontologie, en montrant comment “ se constitue ” la réalité humaine, mais là est le paradoxe : l'ontologie se borne à déclarer : “ tout se passe comme si … ”, parce qu'il lui est interdit de comprendre le phénomène constitutif de la réalité humaine comme une genèse. L'homme étant un existant parmi d'autres, vouloir comprendre la genèse de l'individualité ce serait expliquer la réalité humaine comme le résultat d'une histoire, ce qui contredit la conscience que l'individu prend de lui-même comme étant l'origine ou le fondement de toutes attitudes que l'on peut décrire.
Pour échapper au matérialisme, qui prétend expliquer la réification de l’individualité par une réalité historique il n’était d’autre issue que d’avouer l’échec de l’ontologie
Voici l’aveu de Sartre ;
« Il s'agissait, explique-t-il, de comprendre les rapports de l'homme au monde, mais nous pouvons seulement dire : tout se passe comme si l'être -incréé, éternel, existant par lui-même, “en soi”-, avait besoin de l'homme, de la conscience (comme présence à) pour être. »
Il précise ;
« L'Ontologie se bornera à déclarer que “Tout se passe comme si l'en-soi (l'être existant, incréé, qui n'a pas besoin de fondement) devait pour se fonder lui-même se donner la modification du pour-soi (d'une conscience)
L’objet de la philosophie était de comprendre les rapports de l’homme et du monde. L’ontologie devait conclure la démarche en répondant à la question : -Qu’est-ce que l’être ? L’être est-il une réalité qui existe en soi indépendamment de la conscience, hors de la présence de l’homme ? Ou bien faut-il admettre qu’il n’existe de réalité que pour une conscience ? N’est-ce pas par la présence de l’homme qu’il peut y avoir un mpnde ?
Paraphrasons :
A moins de supposer l’intervention d’un Créateur, il faut commencer par poser que l’être existe en soi, incréé, éternel, par lui-même sans avoir besoin de fondement ; Dès lors, si l’on voulait répondre à la question posée par l’ontologie, il faudrait supposer que l’être en-soi, se donne lui-même la modification du pour-soi (d'une conscience. S’il existe bien une réalité qui n’a pas besoin de fondement parce qu’elle existe de toute éternité. Il faudrait admettre que cette réalité « produit » la conscience. On rencontrerait l’impasse philosophique du matérialisme.
C’est là précisément une supposition irrecevable, qu’on ne peut avancer qu’en la faisant précéder d’une locution qui lui dénie toute crédibilité..
L'Ontologie n’a rien d’autre à dire : elle se bornera à déclarer : Tout se passe comme si
Sartre, pour avoir affirmé la primauté de l’en-soi; doit , au terme de l’ontologie, inverser la démarche. Il faut supposer que l’être a besoin pour se fonder de se donner lui-même la modification (d'une conscience. mieux encore : que l’être a besoin de l'homme, de la conscience (comme présence à) pour être. »
4) Le processus idéologique
Sartre réfléchit l’expérience de l’aliénation vécue par la conscience commune à partir de la conscience de soi, dont la base est sa condition d’intellectuel. .C’est bien cette condition qui lui interdit de comprendre l’aliénation comme la réification de l’individualité par les rapports sociaux. S’il est vrai, en effet, que l’aliénation est un fait historique irréductible, (selon les termes de Sartre) pour le penseur rien ne permet de comprendre comment une réalité historique, qui existe en soi, indépendamment des individus, pourrait expliquer l’aliénation du pour-soi, d’une conscience. On ne peut jamais avoir affaire qu’à l’aliénation telle qu’elle est vécue par l’individu.
Si l’on part de l’individu abstrait ( qui ne peut vivre sa condition comme une aliénation économique) l’expérience vécue de l’aliénation est celle d’une vie sociale où chacun est prisonnier d’une situation qui lui impose un rôle ; une fonction, une, identité, pour tout dire une vie, qui, même s’il l’a choisie, le prive d’une autre vie :un temps libre, une vie personnelle< ;
Et, à moins de supposer qu’on puisse changer la réalité sociale, prédisant – en une vision eschatologique- un règne de la liberté où les hommes seraient maîtres de leur vie, il faut décrire cette aliénation comme la condition humaine
Parce que rien ne permet d’affirmer un sens de l’histoire, ni, non plus un non-sens dans la mesure où elle est écrite par les hommes ( par des individus qui sont les sujets de l’action), rien ne permet de comprendre l’aliénation comme un moment de l’histoire.,
L’ontologie ne peut plus avoir pour objet de comprendre les rapports de l’homme et du monde :;elle ne peut qu’expliciter l’expérience de l’individu en , décrivant la conscience qu’il prend de ces rapports: La philosophie ne peut que décrire ce vécu.
Si l’individu s’appréhende comme le sujet responsable de ses actes et de son existence, comment peut-il être victime de l’aliénation,, d’une certaine façon asservi à ses choix comme s’il n’en était pas l’auteur ?
C’est cette contradiction, inscrite au cœur;de la conscience commune, que l’ontologie traduit pat la locution « comme si » : On peut seulement dire : Tout se passe comme si l’homme dont l’essence se confond avec la liberté, avec le pouvoir d’agir, de produire sa vie, s’aliénait dans ses propres productions, dans ce qu’il a lui-même créé.
En voulant se donner l'être, en acceptant de “ réaliser ” le possible, d'ajuster nos espérances au périmètre de nos chances, n'est-on pas condamné à devenir autre que soi-même, victime d'une véritable aliénation ?
Si l'on décrit ces rapports (dont la description représente la quasi-totalité des 700 pages d'analyse de “L'Être et le Néant”), on constate que l'homme situe son individualité à l'extérieur de lui-même : il s'identifie pour ainsi dire à des réalités qui sont indépendantes de lui : les objets qu'il possède, les images que les autres sefont de lui, les fonctions qu'il exerce, ses particularités biologiques, caractérielles, sexuelles, etc … ; ou bien il se confond avec les choses qu'il se représente : le passé auquel il se rattache, l'avenir où il se projette, le bonheur ou la tragédie du présent.
Encore une fois, tout se passe comme si, l'individu, pour être lui-même, était contraint de s' “ objectiver ”, de “ devenir ” soi-même un autre.
Voici le miracle, ou, plus exactement le tour de prestidigitation :
Ce qui est le vécu de l’individu devient l’être de l’homme ; L’aliénation n’est pas une réalité économique et sociale, où les conditions d’existence déterminent les contours et les limites de l’individualité. C’est le drame inhérent à l’homme qui ne peut manifester sa liberté qu’en l’objectivant, en l’investissant, au travers de ses projets, dans une réalité qui le dépasse et lui devient étrangère, qu’il doit sans cesse « transcender »
Ce drame est la marque de la finitude de l’homme.
Sartre a pu ainsi élaborer sur la base de son expérience propre, un concept de l’existence où l’aliénation de l’individu dans ses propres productions ( les structures qu’il a lui-même produites) a pour contre-face la liberté, c'est-à-dire la possibilité de nier ce qui l’aliène pour dépasser l’en-soi par le projet ; manifestation intempestive du pour-soi qui inaugure la temporalité.
Mais quel projet ? Une fois éclairée la structure de l’existence, la question reste posée au philosophe à laquelle c’est à nouveau l’ontologie qui doit permettre de répondre
: Comment comprendre la condition humaine ? Y a-t-il un sens de l’existence ?
5) Voici la dernière étape de l’ontologie : Le retour à la source chrétienne
la dernière étape
La description de nos conduites -dans le domaine de l’Avoir-, sur le plan du Faire -connaissance ou action- nous révèle le: projet fondamental – originaire- de l’existence humaine qui n’est que l’expression essentielle de l’être même de l’homme.
Parce qu’il n’est pas ce qu’il est, toujours séparé de l’être,, le projet de l’homme est d’être en tant que pour soi un être qui soit ce qu’il est. »
« Le pour-soi est un être dont l’être est en question dans son être sous forme de projet d’être. ».
Dans la tentative de se donner l'être qu'il n'a pas, d'être “ pour soi” ce qu'il est (en-soi - pour-soi) il faut reconnaître en l'homme, comme le moteur de son existence, le projet “ irréalisable ” d'être Dieu.
Dieu n'est pas la projection par l'homme de son essence, mais bien le projet de son existence.
.Jean-Paul Sartre écrit cette phrase étonnante :
“ Toute réalité humaine (toute créature humaine) est une passion en ce qu'elle projette de se perdre pour fonder l'Être, et du même coup pour constituer l'En-Soi qui échappe à la contingence en étant son propre fondement : L'ens causa sui (l'être cause de soi = Dieu). Ainsi la passion de l'homme est-elle inverse de celle du Christ, car l'homme se perd en tant qu'homme pour que Dieu naisse. ”
“ Le retour à la source chrétienne
se perdre pour fonder l'Être, et du même coup pour constituer l'En-Soi.
C’est à travers cette formule que Sartre retrouve la source chrétienne de l’idéologie philosophique
Rien n’est plus instructif que de rapprocher la démarche de Sartre de la réflexion de Simone Weil dans « La pesanteur et la grâce »
Voici les moments de la méditation
1°le moment du cogito et l’appréhension du néant
Rien au monde, écrit-elle, ne peut m'ôter le pourvoir de dire “Je”. Mais qui suis-je ? Sans l'avenir où nous nous projetons, sans le passé où nous nous imaginons, si nous pouvions n'être dans l'instant que ce que nous sommes, nous ne serions à proprement parler “rien”. L'homme n'a pas d'être, il n'a que de l'avoir. ”*
2° l’illusion de nos liens avec le monde
-C'est le désir qui investit les objets d'une valeur, d'une réalité empruntée. . Une fois que l'objet est “possédé”, je découvre qu’: il n'y avait à proprement parler “rien”. C'est notre attachement - qui confère à l'objet une réalité, c'est à dire une valeur, qu'il n'a pas.
, le vide est le moded'existence des objets du désir ».
- les sentiments, nous font vivre sur le mode de l'imaginaire. Puis-je dire qui j’aime ? C'est mon attachement -mon amitié ou mon amour- qui constituait toute sa “réalité «Amour imaginaire pour les créatures ».
». L'action elle-même est une illusion : L'acte n'est que ce simulacre par lequel je me donne une réalité, un être que je ne “suis” pas. Quand nous croyons agir, nous sommes en réalité immobiles...Actes effectivement accomplis et cependant imaginaires
3° Le non sens de la vie
Nous sommes des êtres connaissant, voulant et aimant ; et, dès que nous portons l'attention sur les objets de la connaissance, de la volonté et de l'amour, nous reconnaissons avec évidence qu'il n'y en a pas qui ne soient impossibles …
Notre vie est impossibilité, absurdité. ”
4° La découverte de l’aliénation
Mon attachement au passé, ma projection dans l'avenir - la structure même du temps ne sont là que pour me voiler le vide
« Le temps, a proprement parler n'existe pas (sinon le présent comme limite) et pourtant c'est à cela que nous sommes soumis. Telle est notre condition : nous sommes soumis à ce qui n'existe pas , ce à quoi nous sommes soumis, cela n'existe pas., nous sommes réellement attachés par des chaînes irréelles. »
“
Voici la problématique ;« Chercher à tirer au clair d'une manière précise le piège qui a fait de l'homme l'esclave de ses propres créations. »
Ce piège, c’est une expérience commune véécue par les penseurs de ce temps qui porte le nom d’aliénation
Les pages d'analyse de “L'Être et le Néant et les réflexions de Simone Weil se rejoignen
Tout se passe comme si l’homme, qui n’a pas d’essence, qui n’est « rien » pour soi, lorsqu’il agit, s’aliénait dans ses propres productions, dans ce qu’il a lui-même créé.
En voulant se donner l'être,l'homme: s'identifie: aux objets qu'il possède, aux images que les autres sefont de lui, aux fonctions qu'il exerce,; mais aussi au passé auquel il se rattache, à l'avenir où il se projette, à la durée illusoire du présent.
Encore une fois, tout se passe comme si, l'individu, pour être était contraint de s'objectiver dabs les choses.
La prise de conscience de cette illusion , en quoi consiste l’aliénation motive la démarche de Simone Weil
« Nous naissons et vivons à contre sens… par un renversement de la hiérarchie, la première opération est le retournement, la conversion ».
La dénonciation de l’illusion , par quoi nos liens avec le monde nous dissimule notre néant conduit droit au renoncement :
« Une fois qu'on a compris qu'on est rien, le but est de devenir rien …
renoncement, imitation du renoncement de Dieu dans la création ».
Se vider du monde. Revêtir la nature d'un esclave. Se réduire au point qu'on occupe dans l'espace et dans le temps. A rien. »
C’est le renoncement qui conduit à la conversion
Si on arrive là, on est tiré d'affaire. Car Dieu comble le vide ».
: Si l'individun'est rien en dehors des liens qui l'attachent à ce qui n'existe pas, à un “monde” qu'il a lui-même produit, dont il est prisonnier : c'est en renonçant à l'illusion d'être soi-même (comme quelqu'un d'autre) ; c'est en abolissant la pesanteur de ces liens, en allant jusqu'à -par une longue ascèse- “ se décréer soi-même ” qu'on peut laisser place à la grâce, manifestant la présence de Dieu.
A mesure que je deviens rien, je restitue à Dieu la réalité qui s'affirmait en moi
.Si la passion de l'homme qui constitue sa vie consiste à vouloir se donner l'être (qui n'appartient qu'à Dieu), il doit -comme le Christ, renoncer à “ être ” (un homme) pour laisser place à Dieu.
: “Dieu qui nous donne l'être, il aime en nous leconsentement à ne pas être “Alors” il s'aime à travers nous. Notre existence n'est faite que de notre consentement à ne pas exister.
.Si l’on rapproche la formule de Sartre de la formulation mystique de Simone Weil, en quoi la passionde l'homme est-elle, comme l’écrit Sartre, inverse de celle du Christ, car- pour Sartre comme pour Simone Weil - l'homme se perd en tant qu'homme pour que Dieu naisse. ”*
Pour comprendre le sens et la portée du retour de la philosophie à la source chrétienne, il faut découvrir ce qui sépare la philosophie mystique de la réflexion existentielle
La démarche philosophique de Simone Weil , comme toute philosophie mystique,commence en réalité par la foi.
Comme le note Ricoeur à propos de la démarche de Saint Augustin : L’affirmation de l’éternité semble naître de la conscience de la négativité du temps, comme l’exigence de combler le vide ouvert au cœur de l’homme par la conscience de soi, comme une question en suspens, que pose une conscience angoissée.. Mais, de fait, dès le début de sa méditation, Saint Augustin détient et développe la réponse à la question : La « négativité » que le temps ouvre au coeur de nous-même ne prend son sens que par l’affirmation de l’éternité .
Le secret du malheur de l’homme, c’est la transcendance de l’Etre. Le christianisme permet de comprendre en même temps la « présence totale » de l’Etre et son absence pour l’homme : Deus Absconditus.
Le fonds indo-européen de toutes les religions permet d’expliquer cette absence comme le voile de l’illusion, qui tout entière, naît de la diversion, du détournement de la créature et de son attachement aux choses, au Multiple, aux « phantasmes » des êtres particuliers.
La conversion, d’abord renoncement, puis retournement, restaure la présence de l’Etre avec lequel l’individu se confond, en lequel s’abolit la particularité, la singularité illusoire de son existence.
Hors de la conversion, point de salut : l’homme est condamné à poursuivre indéfiniment sa quête de l’Etre aux travers de la multiplicité phantasmatique des
De Simone Weil à Jean-Paul Sartre, d’une philosophie « mystique » à une philosophie « athée », que se passe-t-il quand la philosophie moderne, , proclamant « la mort de Dieu », dénonce l’idée de Dieu comme la suprême illusion : Non pas une idée fausse mais une illusion nécessaire, inscrite au cœur même de l’homme, dans la structure de l’existence.
La transcendance n’est plus celle d’un Etre qui dépasse cet être particulier qu’est l’homme, -sa créature- lequel doit rejoindre Dieu au terme d’une d’une ascèse.
La transcendance est la poursuite par l’homme de son être. De verticale, elle est devenue horizontale : Au lieu d’une quête de l’infini par l’être fini, elle est la poursuite indéfinie par l’homme de l’être qu’il n’est pas.Ce contre-sens de l’existence trouve son fondement non pas dans la séparation d’avec l’Etre, mais dans quelque fatalité de l'existence, -mouvement incessant et vain qui nous conduirait de projet en projet, à travers chacun des horizons configurés par le néant de notre vie, jusqu'au fiasco de la mort.
« Le piège qui a fait de l'homme l'esclave de ses propres créations. » selon l’expression de Simone Weil, ne se trouve pas dans la déréliction de la créature prisonnière de l’attachement aux choses, mais dans une dialectique qui trouve en l’homme son fondement.
Dans la dimension philosophique du christianisme la finitude de l’homme, en renvoyant à la transcendance d’un dieu, conférait sens à l’existence humaine éclairée par l’espérance du salut, d’une autre vie.
Là où la négativité renvoyait à la transcendance, où la révélation de l’existence d’un Dieu personnel venait combler le vide ouvert au cœur de l’homme par la conscience de soi, la « bonne nouvelle » délivrait la conscience malheureuse en traçant le chemin de la rédemption.
Quand, proclamant la mort de Dieu, “L'Être et le Néant”, définit l’être de l'homme, par le seul pouvoir de néantiser le monde, hanté par le projet impossible d'être Dieu, ne lui fallait-il pas conclure, en dénonçant l'illusion de la; transcendance, à l'absurdité du monde,au non sens de l’existence?
Alors que l’homme n’a pas d’essence, alors que l’existence est synonyme de contingence, lorsque, selon l’expression de Sartre, dans l’entreprise de produire sa ; vie, l’homme découvre qu’il est prisonnier de ces liens par quoi il constitue le monde
-Comment peut-on encore parler de l’homme ? -Comment l’existence peut-elle avoir encore un sens ?
C’est l’évolution historique de l’après guerre, ouvrant la perqpective d’un nouvel humanisme qui conduit Sartre à réviser le sens de l’existentialisme
Le résultat de l'ontologie phénoménologique n'est pas, comme “L'Être et le Néant pourrait le faire croire ” (dixit Jean-Paul Sartre dans la “Critique de la Raison Dialectique”) la révélation du non-sens de l'existence mais bien plutôt le constat du contre-sens que nous mettons en œuvre dans notre vie, pour nous dissimuler une liberté qui fonde notre responsabilité plénière.
La nécessité où le contre-sens prend racine, est celle d'une vocation spécifique de l'homme dont l'existence se définit par “ l'entreprise de produire sa vie ”, en “s'objectivant” dans un monde.
Nous sommes pris (au risque d'être prisonniers) dans une dialectique de la vie inhérente à l’être humain par laquelle l'homme doit toujours remettre en cause la réalité qu'il a lui-même produite pour lui donner un sens dont il doit savoir qu'ayant agi sans preuve, il est seul à pouvoir en “rendre compte ”.
Nous ne sommes pas “ condamnés à une liberté ” qu'il faudrait exercer sous menace de mort, pour sauver notre vie et notre être du néant., mais voués à un libre arbitre, qui est le pouvoir de dépasser toute détermination du réel qui n’est rien d’autre que la situation où nous sommes engagés ; C’est ce pouvoir auquel il faut donner le nom de transcendance.
Ne peut-on aller jusqu’à dire que, d’une certaine façon, l’homme a pris la place de Dieu ?
Voici le secret de ce retour de la philosophie à la source chrétienne
La description phénoménologique des 700 pages de L’être et le néant a découvert l’aliénation au cœur de toutes les conduites humaines de toutes « les attitudes du pour-soi »- c’est le concept de finitude, emprunté au christianisme, qui permet de penser, l’aliénation comme l’essence de la condition humaine
Foucault l’a clairement exprimé :
Pour sauver l’humanisme l’existentialisme, a fait de l’homme le fondement de sa finitude
Nota :
Avec les concepts et le style qui lui sont propres Foucault a remis à sa place l’existentialisme :
" Le souci que cette philosophie a de l'homme et qu'elle revendique non seulement dans ses discours mais dans son pathos, le soin avec lequel elle tente de le définir comme être vivant, individu au travail ou sujet parlant, ne signalent que pour les belles âmes l'année enfin revenue d'un règne humain; en fait, il s'agit, et c'est plus prosaïque et c'est moins moral, d'un redoublement empirico-critique par lequel on essaie de faire valoir l'homme de la nature, de l'échange, ou du discours comme le fondement de sa propre finitude. En ce Pli, la fonction transcendantale vient recouvrir de son réseau impérieux l'espace inerte et gris de l'empiricité ; inversement, les contenus empiriques s'animent, se redressent peu à peu, se mettent debout et sont subsumés aussitôt dans un discours qui porte au loin leur présomption transcendantale. Et voilà qu'en ce Pli la philosophie s'est endormie d'un sommeil nouveau ; non plus celui du Dogmatisme, mais celui de l'Anthropologie."
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Conclusion : Le sens et la portée de la démarche
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