Approche :
Se contredire, c’est dire à propos de ( ou au sujet de…) de telle ou telle chose le contraire de ce que l’on affirmait l’instant d’avant ; par exemple affirmer que le ciel est gris, alors que j’affirmais il y a un moment que le ciel est bleu. De deux choses l’une : Si la première proposition est vraie la seconde est fausse et réciproquement ; elles s’excluent l’une l’autre.. Tout se passe comme si j’avais parlé pour ne rien dire, puisque la seconde affirmation n’est que la négation de la première
On peut énoncer ainsi le principe de non contradiction qui préside à la cohérence de la pensée et rend possible le dialogue: Si l’on veut parler vrai, être cohérent avec soi-même, on ne peut affirmer d’une chose qu’elle est et qu’elle n’est pas en même temps et sous le même rapport : Si j’affirme que le ciel est bleu, je ne peux affirmer qu’il est non-bleu
Je peux affirmer bien d’autres choses du ciel, par exemple qu’il est immense ; mais, quant à - sous le rapportde - la couleur, je ne peux dire qu’il n’est pas bleu.
Mais, dira-t-on, le ciel peut effectivement être gris. Certes, mais cela veut dire que le temps a changé. Ce que dit le principe de non-contradiction, c’est précisément que dans le même temps une chose ne peut être autre, différente d’elle-même.
Dans les Etudes philosophiques, Marx et Engels notaient : « le monde est un enchevêtrement infini de relations et d’actions réciproques, où rien ne reste ce qu’il était et comme il était, mais où tout se meut, change, devient et périt. »
La question est posée : - Y a-t-il une seule chose concrète qui ne soit pas soumise au changement, qui ne soit sans cesse différente d’elle-même, présentant tel aspect puis tel autre ?
L’espace et le temps, qui sont les deux grandes catégories qui permettent de penser le monde comme une réalité extérieure à la pensée, nous interdisent de penser toute réalité - toute chose appartenant au monde - comme identique à elle-même : Par le mouvement dans l’espace, la chose n’est plus là où elle était ; dans le changement, qui est devenir dans le temps, ce qui était maintenant n’est plus (n’existe plus).
Autrement dit la négation est au cœur de l’être que la pensée posait comme identique à lui-même.
1ère PARTIE : La place de la contradiction dans la réflexion philosophique
1) Le débat est ouvert dès la naissance de la philosophie entre les physiologues et l’éléatisme
La réflexion sur le mouvement qui est la catégorie la plus élémentaire et la plus universelle de la nature révèle une contradiction en acte : Comme l’écrit Hegel (S.L II, p82) « quelque chose se meut seulement en tant que dans un seul et même instant il est ici et non ici ». : ici et ailleurs. Si une chose au même instant est et n’est pas ici, comment penser son identité ?
Le devenir, qu’il s’agisse du mouvement ou du changement, que l’on voudrait confondre avec la nature est à proprement parler impensable, si l’on entend par pensée la connaissance d’un objet.
C’est le débat que Parménide engage avec les physiologues qui identifiaient l’être avec la phusis, ce lieu indéterminé - cet apeïron - où les éléments se transforment les uns dans les autres ou se combinent entre eux pour donner naissance à un univers qui a en lui-même sa raison d’être.
Parménide
La formule de Parménide : “Pensée et objet de pensée sont une seule et même chose “(trad. Burnett), peut se traduire ainsi“C’est la même chose qui est donnée à penser et qui est l’objet auquel la pensée s’applique car sans l’être dont elle est l’expression, tu ne trouveras plus l’acte de penser. »
Cela signifie que l’être auquel la pensée s’applique ne saurait être ni les mouvements et changements qui constituent les phénomènes naturels, ni le devenir qui exige de penser le passage du néant à l’être - parce qu’il faudrait pouvoir penser le non-être.
« Non, tu ne plieras pas l’être au non-être. »
Cette interdiction est lourde de conséquences : dans la mesure où la négation appartient à la description du mouvement, du changement, du devenir (ce qui n’était pas existe maintenant, ce qui existe maintenant ne sera plus), il faut dire que l’être ne comporte ni temps ni mouvement. Il est intemporel et immuable. De lui, on ne peut dire « il était, il sera », mais seulement « il est », sans temps verbaux. On ne peut donc plus dire : « il devient, mais il est même que soi ». Que se passe t-il dans le monde et quelles sont les causes ? De cela, on ne peut rien dire
Ainsi la réflexion de Parménide est bien une pensée anti-dialectique dans la mesure où à la différence des physiciens, il exclut toutes contradictions dans l’essence des choses (laquelle les rendraient impensables).
En outre, si l’être et la pensée sont la même chose, si un pacte semblable se noue entre le mouvement et le simple apparaître, une nouvelle dichotomie se dessine, celle du savoir vrai ou science, par rapport à l’opinion où règne l’apparence.
Deux couples d’oppositions se constituent ainsi : être et devenir, savoir et opinion. La question du connaître est subordonnée à celle de l’être, comme la science l’est à l’être vrai et l’opinion au paraître et à l’être mensonger.
Les Grecs ont tenu leur théorie de la science et de l’opinion dans le cadre de l’ontologie et ne l’ont jamais élaborée dans une « théorie de la connaissance » distincte, se contentant d’affirmer non seulement la transcendance de l’être au devenir, mais aussi celle de la science à l’opinion.
Zénon
Si l’on en croit Platon ( Parménide 128 cd), les arguments de Zénon d’Elée sont destinés à apporter soutien à la thèse parménidienne, qui affirmait l’unité et la continuité de l’être, en réfutant la thèse pythagoricienne qui voulait qu’une grandeur géométrique comme une ligne fût composée de points. Les « paradoxes » - celui d’Achille comme celui de la flèche - consistent à montrer qu’en divisant la ligne - ce « maintenant » - en deux et ainsi de suite à l’infini, le mouvement du mobile finit par se réduire à une série de positions immobiles. Autrement dit, la logique est sauve, mais le mouvement comme tel est devenu impensable.
L’être, qui est l’objet de la pensée est donc « un, continu, immuable »
- ce qu’il fallait démontrer !
Une leçon perdue : Héraclite d’Ephèse
La réflexion du poète découvre comme l’essence des choses, au coeur de toute réalité physique ou humaine, une dualité de contraires, inséparables l’un de l’autre, dont la contradiction est génératrice de toutes choses.
Retenons, pour commenter la pensée d’Héraclite, le seul Fragment.43
“Homère avait tort de dire : puisse la discorde s’évanouir entre les hommes et les choses car tout périrait sans la discorde.”
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Autrement dit, selon Héraclite, la discorde, c’est à dire la contradiction est le principe du développement : ce qui nous apparaît comme un flux erratique, c’est un mouvement qui a sa loi en lui-même, réalisant l’unité des contraires.
-Qu’est-ce donc que le monde pour Héraclite :
Feu éternellement vivant qui s ‘allume et s’éteint avec mesure”
Autrement dit, le feu n’est pas un élément qui se transforme pour donner naissance aux autres éléments qui constituent le réel (comme l’eau pour Thalès) ; le feu vivant qui se transforme, qui se développe en d’autres subsiste parce qu’il est la loi de ces transformations. Le feu est considéré non comme un élément parmi d’autres mais comme le principe de tous les changements..
Et, si le monde se présente à nous comme un univers ordonné, c’est -sans que nous le sachions- « l’harmonie de tensions opposées comme celle de l’arc et de la lyre »
Les changements erratiques du concret ne sont que l’apparaître ; le contenu du devenir c’est la lutte des contraires que le monde lui-même suscite pour trouver son unité.
Il s’agit d’un véritable progrès de la pensée matérialiste dans l’élaboration du concept de nature.. Pour Héraclite le feu n’est pas un élément à partir duquel on pourrait assister à la génération des autres mais il est la loi interne –la raison, le principe, la source- du changement.
Cette idée matérialiste est profonde : la vision prophétique d’Héraclite identifie la matière et le mouvement.
La pensée grecque ne pourra développer cette vision d’Héraclite parce que seule la géométrie et l’astronomie ont un statut de science, qui ont affaire à des objets immuables. Et en même temps, de façon plus décisive encore, la formation de la Cité grecque va mettre un terme à toute pensée matérialiste de la nature pour lui substituer une réflexion sur le langage.
Dès ce moment, avec Platon, la pensée d’Héraclite va réapparaître comme un élément dans un débat idéologique : elle va servir à montrer que, à la différence des Idées ( qui sont immuables ), le monde sensible ( celui qui est donné à nos sens ) n’est qu’un flux d’impressions, un devenir sans lois, un chaos auxquels l’esprit ( grâce aux idées) va imprimé un ordre .
Tout se passe comme si, pour avoir reconnu la contradiction dans les choses - dans la réalité concrète, le penseur, qui est en même temps géomètre, était conduit à concevoir l’objet de la pensée comme le réel véritable, et la connaissance comme la saisie des idées : des propriétés immuables des choses.
2) La voie royale de la philosophie : Platon
C’est Platon qui reprenant la réflexion sur le langage va tenter de réconcilier l’idée parménidienne de l’unité de l’être qu’exige la connaissance et la multiplicité de choses, telles qu’elles nous apparaissent sous la forme d’un monde sensible.
Platon ouvre la voie royale de la philosophie
Platon retient la leçon de Parménide : il ne saurait y avoir de pensée que si l’objet de la pensée est l’être qui est un, immuable, échappant aux changements et au devenir. :
Qu’est-ce qui me permet d’affirmer qu’une chose est ce qu’elle est et non pas une autre, si ce n’est l’idée que je possède, qui me permet de penser ensemble une multiplicité de choses concrètes toutes différentes les unes des autres ?
La connaissance qui est déjà à l’oeuvre dans le langage fait abstraction des propriétés sensibles et sans cesse changeantes de cet objet-ci pour ne retenir les propriétés communes à plusieurs objets qui constituent leur nature propre, leur essence. L’essence est cette réalité qui est l’objet de la pensée.
L’être véritable, le véritablement étant, c’est l’eidos, à la fois périmètre de réalité et contour d’intelligibilité. Les Idées sont « véritablement étant » ; il ne leur manque rien dans l’ordre de l’être. Ce qu’on appellerait aujourd’hui les choses existantes sont seulement l’image ou l’ombre de ces essences-existantes ; ce sont donc de moindres êtres, qui n’ont aucunement le privilège d’exister qui ferait défaut aux Idées. Nous sommes donc à un stade où l’être en tant qu’Idée est indistinctement essence et existence.
La dialectique, qui apparaît d’abord comme la technique du dialogue, ou l’art de la dispute, tel qu’il a été développé et fixé dans le cadre de la pratique politique propre à la cité grecque, a rapport au Logos, qui n’est pas seulement pour les Grecs le discours ou la raison, mais un principe essentiel de détermination du réel et de la pensée. Si l’on analyse la mise en œuvre de cette technique dans les premiers dialogues platoniciens, on découvre que le dialogue n’est pas une simple technique de discussion, parce qu’il constitue une recherche : ce qu’on se propose c’est de dire « ce qu’est » (o esti ) la chose dont on parle, soit le substantif « ousia », c’est à dire l’essence.
La dialectique est définie comme une connaissance anhypothétique des réels intelligibles (les « Idées »), « art royal » (Euthydème, 291bc), s’il en est.
Il s’agit d’une connaissance qui s’impose à toute pensée, où l’essence est saisie directement. Il s’agit d’une logique fondée sur une ontologie, un logos qui trouve dans l’être des choses son fondement,
Cette primauté des idées est illustrée par l’Allégorie de la Caverne. Mais on sait où conduit l’Ascension : Si, à mi-chemin de l’ascension, les idées apparaissent comme les « êtres véritables », dont les choses sensibles ne sont que les ombres, la question reste entière de savoir ce qu’est l’être qu’il faut accorder à ces réalités « idéelles ».Il faut bien avouer que la réponse à cette question dépasse l’entendement( comme le constate Glaucon : il y a là une hyperbole, un bond). Force est d’admettre que ce qu’on appelle « être » est au-delà des essences, qu’il dépasse « en ancienneté et en puissance », analogue au soleil dont la lumière produit et éclaire les choses. C’est cette lumière que nous nommerons : l’idée du Bien.
Il faut énoncer l’aporie :
Si l’être appartient à l’essence, comment peut-on dire ce qu’est un être concret, lui attribuer une essence, alors qu’il n’est pas ce qu’il est : toujours autre que lui-même ?
Par exemple, si la grandeur existe comme un être véritable (et il en est bien ainsi puisque la géométrie existe), comment puis-je attribuer la grandeur à un individu concret tel que Socrate, alors qu’il est tantôt petit lorsque je le vois aux côtés d’Alcibiade et tantôt plus grand lorsque je le compare à Simmias ?
Et, pourtant je ne pourrais pas dire que Socrate est grand si je ne possédais pas l’idée de grandeur ; comment en effet forger cette idée à partir de mon expérience sensible où un être n’est grand ou petit que par rapport à un autre ?
Si les idées sont l’être véritable, il faudrait imaginer la participation des choses sensibles à l’être, Or, cette participation est pleine de difficultés et de paradoxes, que Platon, premier critique de Platon, se plaît à accumuler dans le dialogue qui porte de façon significative le nom de Parménide.
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C'est cette aporie qui conduit Platon, dans leSophiste et la seconde partie du Parménide,à une révision d’ensemble du problème des rapports du langage avec l’être.
La solution passe par un véritable « parricide » à l’égard de notre père Parménide.
La question de l’erreur impose une révision, qui semble ne concerner d’abord que le langage : il apparaît que le « nom » n’est pas le tout du langage ; ce tout, c’est
l’entrelacement des noms et des verbes dans le discours, lequel seul peut être vrai ou faux.Dès lors, l’énigme de l’erreur, c’est que le discours, qui est toujours « discours de quelque chose », peut être discours de quelque chose qui n’est pas..
Cette révision, en apparence limitée au langage, a une répercussion dans la doctrine de l’être : le non-être de l’erreur exige alors de poser l’« autre que l’être », avec autant de force que l’être, lequel, par choc en retour, paraît aussi obscur que le non-être. Cet aveu constitue le véritable « parricide » à l’égard de notre père Parménide.
Il faut instituer un nouveau discours ontologique qui pose l’être non plus comme essence des choses, comme existant en soi et pour soi dans les idées, mais bien comme une catégorie - un grand genre - qui permet la communication des idées entre elles dans le discours. C’est ainsi que Platonesquisse la dialectique des cinq grands genres, dialectique dans laquelle l’Idée d’Être n’est plus la seule idée fondamentale, mais une catégorie parmi d’autres.
Ni essence, ni principe, l’être est un des « grands genres », de ceux qui ont le plus d’extension et circulent à travers toutes les réalités.
L’être n’est pas le premier genre. En effet, chaque chose, dès le moment où elle existe, est nécessairement soit en mouvement, soit en repos. L’être ne s’identifie ni au mouvement ni au repos mais il peut leur être attribué, et eux à lui. L’analyse du discours que nous développons au sujetde chaque chose concrète, implique donc la mise en œuvre de ces trois genres.
Mais, si aucun de ces trois genres ne perd sa nature du fait de ces attributions, c’est que chacun participe au même. On ne peut dire en effet à la fois qu’une chose est en mouvement et en repos. Si l’on attribue le mouvement à une chose, on ne peut lui attribuer en même temps le repos, et réciproquement. Le même est donc un quatrième genre.
Allons plus loin : - Comment peut-on dire d’une chose qu’elle est la même, quand on dit qu’elle est en mouvement ou en repos ?- Si une chose ne peut différer d’une autre par elle-même (elle ne peut être en elle-même en mouvement et en repos !), pour penser qu’elle est la même, il faut une cinquième catégorie : l’altérité. On ne peut dire d’une même chose qu’elle est tantôt ceci, tantôt cela, que parce que la différence existe, comme une catégorie qui nous permet de penser l’identité d’une chose comme rapport à autre chose.
Qu’en résulte-t-il pour l’être ?
Dans la mesure où l’être n’est pas tous les autres, il est, sous ce rapport, non étant ; mais, précisément, la manière qu’a l’être de ne pas être, ce n’est pas d’être rien, c’est de ne pas être les autres. L’autre, qui n’est pas une relation extérieure aux termes qu’elle relie, affecte chaque être d’un non-être qui n’est pas le contraire de l’être, le néant, mais l’autre.
Parvenus à ce point de la dialectique platonicienne, il nous faut poser la question : Platon est-il vraiment tuer son père Parménide ?
A travers l’analyse du langage, la contradiction a-t-elle trouvé droit de cité dans la pensée ? Y a-t-il place dans la réflexion philosophique de Platon pour une logique dialectique ?
Force est de répondre par la négative.
Pour cette simple raison qu’aux yeux de Platon l’essence des choses, entendue comme nature idéelle de la chose, identifiée à ses seules propriétés nécessaires réside tout entière dans le concept. Et, la connaissance rationnelle - epistémè - est la saisie intuitive des essences.
L’analyse du langage n’a d’autre but que de rendre compte de la participation : Si les choses sensibles - des réalités concrètes, multiples - peuvent participer aux essences (aux réalités idéelles), sans que pour autant l’être des idées cesse d’être un et immuable, c’est qu’elles sont soumises dans le discours à certaines catégories ( ou : structures) de la pensée.
Reprenons l’exemple de Socrate : Quand on dit qu’il est grand par rapport à Simmias et petit par rapport à Alcibiade, il ne participe à la grandeur qu’au travers de ce rapport : c’est donc l’existence de l’autre qui le contraint de participer aussi au même : De même, il n’est pas contradictoire de dire qu’une chose reste la même quand elle est en mouvement, parce que la catégorie du mouvement n’est pensable que comme le contraire du repos.
Mêmeté et altérité sont deux catégories de la pensée qui permettent d’affirmer une chose et son contraire, plus exactement d’attribuer à une même chose ( à un même sujet) deux prédicats contraires ; la copule « est » qui relie le sujet au prédicat est une liaison logique, qui n’a aucune valeur ontologique.
L’affirmation des contraires qui permet de dire d’un être concret qu’il n’est pas ce qu’il est, - qu’il est autre que lui-même, serait une contradiction, si le verbe être renvoyait à l’existence de la chose..
Le jugement est précisément cet acte qui permet d’attribuer un prédicat à un sujet, sans préjuger si cette attribution est fondée dans l’être : Tel est le domaine de l’opinion - de la doxa - intermédiaire, entre l’ignorance (ou la sensation) et la science véritable , elle est cette activité de l’âme qui, à travers l’« embarras », et la « recherche », et par le moyen du « discours », « s’applique seule et directement à l’étude des êtres » (Théétète, 187 a).
Elle peut donc être vraie ou fausse dans la mesure où cette activité de l’âme n’a pas affaire directement à l’essence des choses, mais, aux prises avec les contradictions du sensible, ne connaît les choses qu’en établissant par le discours un rapport entre elles, qui leur permet de participer aux idées.
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Nota :
Reste pourtant à savoir si l’on peut dire et penser ce qui n’est pas. Si certains êtres peuvent entrer dans de multiples relations et demeurer eux-mêmes, éternellement, comme les réalités en soi, ou temporairement, comme les choses qui en participent, certains n’ont pour être que d’être autres relativement à un autre. Ce sont les images et les simulacres, en particulier ces simulacres que sont les discours faux. Ils ne sont pas rien, ils existent, mais ils ne participent à l’être qu’en participant à l’autre. La fausseté consiste à prendre pour la chose même ce qui est autre qu’elle, l’image qu’on en produit en l’imitant, en la peignant ou en en parlant: elle est une connaissance immédiate et totale du réel, donnée, hors de tout raisonnement articulé, dans une intuition directe.
Et, il n’est pas étonnant dans ces conditions que les interlocuteurs de Socrate n’en puissent donner une définition
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Avec Platon - et pour longtemps - la réflexion philosophique exclut de la connaissance vraie la pensée de la contradiction, qui apparaît comme le mode d’existence de la nature : le lieu où toute chose se meut, change, devient et périt.
Le langage, inventé par les hommes, est la médiation qui leur permet d’établir des liaisons logiques en les faisant participer aux essences à travers le discours : le jugement , en reliant par le verbe être un prédicat à un sujet, attribue à chaque chose qui n’est pas en elle-même, une qualité, une propriété, qui lui confère une identité permettant de dire « ce qu’elle est ». ( dans le risque de la doxa).
( ce procès de la connaissance, passant par la dénomination, la définition et la figuration, qui permet d’attribuer à une chose une qualité qui lui tient lieu d’essence, est analysé par Platon dans la Lettre VII).
En conférant la vraie réalité aux idées, n’a-t-on pas exclu de la connaissance rationnelle, ce qui seulement existe : la réalité concrète, qui est toujours une chose singulière ?
3) Aristote et l’élaboration de la logique
C’est le point de départ de l’ontologie d’Aristote : Ce qui est fondamentalement, ce ne sont pas les idées, mais les individus concrets : Callias, cet arbre, ce temple.
Une ontologie du concret (chose, être vivant, personne) remplace une ontologie des entités intelligibles (êtres mathématiques et êtres éthiques).
Mais, si l’être n’appartient qu’aux individus concrets, que dire de l’être en général ?
D’une autre manière que Platon, énumérant et ordonnant les cinq grands genres, Aristote note que « l’être se dit de multiples façons » ; il y a une polysémie – une signification multiple – du mot « être ».
L’analyse de ces significations multiples se règle sur les différentes « figures » de l’attribution (d’où le nom de catégories) ; selon la suite des catégories, être veut dire successivement : substance, qualité, quantité, relation, etc. Ce qui est remarquable dans l’articulation de cette série, c’est que l’être ne constitue pas un genre par rapport aux termes de la série, parce que ces termes renvoient de façon ordonnée au premier terme. Or, ce terme unique auquel les autres significations de l’être renvoient, c’est la substance qu’ Aristote désigne par ousia.
L’ousia est en effet la première catégorie, en ce sens qu’il faut que quelque chose soit et soit déterminé pour avoir qualité, grandeur, relation, lieu, temps, etc. ; être-ceci précède être-tel, etc. Car, pour avoir qualité, grandeur, relation, etc., une chose doit demeurer ce qu’elle est, subsister sous la diversité de ses déterminations. (. la notion contenue dans le mot latin substantia est déjà sous-entendue)
Aristote voit dans le jugement (apophansis) la structure intermédiaire entre les concepts, qui sont ses composantes, et le raisonnement, qui est une ordonnance des jugements servant de prémisses et de conclusions.
Le jugement est conçu comme une relation entre les concepts, où le terme qui a la fonction de sujet et celui qui fait fonction de prédicat sont unis par la copule est, sur laquelle portent les qualités de l’affirmation ou de la négation et les modalités du possible ou du nécessaire. Tout jugement est un jugement d’inhérence qui affirme ou nie (par l’intermédiaire de la copule) le rapport entre le sujet et le prédicat ; il pose l’être du sujet, selon les catégories du genre, de la qualité, de la quantité, etc., et il explicite par la copule ces implications de l’être.
Cette conception du jugement engage toute une conception du discours démonstratif, qui, selon la logique d’Aristote, ne fait que développer les propriétés de la substance.
Dans la première figure du syllogisme par exemple, la majeure : tout homme est mortel énonce l’appartenance de l’espèce « homme » au genre mortel ; la mineure : Socrate est homme énonce l’appartenance de l’individu Socrate à l’ « espèce homme ». La conclusion n’est que la conséquence énonçant l’appartenance de l’individu (Socrate) au genre mortel..
S’il est vrai, comme l’a bien vu Platon, qu’il n’y a de science ( épistémè) que de l’universel, il n’est pas nécessaire de se demander comment les idées générales peuvent s’appliquer aux réalités sensibles toujours particulières ; En effet l’analyse du raisonnement nous montre comment la connaissance consiste à mettre à jour l’universel dans le singulier.
Ce que développe le syllogisme, c’est le procès même des sciences naturelles : quand on considère le monde des plantes et des animaux, il est clair que l’individu porte en lui-même les caractères généraux de l’espèce
Socrate est bien un individu singulier différent de tout autre ; mais rien n’interdit pour autant de dire ce qu’il est, car il porte en lui ce qui est comme son essence : l’humanité.
L’essence n’est pas, comme le veut Platon, une substance à part : elle est à l’être concret ce que la forme est à la matière. Elle lui est essentiellement unie, parce qu’il n’y a pas dans la nature de forme effectivement existante sans matière et que, réciproquement, la matière (ulè ) n’existe pas hors de telle ou telle forme.
Dans le syllogisme, le sujet de la mineure (l’individu Socrate) ne peut avoir d’attribut (la mortalité ) que parce qu’il comprend en lui la forme, l’essence de l’humanité et parce que l’homme, en tant qu’être vivant, participe à cette forme de la matière qui constitue la vie . Si le général n’était pas dans le particulier, le syllogisme, - le raisonnement - serait impossible.
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Le jugement est littéralement le développement du contenu des concepts et l’attestation d’une liaison ontologique désignée par la copule.
Selon cette perspective, à la fois logique et ontologique, l’acte rationnel par excellence est une « analyse » qui développe la compréhension du concept par le jugement ; il est ainsi développement du concept et moment de la preuve.
Ainsi le savoir se développe entre le concept, qui est son point d’ancrage initial dans les choses et le jugement qui réalise l’adéquation explicite du savoir à l’être.
Dans cette logique il n’y a pas place pour la contradiction : Si l’espèce « homme » appartient au genre mortel, il est contradictoire d’affirmer que nul homme (ou simplement quelques hommes) n’est mortel ; si l’individu Socrate appartient à l’espèce homme, on ne peut nier qu’il soit mortel.
Mais, voici l’aporie développée par Aristote lui-même, et qu’il ne résout que par sa métaphysique :
« Tous les êtres que nous connaissons, nous les connaissons en tant qu’un et identique et en tant que quelque attribut universel leur appartient ; » Il faut donc admettre que « les genres existent en dehors des individus ». Dans ces conditions, connaître le genre, c’est laisser de côté les individus. Mais, « s’il n’y a rien en dehors des individus, étant donné que les individus sont en nombre infini, comment alors est-il possible d’acquérir la science de l’infinité des individus ? Il n’y aura rien d’intelligible, tous les êtres seront sensibles, et il n’y aura de science d’aucun, à moins d’appeler science la sensation.»
Et Aristote conclut : « C’est en un sens que la science est universelle ; en un autre sens elle ne l’est pas. »
La réflexion philosophique est au pied du mur :
S’il ne peut y avoir de science que de la réalité concrète, toujours singulière, comment la pensée peut-elle découvrir l’universel au cœur du singulier ?
La question se pose au cœur de la réflexion, dès le moment où la connaissance rationnelle porte non plus sur les concepts, dont elle doit développer les propriétés, mais sur des phénomènes concrets - des faits donnés dans l’expérience, qu’elle doit relier entre eux pour énoncer une vérité, qui s’impose par son universalité et sa nécessité.
4) Kant : La rencontre de la philosophie et de la science
Dès l’Introduction à la Critique de la raison pure ( Introduction III) Kant commence sa réflexion sur la connaissance par la distinction de deux types de jugement : Si tout jugement est un acte de l’esprit qui met en relation un sujet et un prédicat, il faut distinguer 1) les jugements analytiques, où le prédicat est contenu dans la définition du sujet, par exemple : tous les corps sont étendus, qui éclairent la pensée mais ne nous apprennent rien (l’étendue appartenant à l’essence des corps), et 2) les jugements synthétiques, dans lesquels la relation du prédicat au sujet fait appel à une « intuition » (selon la terminologie kantienne), c’est à dire à la saisie de quelque chose qui n’est pas produit par l’activité de l’esprit. C’est le cas notamment de tous les jugements qui font appel à une expérience, par exemple tous les corps sont pesants ; ces jugements établissent un lien (une synthèse) entre le prédicat et le sujet , après qu’on a fait l’expérience, dans l’exemple considéré : celle de la pesanteur des corps, Ce sont des jugements synthétiques a posteriori.
Cette nouvelle analyse du jugement compris comme une « relation », une « synthèse » établie par l’esprit, où seule l’expérience permet d’attribuer tel ou tel prédicat à un sujet s’impose à Kant à partir de la réflexion sur Mécanique céleste de Newton.
Enonçant la loi de la gravitation universelle, Newton montrait que c’est selon une même loi que les corps pesants sont attirés vers le centre de la terre, que les masses liquides des mers sont attirées vers la lune dans les marées, que la lune est attirée vers la terre et les planètes vers le soleil. Rassemblant des phénomènes aussi différents sous une même loi, Newton soulignait lui-même qu’il ne pouvait déterminer les causes les phénomènes dont il énonçait les lois, et qu’il ne pouvait donner aucune explication scientifique de l’origine des rapports actuels de position et de vitesse des corps célestes. En tout état de cause, la preuve de cette identité de loi repose uniquement sur des mesures expérimentales.
La réflexion de Newton sur les résultats de la physique expérimentale qu’il a mise en œuvre renverse l’esprit du rationalisme cartésien.
Pour Descartes, ce sont les idées claires et distinctes, expliquant par la mathématique le mouvement des corps, qui nous permettent de connaître intuitivement l’essence de la matière, tout entière constituée par l’étendue et le mouvement : L’exercice de la raison conduit directement à la connaissance des choses . A l’inverse, pour Newton, l’expérience et l’induction qui permettent d’établir en langage mathématique les lois qui rendent compte des phénomènes ne sauraient nous permettre de connaître les propriétés de la matière : l’essence des choses.
Ainsi, toutes les propositions de la physique et des sciences de la nature en général sont constituées de ces jugements, qui font appel à une intuition empirique : un donné des sens.
C’est la réflexion sur la physique expérimentale, - l’application des mathématiques à l’expérience - avec la Mécanique céleste de Newton qui oblige Kant à remettre en cause la philosophie du concept, pour qui la connaissance du réel se confondait avec la logique de la pensée.
Dès ce moment, la réflexion sur la logique de la pensée est inséparable de la réflexion sur la science : Comment la science peut-elle établir des lois de la nature, c'est-à-dire liens universels et nécessaires entre les phénomènes, alors que l’on rencontre partout dans la nature des contradictions - que Kant nomme « des conflits réels » (des antagonismes : widerstreit), qui échappent à la logique de la pensée ? N’est-ce pas le cas de la loi de la gravitation elle-même qui, à travers les concepts d’attraction et de répulsion renvoie à une « opposition réelle », que d’une certaine façon, elle résout par les mathématiques ?
La position de Kant est claire : La raison ne saurait en aucun cas expliquer les conflits réels - les contradictions qui sont au sein de la Nature.
Si l’on veut comprendre la connaissance rationnelle, telle qu’elle est mise en œuvre par la science, sans doute faut-il partir de la logique de la pensée élaborée par Aristote.
Kant dresse le tableau des catégories que tout jugement met en œuvre :
-la quantité qui permet d’énoncer l’unité, la pluralité ou la totalité ;
- la qualité qui désigne la réalité, sa négation ou sa limitation,
- la relation qui permet d’établir entre le sujet et le prédicat un lien d’inhérence, de causalité ou de réciprocité,
- la modalité qui énonce à propos d’un fait sa possibilité, son existence ou sa nécessité.
Hors de ces catégories aucun jugement n’est possible ; mais en même temps l’usage de ces catégories exclut la contradiction : On ne peut dire à la fois (catégorie de la quantité) qu’une chose est une et plusieurs ; on ne peut dire à la fois (catégorie de la qualité)qu’elle est réellement telle et qu’elle ne l’est pas ou seulement à moitié, ; on ne peut dire enmême temps ( catégorie de la relation) qu’une chose est incluse dans une autre comme en faisant partie et qu’elle en est la cause ; on ne peut dire enfin (catégorie de la modalité), qu’ enmême temps une chose est seulement possible et qu’elle existe ou qu’elle est nécessairement ainsi.
Or, la réalité concrète ( nous y reviendrons) illustre sous toutes ces (ses) formes la contradiction, que la connaissance rationnelle elle-même met à jour dès l’antiquité : depuis les paradoxes de Zénon en passant par le scandale de l’incommensurabilité de la diagonale du carré ( que l’on attribue à Pythagore), jusqu’au Traité de la quadrature de la parabole, écrit par Archimède, qui inaugure tous les problèmes de la rectification, de la quadrature et de la cubature développés au XVII°siècle, qui vont conduire jusqu’à l’élaboration du calcul infinitésimal.
Avec le développement du nouveau calcul après Newton et Leibniz, la question de l’infini qui était posée par les théologiens et les philosophes dans la relation de l’univers à Dieu se manifeste comme un problème qui concerne l’univers lui-même : Si le monde matériel, domaine du mouvement local, est homogène à lui-même en tout point, si les lois qui règnent dans les cieux sont les mêmes que celles de ce monde « sublunaire », la question que posait, dans le champ des grandeurs continues, le problème de la divisibilité et celui de leur indéfinie extensibilité se trouve posée, pour l’Univers lui-même. La trame de l’Univers n’est-elle pas cet espace homogène dans lequel nous ne pouvons concevoir, ni selon l’addition, ni selon la division aucun principe de limitation ?L’infini se désigne comme thème d’une réflexion explicite, inséparable d’une épistémologie ; d’une réflexion sur la science.
Là où le développement de la mathématique semble bien mettre en cause, en même temps que la logique aristotélicienne, la problématique religieuse, on comprend la problématique kantienne : La raison, qui est à l’œuvre dans la science, est-elle capable de répondre à ces questions qui relevaient jusqu’à présent de la théologie et de la métaphysique ?
Il n’est d’autre voie que de limiter la portée de la science en définissant les limites de la connaissance rationnelle.
A la question : Comment pouvons-nous connaître les choses de la nature, établir entre elles des lois, c'est-à-dire des liaisons universelles et nécessaires, alors que la réalité est le lieu de tous les conflits, il faut répondre que nous n’avons jamais affaire aux choses telles qu’elles sont en soi, mais seulement à des phénomènes, c'est-à-dire aux choses telles qu’elles sont ordonnées, structurées par les formes de notre sensibilité (espace et le temps) et les catégories de notre entendement (les principes de la logique ).
La connaissance n’est pas l’œuvre de la raison, qui donnerait accès à l’essence des choses, mais de l’entendement qui est la faculté de juger, par quoi le divers qui constitue la réalité concrète déployée dans l’espace et le temps, se trouve subsumée selon des schèmes qui constituent la structure de l’expérience, où l’on doit reconnaître des catégories de la pensée, celles-là mêmes qui ont été élaborées par Aristote.
La connaissance n’est ni l’enregistrement passif d’un donné comme le veut le sensualisme, ni la saisie des essences, comme le veut le dogmatisme, elle est le produit d’une activité du sujet pensant, qui ne retrouve dans son produit que ce qu’il y a mis.
Kant conclut que la raison est hors d’état de répondre à des questions qui dépasse les limites de l’expérience humaine : du monde tel qu’il est en soi, par delà la connaissance que nous en avons, nous ne pouvons rien connaître. C’est ainsi qu’il y a irrémédiablement pour l’homme de l’inconnaissable.
Dès la première phrase de sa préface à la Critique de la raison pure, Kant constate que celle-ci est « accablée de questions qu’elle ne saurait éviter car elles lui sont imposées par sa nature même mais auxquelles elle ne peut répondre parce qu’elles dépassent totalement son pouvoir. »
Or, nous explique Kant, tout se passe comme si la Raison par sa nature même était conduite à poser ces questions auxquelles elle ne peut répondre et qui la conduisent à des contradictions insolubles.
Quelles sont ces questions ? quelles sont les contradictions de la Raison qu’elles engendrent ? Et, à la fin du compte, comment comprendre ce mouvement ou cette logique de la Raison - « ce penchant naturel », selon l’expression de Kant - qui la conduit à dépasser, à outrepasser son pouvoir
La réponse à ces interrogations est l’objet de la Dialectique transcendantale.
Ces questions et les contradictions qu’elles font naître, sont celles développées dans les Antinomies où Kant fait figurer en regard sur deux pages, la thèse et l’antithèse, entre lesquels la raison ne peut trancher.
Rappelons ces propositions :
Les antinomies mathématiques
1° antinomie : Le monde a-t-il ou non un commencement dans le temps et une limite dans l’espace ?
2° antinomie : existe-t-il quelque part, une unité indissoluble ou indivisible, ou n’y a-t-il que des choses qui peuvent se dissoudre et périr ?
Les antinomies dynamiques
3° antinomie : Suis-je libre dans mes actions, ou suis-je déterminé comme les autres êtres de la nature ?
4° antinomie : y a-t-il une cause suprême à laquelle il faut remonter pour comprendre l’enchaînement des choses naturelles, et l’ordre du monde ?
L’antinomie est une opposition de deux thèses qui se présente sous la forme d’une contradiction, c’est à dure sous la forme d’une opposition relevant du principe logique du tiers exclu ; autrement dit : de deux propositions, si l’une est vraie, l’autre est fausse. Or, si l’on y regarde de près, que constate-on ?
1. Dans les deux premières antinomies ( les antinomies mathématiques) , elles ne relèvent qu’en apparence du principe du tiers exclu, car elles peuvent être toutes les deux fausses Par exemple, quand je dis : le monde n’est ni fini, ni infini, l’alternative n’est pas exclusive, car il peut être pensé comme indéfini ; nous n’avons affaire qu’à une opposition des contraire ; et, la contradiction n’est qu’apparente.
Qu’est-ce à dire sinon que la contradiction - l’opposition de la pensée avec elle-même -n’apparaît qu’à partir du moment où l’on prétend appliquer au réel la logique de la pensée ?
Quant aux antinomies dynamiques, il y a bien contradiction :on ne peut affirmer en même temps que les actions de l’homme sont libres et qu’elles sont soumises à une causalité extérieure ; De même on ne peut affirmer à la fois qu’il y a dans le monde ou hors du monde une cause de tous les phénomènes, et que l’enchaînement des phénomènes que la science met à jour est sans cause. Mais, là encore, la contradiction n’est qu’apparente : L’opposition du déterminisme et de la liberté n’apparaît qu’à partir du moment où, comme le veut le matérialisme, on considère que l’homme n’est rien d’autre qu’un être empirique ; une partie de la nature. De même, l’opposition de la nécessité et de la contingence n’apparaît qu’à partir du moment où l’on confond la nature avec la totalité de l’être.
Or, la connaissance serait à proprement parler impossible si l’homme n’était qu’une partie de la nature et si la nature devait être comprise comme un être extérieur à la pensée.
Ainsi, toutes les contradictions de la pensée avec elle-même naissent d’une illusion de la Raison qui prétend que le réel est indépendant de la pensée et entièrement connaissable par la démarche progressive de la science.
« Il y a une dialectique naturelle et inévitable de la raison pure : je ne veux point parler de celle où s’embarrasse un ignorant, faute de connaissances, ni de celle que les sophistes ont fabriquée ingénieusement pour tromper les gens raisonnables, mais de celle qui est inséparablement liée à la raison humaine et qui, même après que nous en avons découvert l’illusion, ne cesse pourtant pas de se jouer d’elle et de la jeter inlassablement en des erreurs momentanées qu’il faut constamment dissiper » (Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, Introd.
Cette réflexion de Kant est décisive : elle ouvre le chemin au sens moderne du terme dialectique. En effet : si les questions sur l’essence ultime des choses nous conduisent toutes en fin de compte à la contradiction, pourquoi en déduire l’impuissance de la raison, plutôt que d’envisager cette conclusion -inouïe aux yeux de la logique classique- à savoir que la contradiction est précisément l’essence ultime des choses.
Ce renversement révolutionnaire du problème est l’apport de Hegel. N’est-ce pas la logique classique, les catégories de l’entendement qu’il faut remettre en cause ?
Le mérite impérissable de Kant pour Hegel, c’est d’avoir reconnu le caractère nécessaire de la contradiction : « c’est là écrit-il l’un des plus importants et des plus profonds progrès de la philosophie des temps modernes »
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5) La dialectique de Hegel
Hegel consacre cinquante pages de La Science de la Logique à montrer comment l’identité recèle en son fond la différence, l’opposition et en fin de compte la contradiction qui en constitue la vérité. Il prend le contre-pied d’Aristote selon lequel il est impossible qu’une même chose soit contraire à elle-même. Or, montre Hegel, aucune chose ne peut se poser sinon dans sa relation à son autre c'est-à-dire à son contraire.
Identité et différence
On ne peut parler d’identité qu’entre choses distinctes et par là différentes, ni de différence entre ces choses que sous des rapports identiques. On ne peut énoncer le principe d’identité A est A, qu’en recourant à la différence formelle d’un A sujet et d’un A attribut.
Etre et néant
Hegel revient sur l’opposition formelle de l’être et du néant : Si j’essaie de penser l’être sans aucune détermination (sans attribut), rien ne le distingue du néant : le néant étant « la même absence de détermination est la même chose que ce qu’est l’être pur » : les contraires sont « identiques » ; ils disparaissent l’un dans l’autre ; mais, quand ils passent ainsi l’un dans l’autre, quelque chose de nouveau se produit : le passage du néant à l’être, c’est le devenir ; autrement dit, le devenir est l’unité concrète des deux déterminations abstraites de l’être et du néant : il naît de la contradiction.
Ainsi il n’ y a nulle part « ni dans le monde spirituel ni dans le monde naturel » un « ou bien….ou bien » : deux réalités qui s’excluent sans avoir de rapports entre elles.
Dans l’opposition essentielle, chaque opposé se pose soi-même et par là se sursume : dans leur pleine acception catégorielle, le positif est position implicite du négatif, le négatif négation explicite du positif. Autrement dit, le positif et le négatif sont en fin de compte une même chose, ou plus exactement un même rapport ; il y a donc une identité des contraires. L’opposition doit être nommée à proprement contradiction, chacun en effet, a pour essence de « poser son autre qui l’exclut » (Hegel SL) : a porte en soi non-a qui n’est pas seulement son contraire mais bien son contradictoire.
Les opposés sont les pôles connexes d’une unité négative ou chaque terme est « l’autre de l’autre ». Ce que montre les exemples les plus « triviaux, comme haut et bas, père et fils. » « Haut est ce qui n’est pas, haut est déterminé seulement à ne pas être bas, et n’est que dans la mesure où il y a un bas et inversement ; dans une détermination se trouve son contraire. »
Ainsi, les termes opposés contiennent la contradiction en ce qu’ils se rapportent négativement l’un à l’autre, selon la même perspective ;
Contradiction, au sens dialectique est le concept de l’unité négative des opposés allant jusqu’à l’identité des contraires.
On comprend en quoi consiste la logique formelle (classique) il suffit comme nous le faisons dans notre vie quotidienne, dans notre pratique courante) de faire abstraction de l’identité des contraires pour que la contradiction qui constitue l’essence des choses (leur rapport) se trouve comprise comme une extériorité réciproque dans la juxtaposition (dans l’espace) ou la succession (dans le temps). Dans le rapport de deux contraires se font face le positif -l’immédiat- qui en soi est déjà la contradiction et le négatif -le médiatisé- par qui la contradiction est posée comme telle. Autrement dit les deux termes ne sont rien en dehors de leur relation.
L’unité des contraires ne peut se comprendre que comme un processus de développement ; c’est là sans doute un point crucial pour la philosophie.
Dans la Logique de l’Encyclopédie, Hegel écrit : « Tout ce qui de quelque façon est, est un être concret, par conséquent en lui-même différent et opposé » Et il ajoute,: « Ce qui, d’une façon générale meut le monde, c’est la contradiction. »
On passe ainsi de l’idée de contradiction à celle de dialectique : La contradiction est la source de tout développement.
Cela signifie que toute chose a pour fond un rapport et le rapport un procès dont la chose est la sédimentation. La contradiction n’est pas le face à face statique de deux termes, mais précisément ce procès par lequel le positif pose la différence qu’il recèle et par là le négatif, tandis que le négatif en tant que son autre pose à sont tour par « une négation redoublée » l’unité des deux et dissout la contradiction en rétablissant le positif ; mais ce positif qui était initialement l’immédiat, inclus maintenant le résultat du procès.
S’il est vrai que des négations reviennent en propre à notre pensée, le négatif est d’abord conjointement avec le positif présent au cœur de tout devenir. Le devenir est cette identité du surgir et du disparaître qui est au cœur de toute détermination, laquelle consiste par essence en une négation. C’est justement le travail objectif du négatif qui fait progresser la contradiction jusqu’à un résultat positif ce qu’exprime le mot aufhebung « un des concepts les plus importants de la philosophie » terme lui-même antinomique signifiant à la fois conserver, supprimer, pour être dépassé. Ce qu’on traduit aujourd’hui par le terme « sursomption » .
Tel est l’essentiel de la dialectique hégélienne. On peut résumer ainsi l’apport de cette réflexion
1. Une nouvelle conception de la rationalité
L’apport capital de Hegel c’est bien la découverte d’une nouvelle forme de rationalité. Si depuis 2000 ans, la logique produit radicalement la contradiction, ce n’est pas une raison pour la considérer comme sacrée « il faut plutôt en conclure, écrit Hegel, qu’elle a d’autant plus besoin d’un remaniement total.
Puisque la contradiction apparaît invinciblement au fond de la pensée, « il est ridicule de dire que la contradiction ne se laisse pas penser. »
Si toute l’histoire de la métaphysique, c'est-à-dire la simple vision d’entendement des objets de la raison » aboutit comme l’a montré Kant à une impasse c’est bien la preuve que l’entendement n’est pas capable de nous conduire sur le chemin de la vérité, et qu’il est temps de donner un sens nouveau, non plus seulement négatif (comme le voulait Kant), mais positif à la dialectique.
2. Une nouvelle conception de l’essence
Dans son acception métaphysique, l’essence s’entendait comme nature idéelle de la chose, identifiée à ses seules propriétés nécessaires par quoi elle était censée subsister (permanere) sous ses accidents changeants.
Le monde tel qu’il apparaît à la conscience sensible est rapports et mouvements. Mais ces mouvements et rapports, l’entendement abstrait les pose comme extérieurs aux choses mêmes : ce sont des relations et des modifications des phénomènes qui n’affecte pas leur essence comme (dans le célèbre épisode des médiations cartésiennes) la cire demeure identique à elle-même après avoir fondu.
La pensée commune est entièrement dominée par cette façon de voir.
Or penser de façon dialectique, c’est précisément opérer un renversement radical de cette relation entre chose et rapport, c’est poser le rapport comme premier et comme constitutif de la chose : toute chose est elle-même rapport, non pas extérieurement, mais au-dedans d’elle-même, non pas fortuitement et en apparence, mais nécessairement et en son essence. Autrement dit le rapport n’est pas simple relation extérieure entre les choses, il est en elles différence au sein de l’identité, dualité dans l’unité, contradiction interne.
3. Une nouvelle conception de la vérité
Hegel renouvelle de fond en comble la conception du vrai : non point donné immédiate, saisie par la pensée, adéquatement exprimable en un « jugement singulier isolé » et statiquement opposable au faux ; mais, quand tout vrai est non vrai par sa limite, processus infini qui tend vers un système du devenir-vrai, s’enrichissant intérieurement au cous d’un processus.
Pour l’entendement l’idée vraie est celle qui réalise, suivant la formule scolastique, l’adéquation de la chose et de l’esprit. Ainsi compris le vrai laisse en dehors de lui des aspects contradictoires qui sont également vrais, de sorte que le vrai s’identifie au faux. La dialectique permet de penser ce que l’entendement abstrait, arrêté devant la contradiction, est incapable de concevoir : la connexion, le passage, le mouvement nécessaires et internes aux choses - immanents -, la vie propre de chaque réalité : « Le dialectique, écrit Hegel, (Logique de l’encyclopédie), constitue l’âme motrice de la progression ; et il est le principe par lequel seule une connexion et nécessité immanente vient dans le contenu de la science. »
Ce n’est pas le lieu ici de rechercher les conditions culturelles et historiques qui ont permis à Hegel de mettre à jour cette nouvelle conception de la rationalité et d’élaborer une science de la logique. Mais on pourrait dire que l’élaboration du système de Hegel repose sur une découverte, rendue possible par le développement des sciences et la réflexion sur l’histoire qui ne pouvait prendre corps qu’à partir d’une culture encyclopédique.
Hegel découvre qu’en tout domaine qu’il s’agisse des phénomènes naturels étudiés par les sciences (physique, physiologie, biologie), ou des phénomènes culturels (l’art, le droit ou la philosophie) mais aussi de l’évolution des formes de la conscience individuelle, cette logique dialectique se trouve à l’œuvre.
Est-ce à dire que l’élaboration par Hegel d’une nouvelle logique permet de résoudre le problème de la connaissance, tel qu’il est posé dès l’origine : Comment la pensée peut-elle appréhender l’essence des choses qui constitue pour nous la réalité concrète ?
Comment la pensée de la contradiction peut-elle d’une certaine façon re-produire ce que Kant nommait « les conflits réels », c'est-à-dire les procès contradictoires qui constituent le devenir ?
La pierre d’achoppement de la dialectique hégélienne
A cette question, la réponse de Hegel est celle de l’idéalisme objectif :
Si la pensée peut comprendre les procès contradictoires qui constituent le devenir, c’est parce que ces procès, qui nous apparaissent comme extérieurs à la pensée ne sont en fait que le développement de l’Esprit qui s’extériorise, s’objective et s’aliène avant de faire retour sur lui-même en prenant conscience de son histoire.
Dans la conception du monde hégélienne toute chose est saisie comme un moment de l’idée, c'est-à-dire de l’esprit ou de Dieu.
Dans la grandiose Encyclopédie des sciences philosophiques, Hegel commence par développer la pensée pure à travers la logique : être essence, concept qui aboutit à l’Idée absolue, puis elle passe à la nature où Hegel voit l’objectivation de l’idée sous une forme extérieure, pour ainsi dire cristallisée. Revenant à l’esprit, il développe la dialectique de l’esprit subjectif (sentiment représentation idée), puis de l’esprit objectif, droit moralité Etat, pour développer ensuite la dialectique de l’Esprit absolu (art, religion, science) pour s’achever dans le savoir absolu : celui de la philosophie où l’esprit prend conscience de lui-même.
L’aliénation est le procès dialectique universel par lequel chaque chose suivant son développement nécessaire, s’objective dans une autre où elle semble devenue étrangère, procès par lequel elle passe à son contraire qui la nie tout en la développant. Cette négation de la négation, fait retour à l’identité initiale.
Ce que Marx appelle « la faute principale de Hegel » se situe dans la conception même de l’ aufhebung
Dans le procès de l’aufhebung, la négation de la négation qui est dépassement de la contradiction est en même temps retour à soi de la réalité initiale qui se trouve conservée. La dialectique de Hegel fait passer la contradiction achevée comme identité. L’intervention du troisième terme, « dépasse la contradiction, tout en la conservant », de sorte que l’opposition se trouve ainsi résolue- Hegel lui-même désignant cette médiation comme un mystère logique.
L’ambiguïté du terme clef de Hegel, aufhebung, c'est-à-dire à la fois le mouvement qui enlève et qui élève, qui supprime et qui conserve n’est pas une ambiguïté seulement dialectique mais idéaliste et conservatrice.
Marx écrit : « la faute principale de Hegel consiste en ceci qu’il saisit lacontradiction du phénomène comme unité dans l’essence, dans l’Idée, alors qu’assurément cette contradiction a pour essence quelque chose de plus profond : une contradiction essentielle. »
Et Marx prend pour exemple la dialectique hégélienne de l’Etat.
Hegel part d’une idée de l’Etat comme un organisme où les différents pouvoirs doivent être saisis dans leur unité vivante. On peut considérer que la cité grecque est l’illustration du point de départ de la dialectique où dans cette forme de démocratie se trouve initialement et immédiatement donnée l’identité de la volonté générale et des intérêts particuliers. Mais dans cet organisme vivant qui réalise l’harmonie, se trouve inscrite une contradiction latente entre deux déterminations opposées : le pouvoir politique et les intérêts particuliers. Cette opposition latente des déterminations dans la fonde tout le développement de cette Idée que l’on appelle l’Etat. C’est ainsi qu’apparaît la deuxième phase de la dialectique : la séparation de la société civile-bourgeoise qui est la sphère des intérêts particuliers (où règne, selon Hegel, la guerre de tous contre tous) et le pouvoir politique. Comment se résout la contradiction entre la société civile et la société politique ? Selon Hegel, par la genèse de l’Etat moderne dont l’institution, permet de réconcilier les intérêts particuliers et l’intérêt général au sein d’une communauté nationale, restaurant ainsi l’harmonie initiale.
Hegel nous présente ainsi l’Etat comme l’unité supérieure des intérêts particuliers et la réalisation de l’intérêt universel, conformément à l’Idée
En clair cela revient à nous donner la monarchie prussienne avec sa bureaucratie comme l’incarnation suprême de l’Etat.
La critique de Marx consistera à montrer, dès les manuscrits de 1843, que les hommes ne peuvent pas réaliser leur intérêt universel dans l’Etat, parce que la sphère de la société civile est précisément celle d’intérêts particuliers inconciliables. Marx montrera ensuite dans les écrits postérieurs que le dépassement de la contradiction, lorsqu’elle se transforme en antagonisme, exige l’abolition d’un des deux termes.
Parce qu’il est idéaliste, Hegel a méconnu l’antagonisme pour ne comprendre la contradiction et sa résolution que comme un procès de développement de l’Idée.
Marx pour faire comprendre l’inversion idéaliste en quoi consiste la construction spéculative de Hegel, emprunte à Hegel lui-même l’exemple qu’il prenait pour montrer que tous les systèmes philosophiques ne sont que les rameaux d’une seule et même démarche philosophique. Marx développant la comparaison écrit : « Quand, partant de réalité : pommes, poires, fraises, amandes, je me forme la représentation générale de Fruit. Quand allant plus loin, je m’imagine que ma représentation abstraite -le fruit- tirée des fruits réels, est un être qui existe en dehors de moi, mieux, qui constitue l’essence vraie (de la pomme de la poire etc…), je déclare -en langage spéculatif- que le Fruit, est la substance de la poire de la pomme… etc. Je dis donc, qu’est inessentiel à la pomme d’être pomme à la poire d’être poire. Ce qui est essentiel dans ces choses ce n’est pas leur existence réelle pour l’intuition sensible, mais l’essence que j’en ai abstraite et que je leur donne pour fondement : l’essence de mes représentations : le Fruit. Je déclare alors que pomme poire amande, etc sont de simples modes d’existence, de simplesmodalités du fruit - des fruits apparents dont l’essence vraie est a substance Fruit. »
Et Marx conclut : « Cette opération on l’appelle en langage spéculatif : concevoir la substance en tant que sujet, en tant que procès interne et cette conception constitue le caractère essentiel de la méthode hégélienne. »
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C’est sans doute la réflexion sur l’évolution des sciences, en particulier leur développement contemporain, qui doit permettre de comprendre la place et le rôle de la notion de contradiction dans la connaissance du réel.
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2ème PARTIE : Les sciences et la notion de contradiction
Mathématiques
L’histoire des mathématiques est jalonnée par la découverte des contradictions, qu’elle s’emploie à résoudre
On peut ici seulement en marquer les étapes autour d’une notion qui n’a d’abord qu’un contenu philosophique, celle d’infini : « apeïron », - ce qui, à proprement parler n’a pas de limite.
La découverte des irrationnelles
Nous connaissons par Aristote (Premiers Analytiques, 14, a, 26) en quoi a consisté la rencontre des Grecs avec l’infini mathématique. Ce fut la « découverte », attribuée à un pythagoricien, et qui fit scandale, de l’incommensurabilité de la diagonale du carré.
Euclide, en même temps qu’il expose le contenu de la découverte, commente en ces termes la légende selon laquelle celui qui le premier avait divulgué l’irrationalité aurait péri noyé dans un naufrage : « Les auteurs de la légende ont voulu parler par allégorie. Ils ont voulu dire que tout ce qui est irrationnel et privé de forme doit demeurer caché. Que si quelque âme veut pénétrer dans cette région secrète et la laisser ouverte, alors elle est entraînée dans la mer du devenir et noyée dans l’incessant mouvement de ses courants. » Découvrir racine de 2 c’était entrer dans le lieu où règne la démesure, où s’effacent les contours, où s’accumulent les multiplicités, le lieu sans frontières de l’´apeiron (l’indéfini).
La « découverte » s’est faite à l’encontre du concept de nombre élaboré par les pythagoriciens eux-mêmes : le nombre est pensé comme une essence composée, d’une multiplicité discontinue faite d’unités : de points indivisibles.
Or, s’il en est ainsi, on doit pouvoir mesurer par un nombre défini la longueur d’un segment ; et le rapport de longueur entre deux segments doit lui-même pouvoir s’exprimer par un nombre entier. Pythagore, dans le théorème qui porte son nom, ayant montré que dans un triangle isocèle, le carré construit sur l’hypoténuse est égal à la somme des carrés construits sur les côtés de l’angle droit, le carré de la diagonale est égal à la racine de 2, qui doit être un nombre entier. On peut pousser indéfiniment la division, on ne peut exprimer la longueur de la diagonale par un nombre.
L’opération de mesure a conduit à définir le statut des rapports de forme p/q et à les admettre dans le cas, fréquent, où il n’existe pas de nombre entier auquel ce rapport soit égal. Dans le cas du rapport d/c (où d désigne la longueur de la diagonale du carré et c celle de son côté), la fraction d/c n’a pas de statut admissible dans le champ de l’arithmétique pythagoricienne. Son dénominateur c devrait être à la fois pair et impair.
Les « racines irrationnelles » furent admises au nombre des êtres mathématiques. La théorie des proportions, due à Eudoxe, consacre et fonde une telle admission.. En construisant la théorie des proportions et celle des racines irrationnelles, les Grecs « rencontré » l’infini mathématique.
Ce faisant ils ont mis à jour sous la forme du continu arithmétique l’opposition du continu et du discontinu, de la qualité et de la quantité.
Ils ne pouvaient penser cette découverte que sous la forme de l’opposition de deux contraires qui s’excluent l’un l’autre.
C’est ce que montre « le paradoxe de la grandeur » exposé par Zénon qui développe l’insoluble contradiction par la dialectique du divisible et de l’indivisible.
Si une grandeur doit pouvoir être déterminée par le quantum qui lui convient, comment faut-il la concevoir ? Dans l’interprétation pythagoricienne, elle est pensée comme multiplicité d’éléments. Mais, alors, elle ne peut être ni finie ni infinie. La suppose-t-on infinie ? Il faudrait la concevoir divisible jusqu’au minimum qui serait nul. Ce minimum ne saurait alors être élément, puisqu’on ne pourrait l’ajouter à lui-même pour produire une grandeur. La suppose-t-on finie ? Elle devrait être composée d’éléments indivisibles et séparés. L’intervalle qui les sépare devrait à son tour être un indivisible distinct d’eux. On est ainsi renvoyé au cas de l’infini dont l’examen de la première hypothèse a montré l’impossibilité. Pour Zénon - nous le savons - il s’agit de tirer argument de la science du nombre contre l’éléatisme. Le domaine où semble régner le nombre (la grandeur) est étranger à toute multiplicité ; les continus linéaires, plans ou solides sont posés comme indivisibles.
À travers la conclusion négative apparaît cependant la borne à laquelle se heurtait, l’effort de conceptualisation : Le résultat d’un processus de division poursuivi à l’infini est pensé comme un néant, parce que le point est pensé comme un élément (stoiheion) : un être identique à lui-même, existant en soi. il n’existe de minimum que nul. Qu’un point soit quelque chose qui n’est rien, voilà qui passait pour impensable. C’était pourtant ce qu’il importait de penser.
Allons tout de suite à l’essentiel de la découverte sous jacente au nombre incommensurable que les Grecs ont appelé « a-logos » : irrationnel : Pour qu’une certaine longueur soit une commune mesure entre le côté du carré et sa diagonale, il faudrait qu’elle fût plus petite que toute quantité donnée. Pour les pythagoriciens cette conséquence. est absurde. Pour nous cette conséquence irrationnelle n’est rien moins que la découverte de l’infiniment petit
L’infiniment petit
La considération de l’infiniment petit s’est imposée au XVII°siècle, lorsqu’on posa les problèmes de rectification, de quadrature et de cubature, c'est-à-dire les problèmes qui consistent à trouver une ligne droite équivalant à une ligne courbe, une figures plane à côtés rectilignes équivalant à une figure à côtés curvilignes, un volume limité par des plans équivalant à un volume limité par des surfaces courbes. Pour résoudre ces problèmes, on ne peut faire appel à une quantité nulle ni finie ; il faut la considérer comme « évanouissante » et déterminer sa loi de décroissance ou de « fluxion », jusqu’au point où la grandeur infiniment petite de la droite, de la figure plane ou du volume pluri-angulaire se confond avec sa courbe.
L’immense travail, qui des pythagoriciens à Leibniz, a peu à peu établi le calcul mathématique du continu, a consisté à substituer au nombre composé d’unités un rapport, une loi qui définit d’abord un rapport de mesures,, puis un rapport de variations de mesures, et des rapports de rapports de plus en plus complexes : la vitesse d’un mouvement, la dérivée (qui est le calcul de la vitesse lorsqu’elle change à tout instant), enfin la différentielle qui est le calcul du passage à la limite.
La rupture
On peut marquer la rupture qu’a été la mise en œuvre du calcul infinitésimal, rupture qui a affecté en premier lieu le niveau opératoire et dont nous pouvons aujourd’hui désigner la racine. Ce fut la triple exigence de définir rigoureusement les concepts cinématiques de vitesse instantanée et d’accélération, de produire les instruments analytiques propres à préciser et à généraliser le concept de courbe, de promouvoir une mathématique qui fût à la hauteur de la tâche théorique inaugurée par Galilée : chercher à exprimer « dans la langue que parle la nature et qui est mathématique » les lois dynamiques qui régissent le mouvement des corps.
À l’intérieur du champ mathématique, ces exigences débouchaient sur la mise en évidence de deux concepts : celui de fonction, sans lequel on ne peut donner pleine consistance à l’idée de loi physique ; celui de différentielle (ou de « fluxion », dans le langage newtonien), sans lequel il faut renoncer à poursuivre rigoureusement l’analyse locale du mouvement, et donc à en formuler les lois..
Le développement du nouveau calcul et, après Newton et Leibniz, son rapide essor consacraient un déplacement de la mathématique tout entière.
Mais il y a plus :
La mathématique ne s’inscrit plus au ciel éternel où demeurent les essences fixes. Elle se manifeste comme instrument de rationalité, au lieu où est le monde, dans l’organisation des mouvements, dans la contexture des corps, dans l’ordre et la connexion des mesures. Et, si l’établissement de la mathématique en ce lieu exigeait l’usage de dx, il n’y a rien d’étonnant à ce que, en dépit des difficultés logiques auxquelles il donnait lieu, l’infini ait acquis, dans l’analyse en formation, son droit de cité.
Ainsi que l’a admirablement montré Yvon Belaval (Leibniz critique de Descartes), c’en est fait, sur ce point, de l’épistémologie cartésienne. On ne peut plus considérer un être mathématique comme formé de la composition de « natures simples » données en une intuition indivisible. En ce « continu » qui constitue le domaine fondamental de rationalité, il n’y a pas de natures simples : tout état distingué en lui y est encore composé à l’infini. Seule la loi de la composition constitue le chemin vers la connaissance.
De plus, l’infini mathématique n’est plus un « mauvais infini » : il ne témoigne pas pour la limitation de l’entendement humain qui, incapable d’embrasser l’infini véritable, ne pourrait s’élever au-dessus de la considération de l’indéfini. Cet infini est inscrit dans la nature de l’opération elle-même et en celle du domaine où elle s’effectue. Dieu lui-même ne peut achever la sommation : pour lui comme pour nous l’égalité est ici une « inégalité évanouissante ».
De là l’exigence d’une remise en chantier des principes de la logique : en particulier, il importe de définir le champ de validité du principe du tiers exclu si l’on veut donner au concept de quantité « évanouissante » le statut de la rationalité.
À travers les difficultés que propose un tel concept, n’est-ce la logique de la pensée qu’il faut repenser ? En particulier qu’en est-il du statut du concept de limite ?
Physique
Si l’on veut comprendre le rôle que joue la contradiction dans le développement de la physique contemporaine, il faut brièvement rappeler en quoi consiste la révolution de la mécanique quantique.
La mécanique classique traite de positions et de vitesses qui peuvent prendre, indépendamment l’une de l’autre, des valeurs quelconques, varier d’une manière continue, Le concept de la trajectoire continue d’un corps en mouvement, le concept de la vitesse en un point donné permettent l’analyse du mouvement. Or, ces images mécaniques du point matériel et de la trajectoire continue cessent d’être valables pour les micro-objets.
L’objet physique, appréhendé par de nouveaux instruments de mesure, présente ces propriétés nouvelles :
-
l’on ne peut séparer la particule et le champ ;
-
l’espace et le temps ne sont plus des systèmes de coordonnées immuables ;
3. la quantité de mouvement se communique de façon discontinue, par quanta
Pour les ensembles microscopiques il n’existe pas d’états comportant simultanément une valeur déterminée des coordonnées et une valeur déterminée de l’impulsion. C’est cette propriété physique des ensembles quantiques, par opposition aux ensembles mécaniques, qu’exprime la « relation d’indétermination » d’Heisenberg
Crucial est l’élaboration en 1927 par Niels Bohr de ce qu’il nomme le principe decomplémentarité, qui ne serait, selon lui, qu’une conséquence de la « relation d’indétermination.. Lorsque, en raison de l’action réciproque de l’instrument de mesure sur l’objet observé, l’utilisation d’une notion classique exclut l’autre, Bohr dit que ces notions sont « complémentaires » : telles sont, par exemple, la coordonnée et l’impulsion du corpuscule.
Il retient le terme de complémentarité, entendant par là que les aspects spatio-temporel et causal qui caractérisent les théories classiques, s’excluent mutuellement dans le domaine quantique, bien que demeurant tous deux nécessaires à une connaissance complète du système considéré
Mais, là oùla complémentarité apparaît comme une contradiction au sens de la logique classique, il attribue l’indétermination à l’action des instruments de mesure sur l’objet observé.
De fait, comme l’ont montré tous les physiciens après lui, cette « relation d’indétermination » est une loi physique. Elle découle des faits expérimentaux qui servent de base à la mécanique des quanta, c’est-à-dire de la diffraction des micro-objets..
L’impossibilité (de fait et non de principe) de connaître le comportement individuel n’est pas le résultat d’une action incontrôlable de l’appareil sur l’objet, mais de la complexité des interactions dans un ensemble qu’on ne peut isoler. Il n’existe pas de systèmes microscopiques « fermés », isolés, et tout ensemble quantique implique une liaison des systèmes microscopiques avec les systèmes macroscopiques. Là où, dans la physique classique des objets à notre échelle, la définition d’un objet inclus à la fois sa position et sa vitesse, la définition des micros objets ne peut inclure l’une qu’en excluant l’autre. On ne peut déterminer simultanément deux grandeurs : celle de la vitesse, et celle de la position d’une particule
Le déterminisme mécaniste n’était qu’un aspect particulier de l’action réciproque de tous les phénomènes de l’univers, le cas où cette liaison universelle est précisément rompue dans un système pratiquement isolé.
Comme l’écrit Langevin : « La mécanique classique est un cas particulier de la mécanique quantique, le cas où la constante de Planck peut être négligée. La mécanique classique est relative à une certaine connaissance du réel dont la mécanique quantique fournit une connaissance plus approfondie. Nous n’avons nullement découvert que la mécanique classique est « fausse ». Nous avons découvert les limites dans lesquelles elle est valable et le moyen de dépasser ces limites. »
En affirmant que les aspects spatio-temporel et causal qui caractérisent les théories classiques, s’excluent mutuellement dans le domaine quantique, bien que demeurant tous deux nécessaires à une connaissance complète du système considéré, Bohr, sans en prendre une conscience claire, a élaboré dans l’interprétation de la physique quantique, une épistémologie tout à fait nouvelle..
Seule la contradiction des concepts élaborés dans la connaissance des objets à notre échelle, permet de rendre compte du mouvement des micro-objets.
Biologie
1) Le meilleur exemple de contradiction mise à jour par la biologie est celui du rapport de la vie et la mort qui, dans la logique de la pensée courante, apparaissent comme deux contraires qui s’excluent§ Peut-on être mort et vivant à la fois ? Que la mort soit consécutive à l'usure du temps et aux agressions de l'environnement ou à un accident, elle est comprise comme la fin d'un organisme vivant, le terme inéluctable de la vie.
Toutes les recherches de la biologie moderne renversent cette pensée “ commune ” de la mort.
Pour mesurer ce renversement, on peut partir de l’énoncé de Claude Bernard déclarant : « La vie c’est la mort ». Il écrivait ; « toute manifestation d’un phénomène dans l’être vivant est nécessairement lié à une destruction organique » et: « les phénomènes de destruction vitale sont eux-mêmes les instigateurs de la rénovation des tissus : Deux ordres de phénomènes tellement solidaires, qu’ils ne sont pour ainsi dire distincts que dans l’esprit ; dans la nature, ils sont inséparables.
Claude Bernard découvre ici dans les faits une unité dialectique de contraires, que le développement de la biologie ne fait que confirmer.
C’est la découverte du phénomène de la “ mort cellulaire ” (ou “apoptose”) c'est-à-dire le “suicide” de millions de cellules dans la construction de l'embryon qui a joué un rôle décisif dans ce que les biologistes n'hésitent pas à appeler “ une nouvelle vision de la mort ”. « En l'absence de toute maladie, de tout accident et de tout vieillissement (la vie de l'embryon se déroulant à l'abri de toute agression extérieure), [on constate que] les cellules qui composent les organes et les tissus de l'embryon sont le siège d'importants phénomènes de mort. »
A la suite de cette découverte les recherches ont montré que ce phénomène de mort cellulaire est à l'œuvre au cœur même de tout organisme vivant : “ Chacune des cellules qui composent les tissus et les organes est vouée à la mort par auto-destruction. ». “ Quelle que soit leur durée de vie normale dans nos corps, de quarante huit heures à quelques semaines, de quelques dizaines d'années à peut-être plus d'un siècle, chacune des cellules qui nous compose est, en permanence, à chaque instant, capable de s'auto-détruire.
On peut dire que “ les organismes vivants sont des sociétés cellulaires dont chacune des composantes vit en sursis et dont chacune ne peut survivre seule. »_
Dès lors, “ la survie de l'ensemble des cellules qui composent notre corps, et donc notre propre survie, dépend de leur capacité à trouver dans l'environnement de notre corps les signaux qui leur permettent de réprimer jour après jour le déclenchement de leur suicide ”.
La vie naît de la négation de cette auto-destruction : “ négation de la négation ”, écrit le biologiste.
Il faut citer ici les conclusions de la recherche biologique :
« Au début des années 1990, une nouvelle notion de la vie émergea : vivre, pour chaque cellule qui compose notre corps, c'est, à chaque instant, avoir réussi à réprimer le déclenchement de son suicide. Chaque jour se produit le suicide de centaines de milliards de cellules.
Apparaît alors une vision nouvelle, surprenante, bouleversante : notre vie, à chaque instant, est une vie en sursis. Parce que notre corps est entièrement constitué de cellules, nous ne sommes, à chaque instant de notre vie, qu'à quelques heures -à quelques jours- de notre fin possible. Notre existence, notre pérennité, dépend de notre capacité, en tant qu'individu, à produire et à émettre, de manière intégrée, les signaux (1) nécessaires à la prévention de notre fin.
Vivre en réprimant quotidiennement le déclenchement du suicide cellulaire, se survivre en permanence, se voir chaque jour accorder ou refuser un sursis, c'est l'aboutissement, en terme de vie et de mort d'une logique de fonctionnement ancrée au cœur de la complexité du vivant. ”
2) Le développement de la biologie nous conduit plus loin : elle rencontre la contradiction dans la compréhension non seulement du processus de la vie, mais de son principe même, dans son essence.
Un bref rappel historique de l’histoire de la biologie permet de repérer cette découverte de la contradiction.
Le développement de la biologie cellulaire, grâce à l’invention du microscope optique, a permis de démontrer dès 1878, selon les termes de Claude Bernard, « l’unité de structure de tous les êtres vivants. » en substituant « aux nombreux éléments et tissus qui formaient les matériaux de l’organisme un seul élément, la cellule, identique dans les deux règnes chez l’animal comme chez le végétal »
On passe peu à peu de la biologie cellulaire à la biologie moléculaire :
Dès 1910, l’analyse chimique de la matière vivante, en identifiant quelques trente biomolécules fondamentales, que l’on retrouve de la cellule végétale à la cellule humaine a mis en lumière le rôle de catalyseur des échanges chimiques dans le métabolisme cellulaire C’est au milieu du XX° siècle avec le physicien Schrödinger, à partir des années 60, que l’analyse moléculaire, élucidant la structure en hélice de l’ADN, a montré que la cellule vivante n’était rien d’autre qu’une usine chimique informatisée.
La question est, dès ce moment, posée :
La biologie moléculaire n’a-t-elle pas si bien réduit la biologie à la physico-chimie qu’elle efface la frontière entre le vivant et l’inerte.
Rostand et Tatry commentent : « si nous embrassons de haut en bas la série des vivants des plus complexes aux plus simples, nous arrivons aux monocellulaires, puis au bactéries, et insensiblement nous passons aux virus, au protéines, aux grosses molécules ; tout s’enchaîne, tout semble continu. Où commence la vie ? »
Citons, à titre d’exemple, la formulation de F.Jacob dans « La logique du vivant» :
« Ce qu’a démontré la biologie, écrit-il, c’est qu’il n’existe pas d’entité métaphysique pour se cacher derrière le mot de vie. Le pouvoir de s’assembler, de produire des structures de complexité croissante, de se reproduire même, appartient aux éléments qui composent la matière. » .
Voici l’aporie : Comment affirmer que les phénomènes de la vie sont des processus matériels sans réduire l’essence de la vie à la matière inerte, ce qui revient à nier la spécificité de la vie ?
Comment le « pouvoir » de s’assembler, de produire des structures, elles-mêmes capables de se reproduire, appartiendrait-il aux éléments qui composent la matière ?
Force est de constater, selon F.Jacob, qu’« avec chaque niveau d’organisation apparaissent des nouveautés, tant de propriétés que de logique».
Ce constat ne nous conduit-il pas dans notre compréhension de la nature ou de la matière, comme l’écrit encore F.Jacob, à l’idée d’une « dialectique qui fait s’interpénétrer les contraires et s’engendrer la qualité de la quantité » ?
N’est-ce pas ce passage du quantitatif au qualitatif qui constitue ce qu’on a appelé le bond dialectique qui est au cœur du devenirde la matière ?
o-O-o
3ème PARTIE Comment comprendre la dialectique ?
1) Le renversement marxiste
Marx met en œuvre une véritable subversion de la dialectique hégélienne, dès les manuscrits de 1843 puis une réélaboration qu’il effectue dans son œuvre économique, en particulier dans le Capital. Il résume dans la post-face du Capital : « Dans son fondement ma méthode dialectique n’est pas seulement différente de celle de Hegel, elle est son contraire direct.
Pour Hegel, le procès de la pensée, dont il va jusqu’à faire sous le nom d’Idée un sujet autonome, est le démiurge du réel qui n’en constitue que la manifestation extérieure. Chez moi, à l’inverse, l’idéel n’est rien d’autre que le matériel transposé et traduit dans la tête de l’homme…
Chez lui, elle est sur la tête. Il faut la retourner pour découvrir le noyau rationnel sous l’enveloppe mystique. »
L’analyse des contradictions du capitalisme et de son développement qui exige l’abolition de la division de la société en classes -produite par le système-, conduit Marx à réfléchir sur l’antagonisme : la contradiction inconciliable. Dans le cas d’une contradiction antagonique, pas de véritable identité des contraires sous leur unité ; pas de médiation pour apaiser ou transcender le conflit. Tout au plus un troisième terme où il se concentre ; pas de négation de la négation venant rétablir l’unité des opposés ; pas de sursomption finale sans élimination d’un contraire et émancipation de l’autre, ce qui confère une irréversibilité révolutionnaire au processus réel à l’opposé de la circularité conservatrice d’une genèse idéelle telle que la conçoit Hegel.
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Marx ne pouvait dévoiler l’antagonisme sous la contradiction qu’en subvertissant l’idéalisme d’une dialectique ou tout se concilie, moyennant un dépassement par la pensée qui laisse en réalité son objet intact. Il substitue l’opposition polaire des contraires au sein d’une unité, pensée par Hegel comme contradiction idéelle-réconciliable en contradiction matérielle irréconciliable.
D’où ce résultat entièrement neuf : une logique du conflit radical et de la transformation irréversible du monde réel.
La contradiction principale que Marx nous donne pour antagonisme est celle qui existe entre le caractère social de la production (qui est le résultat du développement des forces productives) et le caractère privé de l’appropriation capitaliste, qui se manifeste par la lutte de classes qui oppose le prolétariat à la bourgeoisie ;
Dans la contradiction, ainsi comprise comme antagonisme, l’un des contraires est nié par l’autre dans son existence même. C’est pourquoi son développement suppose la suppression d’un des contraires, au-delà d’un certain point, - suppression par laquelle l’autre contraire est lui-même libéré.
Marx substitue d’un même mouvement la matérialisme historique à l’idéalisme spéculatif et la dialectique de l’antagonisme réel à celle du non antagonisme idéel,, la lutte des classes à l’identité logique des contraires, la révolution à l’aufhebung
Mais, voici la difficulté de la lecture de Marx : Faut-il identifier la contradiction à l’antagonisme ?
2) Contradiction et antagonisme
La réflexion sur les sciences oblige à revenir sur l’essence de la contradiction
Le savant, lorsqu’il est amené à penser l’essence des phénomènes naturels comme le lieu d’une contradiction met à jour un processus où la négation, loin d’être la suppression de l’un des contraires, constitue le secret moteur de leur unité matérielle.
La contradiction dialectique est un rapport d’opposition entre des contraires qui se nient réciproquement au sein de l’unité qu’ils forment ensemble. Et, c’est la forme de la négation qui, au terme d’un procès de développement, conduit à la résolution de la contradiction, non pas par un retour à l’identité de la chose ou de l’état initial mais par la genèse - la production d’une réalité nouvelle.
3) La catégorie d’essence,
Marx reprend la conception hégélienne de l’essence comprise comme un rapport et son procès de développement.
Prenons l’exemple de l’analyse de la marchandise : elle apparaît d’abord comme une chose sans problème, et c’est de ses propriétés de choses, dans son rapport marchand avec les autres marchandises (son rapport marchand extérieur), qu’elle paraît dériver sa valeur d’échange. Mais l’analyse économique montre qu’en réalité que la valeur d’échange, loin d’être l’effet des propriétés naturelles de la marchandise « n’est en fait rien d’autre que le rapport entre les travaux des individus », qu’une marchandise a dix fois plus de valeur qu’une autre si sa production a exigé dix fois plus de temps de travail social, de sorte que cette chose, « est bien plutôt un rapport entre des personnes ». Loin donc que le rapport entre marchandises, la proportion dans laquelle elles s’échangent sur le marché soit la simple conséquence extérieure de leurs propriété naturelles, c’est au contraire le rapport dans lequel elle cristallise du travail social humain, qui fait d’elle des marchandises et explique leur propriété de chose ayant de la valeur.
En d’autres termes, tout paraît simple, la conception matérialiste de l’essence commence par ce constat : en tant que chose abstraite c'est-à-dire en tant qu’abstraction de la chose, l’essence n’existe pas. Nulle part en dehors de l’esprit n’existe quoique soit qui réponde au terme de marchandise en général, d’Homme en général, ou bien encore de démocratie en général. La dialectique marxiste prolonge ainsi jusqu’à son terme la négation du matérialisme classique à l’égard de toute entité abstraite et donne congé à la philosophie entendue comme « science des essences ».
4)La dialectique du réel concret
Pourtant, Marx, pas plus qu’Engels ne renonce au terme d’essence, bien plus c’est au nom de la recherche nécessaire de l’essence que se justifie pour eux la démarche de la science : « toute science serait superflue si l’apparence et l’essence des choses se confondait ». (Capital III, 3)
Qu’est-ce alors que l’essence dans son acception dialectique matérialiste ? C’est le rapport fondamental producteur de la chose, le procès fondamental où se développent le rapport et la loi de ce développement au sein de l’ensemble constitué par ses rapports et le procès auxquels ils appartiennent.
Autrement dit, l’essence n’est ni la généralité abstraite, objet de l’entendement, ni l’essence de la dialectique hégélienne, mais la logique concrète de l’objet concret.
Quel est donc le mode d’existence de l’essence ainsi comprise ?
Pour le comprendre, on peut reprendre l’exemple de l’échange des marchandises. Lorsque cet échange s’effectue encore de façon embryonnaire sous la forme du troc, l’idée d’échange apparaît seulement dans la conscience des individus à travers la pratique du marchandage comme un concept : une abstraction, qui n’existe encore que «dans la représentation ».
Mais l’extension et la généralisation des échanges vont nous permettre d’assister à un véritable processus de développement de ce rapport.
Quand se développent les échanges, la valeur d’échange, qui se trouvait encore implicite dans le troc, se détache des marchandises particulières pour prendre la forme matérielle d’une marchandise particulière qui est concrètement la marchandise universelle : c’est l’argent. Autrement dit dans l’argent, le rapport de valeur qui jusqu’ici n’était qu’un rapport théorique existant sous la forme d’un concept dans la pensée, se matérialise comme tel en une « marchandise particulière » considérée comme la marchandise générale. « L’argent, écrit Marx, est la richesse universelle sous son aspect individuel. »
Ainsi, l’essence au sens dialectique matérialiste constituée par un rapport et un procès de développement revêt, à un certain stade de développement, la forme d’une chose. Et cette métamorphose du rapport en chose, de l’universel en un particulier, est, contrairement aux apparences, l’inverse de la dialectique spéculative de Hegel, pour qui le concept produit la chose. L’argent en effet n’est en rien une matérialisation de l’idée, la réalisation d’une idée conçue en théorie, mais bien un produit de l’échange lui-même. Et c’est à l’inverse la pensée, qui se fixant dans un concept reproduit abstraitement cette chosification, -ou cette réification- des rapports d’échange. (qui se trouve réalisée par exemple dans la forme du capital financier).
Prenons un second exemple ::
De la même façon, le capital « en général » apparaît d’abord comme une abstraction que l’esprit forme à partir ces capitaux particuliers, mais il n’acquiert lui-même une existence réelle, en opposition avec tous les particuliers par exemple qu’ à partir d’un certain point de développement du capitalisme, en tant que capital financier disponible qui s’accumule dans les banques.
Il faudrait faire l’historique de la transformation de l’argent en capital pour assister à la genèse du concept quand le rapport se transforme en chose :
L’argent joue d’abord le rôle d’intermédiaire dans les échanges , achat d’un côté, vente de l’autre : il est un moyen de circulation rendant possible les échanges ; dès lors que, à la différence de toutes les marchandises particulières, lui seul permet de tout acheter, l’argent revêt la forme universelle de la richesse, substance monétaire que l’on peut accumuler. Dans l’économie marchande, l’argent est donc aussi un moyen d’accumulation de la richesse. Ce n’est qu’avec la révolution industrielle et le développement du capitalisme, lorsqu’il est investi dans l’entreprise en vue de la production, qu’il devient l’argent-capital, qui, à la différence de l’argent-marchand, a la capacité apparemment mystérieuse de croître par lui-même. Cette capacité était sans doute ébauchée dans le profit commercial et le prêt à intérêt, mais cette forme de l’argent ne prend son véritable essor qu’avec le capitalisme industriel.
Voici un troisième exemple: Le travail
Lorsque l’on parle du concept de « travail humain », il n’apparaît qu’à partir du moment où la force « humaine » devient une marchandise, c’est-à-dire un produit échangeable (complet développement de la production marchande).
Dans l’époque grecque archaïque et classique, on trouve des métiers, des activités, des tâches mais on cherche en vain « le travail ». Les activités sont classées en deux catégories. Les tâches rassemblées sous le terme de ponos sont des activités pénibles exigeant un effort et un contact avec les éléments matériels, donc dégradant. Par opposition, les tâches qui sont identifiées comme ergon (œuvre) consistent en l’imposition d’une forme à la matière. La hiérarchie des activités s’ordonne selon le plus ou moins grand degré de dépendance vis-à-vis des autres.
C’est au XVIIIe siècle que le terme de travail trouve très clairement son unité. Selon Adam Smith et ses contemporains, le travail est une unité de mesure dont l’essence est le temps. Il rend comparable des marchandises différentes et rend différentes des actions comparables.
La révolution industrielle marque une coupure, un changement de nature : les liens personnels ne comptent plus, seul subsiste un échange matériel – travail contre argent. La relation salariale devient le mode dominant de mobilisation et de rémunération de la force de travail. Le concept de travail est le reflet de cette mutation
5) La dialectique est la théorie de la connaissance
Le développement de la science moderne oblige à reprendre en une toute autre acception la catégorie d’essence dans le cadre d’une dialectique qui est le contraire de la Logique de Hegel ; Ici l’essence ne renvoie plus du tout à la fiction d’une substance, mais à l’effectivité de rapports. Non point une entité d’arrière monde, en deçà ou au delà des phénomènes mais fondement de l’apparition de la chose dans ce monde-ci, logique productive de ses manifestations où, à chaque fois de façon concrète elle se trouve tout entière investie.
Ainsi loin de rendre inaccessible la chose en soi, (comme dans la Critique kantienne) le phénomène n’est précisément rien d’autre que son apparaître dans la représentation : la chose en soi est si peu inconnaissable que c’est elle et nulle autre qui ne cesse de se déterminer toujours davantage à travers le processus de la connaissance. Si comme le veut l’épistémologie bachelardienne (qui radicalise la Critique kantienne) il fallait renoncer à l’hypothèse d’une existence de la chose en soi (c'est-à-dire d’une réalité indépendante de la connaissance), le phénomène ne serait à proprement parler l’apparence de rien, et cela le condamnerait et la science avec lui à ne saisir jamais de la réalité qu’un fantôme. Au sens vrai du mot, le phénoménal ne va pas sans l’essentiel qui s’y manifeste.
« Toute science serait superflue, écrit Marx, s’il y avait coïncidence immédiate entre la forme phénoménale et l’essence des choses ».
C’est bien ainsi que nombre de scientifiques aujourd’hui en sont venus à penser qu’il n’y a pas d’essence cachée derrière les phénomènes que la science étudie.
François Jacob par exemple dans son livre la Logique du vivant, souligne qu’il n’y a pas d’entité métaphysique pour se cacher derrière le mot de vie. Ce qu’il exprime en disant qu’en passant des particules élémentaires à la vie il n’y a nul changement d’essence. Formulation par laquelle François Jacob veut éliminer cette notion métaphysique de vie qui expliquerait les phénomènes qu’étudie la biologie ; Mais François Jacob ne s’exprime ainsi que parce qu’il continue à penser la notion d’essence en termes métaphysiques comme une substance ou un principe qui serait caché derrière les phénomènes.
De fait, la logique dialectique permet précisément de penser le passage de la matière inerte à la vie comme un changement d’essence ; parce que l’essence correspond précisément à la production d’une « nouvelle réalité ». François Jacob lui-même l’explique parfaitement en écrivant que « à chaque niveau d’organisation de la matière apparaissent des nouveautés, tant de propriétés que de logique », soulignant ainsi qu’il y a bien d’un niveau à l’autre un changement d’essence qui est le résultat d’un devenir.
La vie ne renvoie nullement à un principe [vital] ; elle ne recouvre nulle abstraction substantifiable ; mais les phénomènes de la vie ont pour fondement des rapports et processus essentiels qui ne sont pas immédiatement observables, et qu’il appartient à la raison non pas de découvrir, mais de reconstruire.
La nature n’a pas attendu l’homme pour pratiquer à tâtons le « omnis determinatio négatio » de Spinoza, pris dans son sens évolutif, déployant ainsi ce qu’il semble permis de considérer comme une productivité.
Cette conception de la dialectique, qui permet de reconstruire les processus naturels, reste incompréhensible dans le cadre d’une théorie de la connaissance qui sépare le sujet connaissant de l’objet à connaître.
Or, le dualisme classique du sujet et de l’objet se trouve mise en cause par les progrès de la science :
C’est une leçon épistémologique capitale qu’il faut recueillir des deux bouleversements opérés par la théorie de la relativité et celle des quanta. Regardons y de plus près : Dans le dualisme classique, le sujet connaissant était conçu comme étranger aux déterminations spatio-temporelles comme aux interactions matérielles de l’objet connu. Présent au monde, mais hors matière, l’entendement connaîtrait son objet pour ainsi dire sans y toucher.
Or,
1)En premier lieu, la théorie de la relativité remet en cause cette idée métaphysique selon laquelle la connaissance, mouvement de la pensée pourrait être étrangère à un processus matériel. En effet, dans la mesure où nulle information ne peut cheminer plus vite que la lumière, la connaissance est irrémédiablement topique (située) dans l’espace temps.
2) En second lieu, la théorie quantique a ruiné l’idée que l’objet pouvait être une réalité étrangère au sujet pensant qui cherche à la connaître - au processus de la connaissance. En effet, toute mesure dépendant d’un choix quant à ses modes technico-matériels d’obtention, la connaissance est un déterminant inévitable de ce qu’elle cherche à déterminer.
Expérience d’une exceptionnelle portée gnoséologique. Au sens fort du terme, la connaissance est une interaction : Les deux pôles du rapport cognitif, le subjectif et l’objectif, doivent être reconnus non plus seulement comme l’opposé, mais en même temps comme identique. L’objectivité à laquelle la connaissance peut prétendre, est toujours en même temps subjective : elle porte de toute nécessité la marque de l’interaction requise pour l’établir.
L’objectif est subjectif dans la mesure où la connaissance suppose l’intervention du sujet sur les processus matériels qu’il cherche à connaître. Mais le subjectif est objectif dans la mesure où les concepts élaborés par la physique tiennent compte des interactions produites par les instruments de mesure. C’est ainsi que le physicien quantique écrit : « la prise en compte des conditions d’observation dans la définition même des concepts, permet de défalquer l’effet de leur variation et permet d’accéder à une représentation affinée de la réalité objective. »
Seule une épistémologie fondée sur le dualisme du sujet et de l’objet peut maintenir l’idée d’une objectivité vierge de toute subjectivité connaissante. Mais là où la dialectique permet de comprendre la connaissance comme une interaction du sujet et de l’objet, le matérialisme, en affirmant la primauté de la matière, c'est-à-dire l’indépendance de la matière à l’égard de la pensée interdit de comprendre à la façon de Bachelard, cette interaction comme une construction technologique de la réalité.
Accorder sens à l’idée de dialectique de la nature signifie reconnaître dans la matière non pas du tout la dialectique,mode de pensée qui nous appartient en propre, mais bien des ordres de rapports et procès naturels dont ce mode de pensée constitue, dans sa subjectivité spécifique une irremplaçable re-production.
Cette conception matérialiste dialectique met un terme à toute théorie de la connaissance.
Cherchant à comprendre la connaissance, Kant posait le problème sous la forme d’une alternative : ou bien l’expérience rend possible les concepts, ou bien ces concepts rendent possible l’expérience. A la suite de Kant, des savants comme Einstein restant prisonniers des catégories philosophiques posent ainsi le problème : comment les concepts qui sont issus de la pensée s’appliquent-ils si parfaitement aux objets de la réalité ? « Comment la raison humaine peut-elle, par sa seule activité pensante, découvrir des propriétés des choses réelles ? » Et Einstein énonce ainsi l’aporie : « Si le monde de nos impressions sensibles est concevable, c’est un miracle qu’il le soit ».
Que les concepts restent inexplicables par voie courte, comme le voudrait le réalisme empirique, à partir de quelque distillation de l’expérience sensible cela est une évidence lorsqu’on réfléchit sur la connaissance scientifique. Les concepts ne peuvent se comprendre que comme production d’une capacité à concevoir.
Mais c’est cette capacité elle-même, dont il faut comprendre qu’elle s’est formée, transformée, modulée, validée, tout au long de l’histoire humaine, dans d’essentiels rapports objectifs avec l’expérience.
Par exemple, à ce moment crucial de la science et de la philosophie grecque ou prennent corps la logique abstraite de l’identité (Aristote) aussi bien que la géométrie euclidienne de l’espace ; et, de même, au moment où s’élabore le principe de causalité mécanique avec la physique galiléenne, mais aussi aujourd’hui où l’on a besoin de la catégorie dialectique pour comprendre le procès ou le progrès de la science contemporaine, ce qui à chaque fois se trouve condensé, en concepts ou en catégories constituantes de la connaissance, est le produit des leçons critiques des expériences pratiques (technique) de l’humanité. C’est ainsi que les constructions rationnelles les plus abstraites peuvent re-produire quelque chose des connexions et transformations matérielles. Et, c’est bien la seule raison pour laquelle ces constructions parviennent à s’accorder dans certaines limites avec leurs manifestations empiriques.
Que le monde soit concevable n’est donc pas un miracle, c’est une illusion gnoséologique, née du fait que se présente comme propriétés naturelles des choses ce qui relève de leur appropriation historique par l’activité cognitive de l’humanité.
Si l’on veut échapper à l’opposition de l’empirisme et du rationalisme, il faut concevoir la raison elle-même, libre productrice de concepts comme s’engendrant historiquement du constant retour critique sur sa pratique du réel.
Le paradoxe ou l’aporie relevée par Einstein se renverse : Si le monde nous apparaît rationnel, n’est-ce pas simplement que la raison est mondaine, c'est-à-dire née de ce monde.
(si au lieu de poser le problème au plan de la connaissance rationnelle, en se demandant comment le réel est concevable on le formule au niveau de la connaissance sensible en se demandant comment le monde est perceptible ou percevable -compte tenu de ce que nous savons sur l’évolution biologique des sensibilités animales comme sur l’ontogenèse neuropsychique des activités perceptives humaines, il est clair que l’accord de nos perceptes (perceptions) avec le réel est de nature entièrement adaptative.)
Conclusion
La dialectique doit être comprise comme inséparablement objective et subjective. Autrement dit comme logique du mouvement naturel aussi bien que spirituel.
Cette portée objective de la dialectique va de soi dans l’optique hégélienne, dans la mesure où la nature n’est pour lui qu’un moment du développement de l’idée. Mais une fois renversée de façon matérialiste la conception des rapports entre l’idéel et le naturel, comment comprendre que l’objectivité des choses puisse être adéquatement restituée par une subjective dialectique des concepts ?
Cela n’est possible qu’à la lumière d’un matérialisme intégral où les processus cognitifs sont reconnus comme originairement naturels eux-mêmes et le demeurant sous leur plus complexe forme historico-culturelle. Dès lors, le fait que la pensée humaine soit depuis toujours objectivement dialectique, souvent à son corps défendant, apparaît comme l’irrécusable indice d’une dialecticité inhérente à la matière en mouvement. Il n’y a pas de dialectique toute faite de l’Idée se manifestant dans les choses, mais une dialectique des choses se faisant mouvement logique dans la pensée.
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ANNEXE : L’épistémologie de Gaston Bachelard
Lucien Sève
Prenant pour objet les problèmes et les résultats des sciences contemporaines, leur travail réel, ce que Bachelard découvrait, c’est que les couples d’oppositions philosophiques sujet-objet, abstrait-concret, etc., ne parvenaient pas à rendre compte des derniers progrès de la microphysique. Partant de ce fait, il lui donna une portée générale : l’enquête historique prouvait que les catégories philosophiques « restaient immuablement étrangères » à la pratique des savants. Selon les philosophes, la connaissance part de l’immédiat : pour les savants, elle rompt avec l’immédiat pour construire – au sens théorique et matériel – son « objet » ; selon les philosophes, l’objet qui est dégagé au terme ème PARTIEdu processus de connaissance peut être saisi par une intuition immédiate de l’esprit ; au contraire, pour les savants, l’objet construit est plutôt une « touffe » de problèmes qu’une pensée achevée. Les longues pages où, dans la Formation de l’esprit scientifique, Bachelard s’attache à montrer qu’il existe une « rupture » entre l’immédiat (« l’expérience première ») et la connaissance scientifique, sont justement célèbres. Méconnaître cette rupture, c’est être victime d’un « obstacle épistémologique », c’est annuler l’abîme qui sépare l’expérience vécue de l’expérience théoriquement normée et techniquement ordonnée des sciences physiques. À ses yeux, dans une science, « rien n’est donné, tout est construit ». De ce point de vue, parler, comme Bergson, de « données immédiates de la conscience » est tout simplement un non-sens. « L’esprit scientifique, écrit Bachelard, doit se former contre la Nature, contre ce qui est, en nous et hors de nous, l’impulsion et l’instruction de la Nature, contre l’entraînement naturel, contre le fait coloré et divers. » La nécessité apparaît alors de rectifier la définition de ce que la philosophie appelle traditionnellement le réel. Le « réalisme » de la science ne saurait être que de « seconde position », ce ne peut être qu’un réalisme « en réaction contre la réalité usuelle, en polémique contre l’immédiat ». « Si d’ailleurs, ajoutait-il dans un de ses derniers ouvrages, on voulait faire le point entre la philosophie du donné et la philosophie du construit, il faudrait souligner, à propos de la philosophie corpusculaire, un véritable effacement de la notion de donné, si traditionnellement reçue dans la philosophie. » Il faut préciser qu’au-delà des philosophies contemporaines de la « conscience », Bachelard entrait par là en polémique avec toute tentative d’élaboration philosophique d’une théorie de la connaissance, en congédiant les catégories de sujet et d’objet, de concret et d’abstrait, etc., comme inopérantes dans le champ des sciences. Il dénonçait comme obstacle l’idée qu’il pouvait y avoir un sujet de la science. Il montrait enfin que le seul sujet de la science n’était que la « cité scientifique », ou encore : « l’union des travailleurs de la preuve ». Dès lors la connaissance ne doit pas être pensée comme « découverte » ou « dévoilement » de la vérité, mais comme production historique et « socialisée » de concepts scientifiques. Que la connaissance soit production, voilà sans doute l’acquis le plus précieux de l’épistémologie bachelardienne. Qu’elle soit travail, indissociablement théorique et technique, sur cette « matière » que devient l’immédiat, voilà qui n’était pas pensable pour la philosophie traditionnelle. Voilà qui brise le cercle philosophique de l’immédiat. De nouvelles tâches s’offrent alors à l’épistémologie : élaborer un concept adéquat de « production scientifique », de « travail », d’« expérimentation », bref, les concepts qui lui permettront de penser l’histoire des sciences.
La réponse de Lucien Sève
Bachelard rend éloquente la révolution mentale fomentée par les théories de la relativité et des quanta : mécanique non newtonienne, géométries non euclidiennes, épistémologie non cartésienne… cette « philosophie du non » est celles de sciences qui ne progressent pas par élimination de vues anciennes mais pas par délimitation de leur champ de pertinence et ouverture de nouveaux champs contigus où valent des principes dénués de signification au sein des précédents. Enveloppement plus que développement, ce type de progression a pour moteur la négation qui non pas rejette mais complète, construisant des synthèses théoriques indéfiniment élargies dans la nette conscience de leurs conditions concrètes de validité. Voilà selon Bachelard la « philosophie ouverte » qui définit le nouvel âge de la science. En résulte deux conséquences pour ce qui nous occupe. D’abord, n’est ici tenu que pour dialectique que le travail de pensée, non l’objet naturel. La dialectique est avant tout dialectisation, c'est-à-dire activité rectifiante d’un savoir qui n’accède à ses sommets qu’en reconsidérant ses bases, relativisant ce qu’il prenait pour absolu, substituant au réalisme spontané, substantialismes massifs et causalités sommaires des idées plus instruites et plus fines. Dira-t-on qu’il y a aussi dialectique entre des réalités comme onde et corpuscule ? Mais l’ondulatoire et le corpusculaire ne sont pas des choses, répond Bachelard, « ce sont des moments différents des mathématiques de l’expérience », pertinents chacun « dans certains cas ». On ne saurait donc parler de dialectique d’exclusion entre eux : c’est la forme « trop sommairement réaliste qui produit la contradiction ». la dialectique bachelardienne n’est pas du tout une logique du réel mais un dialogue du rationnel et de l’expérimental, essentiellement interne à l’esprit scientifique. Nous avons affaire ici à une dialectique de tendance idéaliste subjective, à l’opposé de son acception idéaliste-objective chez Hegel.