Introduction
Nous rencontrons l’Etat sous deux aspects qui nous apparaissent intimement liés :
*L’incarnation d’un pouvoir que l’on appelle aujourd’hui « politique », parce qu’il s’exerce sur les citoyens. En fait il s’agit d’une autorité qui s’exerce sur la société, c’est à dire les rapports sociaux qui sont propres à l’humanité et se présentent sous des formes historiques différentes, comme des « formations sociales », des structures, dont l’évolution semble bien constituer l’essence de l’histoire humaine. Cette première approche, qui fait apparaître l’Etat comme une réalité distincte de la société, annonce toutes les questions que nous allons rencontrer en essayant de comprendre, sinon de définir cette réalité :
- Celle de son origine : Si l’Etat est distinct de la société, sans doute a-t-il une origine historique ; mais alors, comment s’est-il formé et pourquoi est-il apparu ?
- Celle de sa légitimité : Si l’Etat a une origine historique, n’est-ce pas dire qu’il est, d’une certaine façon, « indépendant » de la société, c’est à dire des rapports sociaux ? Sans doute existe-t-il des formations sociales qui ne connaissent pas d’Etat ; mais alors qu’est-ce qui justifie ou explique, - en un mot qu’est-ce qui légitime son existence ?
- Celle de sa pérennité : Si l’Etat n’a pas toujours existé, n’est-il pas destiné à disparaître ? Dans quelles conditions historiques ? Mais aussi à quelles conditions possibles ? Avec quelles conséquences, souhaitables ou dommageables, pour les individus ?
C’est à toutes ces questions à la fois que les théories de l’Etat cherchent à répondre; mais toutes renvoient à une même interrogation : la nature de l’Etat.
Mais, voici que le second aspect que rencontre notre première approche vient, semble-t-il, compliquer et en même temps préciser les termes du problème. Après avoir constaté que l’Etat était distinct, voire indépendant de la société, force est de constater qu’il lui est intimement lié, voire nécessaire.
*En effet, c’est également un ensemble de structures qui relèvent de l’organisation de la société, de la vie sociale. Les rapports sociaux ne sont pas seulement des rapports humains, « intersubjectifs », mais des rapports « objectifs », qui ont à voir avec les choses, avec une réalité qui exige une « gestion » commune ou du moins concertée. Le périmètre de cette organisation de la vie sociale s’étend au fur et à mesure de sa complexification : tant en raison des progrès que des difficultés, des obstacles ou des crises que rencontre son évolution. L’inventaire exhaustif des « choses » gérées par l’Etat fait naître le problème, particulièrement actuel (opposant étatisme « social- démocrate » et libéralisme) du domaine de ses compétences. Contentons-nous donc des exemples sans soulever le problème : santé publique ; enseignement, formation, éducation et culture ; les moyens de communication (depuis les transports jusqu’aux réseaux informationnels) ; la recherche fondamentale dans tous les domaines scientifiques ; l’aménagement du territoire et l’environnement etc. On est contraint d’arrêter l’énumération, parce que l’extension des « services de l’Etat » a conduit les sociologues, depuis plusieurs années, à s’interroger sur le rôle de l’Etat, dans des essais, revus et complétés de 1970 à1994, dont les titres sont évocateurs : Pierre Rosanvallon, La crise de l’Etat- providence ; Michel Crozier, La société bloquée, sans compter les projets de stratégies pour remédier à la crise : Etat moderne-Etat modeste.
Mais, malgré ces interrogations provoquées par l’évolution de nos sociétés, on
ne conteste que peu le rôle de l’Etat qui, pour reprendre la distinction d’Auguste Comte a non seulement la charge du gouvernement : de l’ « administration des hommes », mais aussi celle de l’ « administration des choses ».
L’analyse impose la distinction de ces deux aspects de l’Etat, mais le problème de la nature de l’Etat réside dans le fait que la réflexion sur cette structure, qui s’est pour ainsi dire imposée ou « super-posée » ( selon l’expression marxiste comme une « superstructure ») à la société, aux rapports sociaux qui constituent sa base ( toujours en termes marxistes : son « infrastructure »), semblent , plus que jamais aujourd’hui en raison de l’extension du rôle de l’Etat que nous venons d’évoquer, tout à fait inséparables, véritablement imbriqués.
Peut-il y avoir une administration de la santé, de l’éducation, de la recherche ou de l’environnement sans une « politique », c’est à dire un pouvoir qui détermine, décide, voire impose à la société les formes de son organisation et aux citoyens, c’est à dire aux hommes, les structures de leurs rapports entre eux, comme s’il était dans sa nature d’exercer une domination ?
Le problème est posé par les penseurs : Une société est- elle possible sans Etat ?
A l’heure actuelle, le cœur du débat politique, qui est devenu le rôle de l’Etat, oppose les partis. Dans les thèses en présence (qui se défendent d’être des idéologies) : qu’il s’agisse de la position social-démocrate, de la conception libérale ou de l’idée républicaine, c’est l’exercice du pouvoir qui est en cause.
Mais, quand la question de l’Etat débouche sur le rôle de la politique, n’est-ce pas la nature du pouvoir qui est mise en cause ? Où peut-être faut-il lire la volonté des hommes de se réapproprier le contrôle de leurs rapports, avec l’espoir de se rendre un jour maîtres de leur devenir.
Chapitre I. De l’origine du pouvoir : Les théories
1) La doctrine du droit divin
La théorie de l'origine divine du pouvoir civil définit la position traditionnelle de l'Eglise catholique vis à vis du problème politique. Soutenue au Moyen Age par les disciples de Saint Augustin, reprise au XVIIème siècle par Bossuet, elle n'est que le développement de la parole de l'Apôtre Saint Paul : < Non est potestas nisi a Deo > : Il n'y a pas de puissance qui ne vienne de Dieu.
Cette formule ne signifie pas que Dieu désigne lui-même les gouvernants : le choix appartient aux hommes ; mais, dès le moment où ils sont désignés par le choix arbitraire des hommes, l'autorité qu'ils détiennent leur vient de Dieu. En d'autres termes, la souveraineté n'a pas son origine dans le choix des hommes ; elle provient de Dieu comme de sa source naturelle : c'est en Dieu qu'il faut chercher la source de l'autorité politique, les hommes se bornant à désigner ceux qui l'exerceront.
Cette thèse est développée par Bossuet dans sa Politique (1709) et par Ramsay dans son Essai Philosophique sur le Gouvernement Civil (1719) qui reprennent l'exposé plus complet que l'on trouve dans l'ouvrage du Chevalier Filmer : Patriarcha or the natural power of Kings (1680).
La thèse est la suivante :
Les hommes ne naissent pas indépendants, ni égaux, mais ils sont par nature soumis à l'autorité de ceux qui les ont engendrés. « Chaque père de famille, antécédemment à tout contrat, écrit Ramsay, a un droit de gouverner ses enfants, fondé sur l'ordre divin et humain de la Providence ... » Ayant montré qu'il existe indépendamment de tout contrat une autorité naturelle, celle du père sur ses enfants, Ramsay soutient ensuite que l'autorité paternelle s'est convertie en autorité souveraine : celle du Roi sur ses sujets, qui tient de Dieu la place du Père. Et il peut conclure : « Il parait par tout cela que le nom de Roi est un nom de Père, et que la bonté est le caractère le plus naturel des Rois. »
2) La Révolution de la théorie du droit naturel
Cette théorie qui s'était développée dans les pays protestants, prenant sa source dans la Réforme, était destinée à combattre et à remplacer la doctrine du Droit Divin, c'est-à-dire la théorie de l'origine divine du pouvoir civil.
1. Tous les théoriciens du Droit Naturel affirment contre la doctrine de l'origine divine du pouvoir civil que l'autorité politique, le pouvoir civil ou la souveraineté trouvent leur source non pas en Dieu, mais dans les "conventions" que les hommes passent entre eux : « Le pouvoir civil, écrit Grotius, est un établissement humain».
A la base de la souveraineté, se trouve un contrat social, un pacte par lequel les hommes aliènent leur droit et leur liberté naturels au profit d'un Roi ou d'une Assemblée qu'ils choisissent pour les gouverner.
C'est une véritable révolution qu'accomplissent ainsi les Juristes du Droit Naturel dans le domaine de la Science politique, en menant victorieusement le combat contre la doctrine du Droit Divin. La portée historique de ce mouvement qui pendant deux siècles, oriente la marche de la Science politique, c'est d'avoir réalisé une des idées fondamentales de la Réforme : affranchir la politique de la théologie, créer en dehors du domaine religieux les bases d'une Science politique.
En effet, si le pouvoir civil a sa source dans des conventions humaines, s'il émane des particuliers qui le confèrent aux gouvernants en aliénant leur liberté naturelle, il devient donc purement laïc et doit échapper au contrôle de l'Eglise.
La théorie du contrat social est ainsi primitivement dirigée contre le pouvoir temporel de la Papauté, et tend à restituer au pouvoir royal son autonomie en l'établissant sur des bases purement laïques.
2. Comment les théoriciens du Droit Naturel peuvent-ils prouver que le pouvoir politique prend sa source dans des conventions humaines ?
Il leur faut imaginer que les sociétés civiles n'existent pasavant le pacte socialqui les constitue. En d'autres termes, il leur faut imaginer un hypothétique état de nature dans lequel les hommes existent indépendamment les uns des autres, avant toute institution humaine.
Dans cet état de nature, les hommes vivent indépendants et égaux, l'égalité consistant dans le fait que nul n'a par nature le droit de commander aux autres.
A partir de cette hypothèse, le problème est donc de savoir comment on est passé de cet état d'indépendance des individus à la société civile où les hommes sont soumis à une autorité commune : c'est la théorie du contrat social, qui constitue la réponse.
3. En quoi consiste le contrat social pour les théoriciens du Droit Naturel?
C'est le pacte par lequel les hommes, indépendants et égaux, se soumettent soit par nécessité, soit volontairement, à l'autorité d'un seul homme ou d'une assemblée.
Il s'agit d'un pacte de soumission par lequel les particuliers se dépouillent d'une partie de leur liberté naturelle en faveur du souverain ou de l'assemblée souveraine : c'est cette aliénation qui donne naissance à la souveraineté.
Pufendorf écrit : « La souveraineté résulte d'une convention par laquelle les sujets s'engagent à ne pas résister au souverain et à le laisser disposer de leurs forces et de leurs facultés.»
Ainsi les particuliers en s'unissant par des conventions, en aliénant d'un commun accord leur liberté naturelle au profit d'un Roi ou d'une Assemblée, donnent naissance à cette "être moral" qu'on appelle la souveraineté. Une fois cette aliénation faite, les particuliers d'indépendants qu'ils étaient, deviennent sujets, et pour toutes les actions qui intéressent la communauté, ne doivent plus suivre leur propre volonté mais celle du "souverain".
Deux cas sont possibles, sans que le pacte de soumission change de nature :
-ou bien la société civile doit son origine à la conquête; les vaincus sont tenus d'obéir au vainqueur. Mais un pacte intervient qui transforme l'état de fait en état juridique et rend le droit du vainqueur légitime: les vaincus acceptent tacitement l'autorité du vainqueur en échange de leur vie.
-ou bien c'est volontairement que les hommes s'unissent; le pacte de soumission est le même: c'est lui qui donne aux gouvernants le droit de commander aux membres du corps politique.
4. Cette théorie distingue la source et l'exercice de la souveraineté:
La source de la souveraineté se trouve toujours dans le peuple.
Mais, au moment de conclure le pacte social, le peuple peut, en ce qui concerne l'exercice de la souveraineté, choisir entre quatre éventualités:
- se réserver l'exercice de la souveraineté sans partage : c'est le gouvernement démocratique.
-le partager avec ceux qui gouverneront : la souveraineté est partagée entre les gouvernants et l'assemblée du peuple.
-l'aliéner sous conditions : le Roi ou le Conseil ont un pouvoir limité.
-l'aliéner sans réserves : le Monarque est souverain absolu.
La théorie peut ainsi rendre compte de toutes les formes de gouvernement mais dans l'esprit de GROTIUS et PUFENDORF, elle doit servir de fondement -laïc- à la monarchie absolue.
3) La réflexion de Jean-Jacques Rousseau
C'est en 1741, après les années délicieuses et fécondes passées auprès de Madame de Warens, dans la propriété des Charmettes que Jean-Jacques Rousseau vient tenter sa chance à Paris.
Après avoir présenté sans succès à l'Académie des Sciences, une nouvelle méthode de notation musicale, il accompagne en 1743 l'Ambassadeur de France à Venise. Revenu à Paris en 1744, il collabore à un opéra avec Voltaire et devient en 1746 le secrétaire de Madame Dupin. Il est reçu dans les salons, se lie d'amitié avec Diderot, est associé à l'Encyclopédie.
Les questions politiques sont au centre de sa pensée ; dès 1743, il a projeté d'écrire un grand traité sur les Institutions politiques.
A ce sujet, il écrira dans les Confessions :
« Mes vues s'étaient beaucoup étendues par l'étude historique de la morale. J'avais vu que tout tenait radicalement à la politique, et que, de quelque façon qu'on s'y prit, aucun peuple ne serait jamais que ce que la nature de son gouvernement le ferait être. Ainsi cette grande question du meilleur gouvernement possible me paraissait se réduire à celle-ci : quelle est la nature du gouvernement propre à former le peuple le plus vertueux, le plus éclairé, le plus sage, le meilleur enfin, à prendre ce mot dans son plus grand sens ? »
Jean-Jacques Rousseau avait lu La Politique d'Aristote, La République de Platon; et, parmi les Modernes, les Juristes de l'Ecole du Droit Naturel : Grotius et Pufendorf :
- l'ouvrage du Hollandais Grotius : De jure belli ac pacis avait été publié en 1623
-les ouvrages de l'Allemand Pufendorf : De jure naturae et gentium libri octo et De officio hominis et civis étaient publiés à la fin du XVIIème siècle, traduit au début du XVIIIème siècle.
- Jean-Jacques Rousseau avait lu également les ouvrages politiques du philosophe anglais Hobbes (1588-1679) : en 1642 De cive ; en 1651 Le Léviathan
Il avait également connaissance de l'ouvrage du philosophe anglais Locke (1632-1704) publié en 1690 : Essai sur le Gouvernement Civil.
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Une thèse originale
Avec Jean-Jacques Rousseau, la théorie du contrat social s'engage dans une voie nouvelle.
Tous les penseurs qui se rattachent à l'Ecole du Droit Naturel admettent que la souveraineté a sa source dans le peuple ; mais, distinguant l'origine de la souveraineté de son exercice, ils admettent en même temps que le peuple peut aliéner sa souveraineté en en confiant l'exercice à un tiers.
Ce qui est nouveau dans la thèse de Jean-Jacques Rousseau, c'est l'affirmation que la souveraineté doit toujours résider dans le peuple et que celui-ci ne peut en confier l'exercice aux gouvernants quels qu'ils soient.
La souveraineté est inaliénable ; il ne peut y avoir d'autre souverain que le peuple. Le seul Etat légitime est celui où le peuple exerce lui-même la souveraineté, c'est-à-dire l'Etat républicain, ce que nous appelons aujourd'hui le régime démocratique.
b) L’état de nature et l’origine de l’inégalité : Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les Hommes.
Alors que la philosophie des Lumières décrit l’évolution de la société comme un progrès, ce progrès comme une chaîne continue, comme une montée régulière, destinée à conduire au bonheur du genre humain, Jean-Jacques ROUSSEAU va montrer que la société telle qu'elle s'est historiquement constituée a rendu l'homme étranger à lui-même. Ce progrès - cette évolution irréversible - est en même temps un recul : en devenant un homme, un autre homme, l'homme s'est en même temps dénaturé ; il s'est perdu lui-même ; il est devenu étranger à lui-même. Il s'est aliéné.
Il lui faut reconstituer l'histoire de l'homme pour montrer comment est né, comment s'est formé "cet homme de l'homme", cet homme étranger à lui-même dont il éprouve la misère...
Le Discours sur l'Inégalité répond à une question posée par l'Académie de Dijon:
Quelle est l'origine de l'Inégalité et si elle est autorisée par la loi naturelle ...
La forme même de cette question reflète la thèse des philosophes. S'ils invoquent un état de nature, qu'il s'agisse de LOCKE, de MONTESQUIEU, de VOLTAIRE, de ceux qu’on a appelés les Jurisconsultes, c'est pour montrer qu'il existe des lois naturelles que les lois civiles doivent respecter et traduire : les lois civiles doivent confirmer ces droits naturels de l'homme que sont le droit à la sécurité, à la liberté, à la propriété acquise par le travail.
De ce point de vue (c'est sans doute la réponse qu'attendait l'Académie de Dijon) l'inégalité sociale n'est que l'expression des inégalités naturelles entre les hommes.
Pour savoir si l'inégalité sociale est justifiée par une loi naturelle, « il faut démêler ce qu'il y a d'originaire et d'artificiel dans la nature actuelle de l'homme.» Et pour cela, Jean-Jacques ROUSSEAU fait appel à un état de nature < qui n'existe plus, qui n'a peut-être point existé, qui probablement n'existera jamais.>
L'état de nature n'est donc pas une réalité qu'il décrit dont il affirme l'existence historique. C'est une hypothèse, une opération d'abstraction pour distinguer ce qu'il y a d'originaire dans l'homme et ce qui constitue l’apport de la société au cours de son histoire.
Or, dans l'état de nature, s'il a jamais existé, la vie du sauvage isolé diffère fort peu de la vie animale<apercevoir et sentir est son premier état qui lui est commun avec tous les animaux. >
C'est l'aiguillon de la nécessité qui entraîne le développement de l'esprit humain et le rassemblement des hommes : c'est l'état des peuples primitifs que nous connaissons: pêcheurs ou chasseurs. Cette époque est la plus heureuse de l'humanité.
Certes les hommes étant rassemblés, « chacun commence à regarder les autres, à vouloir être regardé soi-même: l'un est le plus beau, l'autre le plus fort, le plus adroit etc. ... Des différences apparaissent entre les hommes , des inégalités naturelles ... mais ces inégalités n'empêchent pas de satisfaire son appétit et de travailler pour le satisfaire ; chacun est libre, vit libre, bon et heureux.»
«La métallurgie et le fer sont les deux arts dont l'invention produit une révolution ». En effet, alors il peut produire plus qu'il n'est nécessaire pour lui-même, il comprend qu'il peut faire travailler les autres pour lui-même. Alors s'introduit la propriété privée : l'homme clôt un champ et sur cette terre, fait travailler les autres pour lui-même ; dès ce moment il y a des esclaves et il y a des maîtres.
Telle est la grande découverte de Jean-Jacques ROUSSEAU : la propriété privée n'est pas un fait naturel, c'est un fait historique qui se situe à un certain moment de l'évolution de la société. En même temps, il montre que l'inégalité sociale repose uniquement sur l'apparition de la propriété privée : l'apparition de ce « Ceci est à moi » est à l'origine de l'inégalité et l'origine de tout le mal.
La société et les lois apparaissent alors pour consacrer cette appropriation : elles firent d'une adroite usurpation un droit irrévocable et assujettirent désormais tout le genre humain au travail, à la servitude, à la misère.
Le Discours sur l'Inégalité est révolutionnaire : il prend le contre pied de la philosophie du XVIIIème siècle ; alors que l'on considérait que l'état social et en particulier le droit de propriété étaient fondés en nature, Jean-Jacques ROUSSEAU montre que la propriété est un fait historique, qu'elle est la cause de l'inégalité sociale et l'origine du malheur des hommes.
«Est-ce à dire qu'une société est impossible qui, loin de consacrer la dépendance des hommes, instaure leur liberté individuelle ? »
Il ne suffit pas de demander la suppression des privilèges et l'égalité des droits pour instaurer l'égalité des hommes et leur liberté réelle ? Il ne suffit pas que la société civile instaure l'égalité juridique et politique pour assurer la liberté et l'égalité des citoyens, Jean-Jacques ROUSSEAU l'a montré dans le second discours : les institutions et les lois consacrent l'inégalité sociale, elles expriment les intérêts particuliers. La société civile consacre la dépendance des hommes. Elle substitue au conflit des intérêts particuliers l'antagonisme de l'individu et de l'état.
Ainsi, Jean-Jacques ROUSSEAU soulève la question : Comment réconcilier l'homme et le citoyen ? - Comment construire l'état pour qu'aucun homme ne soit opprimé ? - Comment comprendre la loi pour qu'elle n'exprime aucun intérêt particulier, mais la volonté de tous et l'intérêt général ?
c) Le Contrat Social
Le but du Contrat Social est de réconcilier l'individu et l'état, l'homme et le citoyen :
Rousseau écrit Le Contrat social pour montrer qu’on peut concevoir une forme de société où l’individu accepte d’aliéner la liberté qu’il met en oeuvre pour satisfaire ses intérêts particuliers pour exercer, en tant que citoyen, au travers des lois, une volonté exprimant l’intérêt général.
« Trouver une forme d’association ... par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même. ” - “ Au lieu de la personne “ particulière ” de chaque contractant (poursuivant son intérêt particulier), cet acte d’association produit un corps moral et collectif, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté ».
Pour mettre un terme à l'inégalité sociale, le contrat consiste en ceci que « chaque associé doit s'aliéner avec tous ses droits à la communauté : chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous. Cet acte d'association produit un corps moral et collectif composé d'autant de membres que l'assemblée a de voix.»
La démocratie est donc la solution au divorce de l'individu et de l'état. Elle se définit par l'égalité de tous dans la mesure où chacun a aliéné sa personne et ses droits à la communauté. Par cette aliénation, l'homme s'est en réalité libéré. Alors qu'il opposait dans la société son intérêt propre à l'état, il est maintenant à l'origine des lois sans que ces lois expriment son intérêt particulier, mais l'intérêt général. L'homme, s'obligeant lui-même en tant que citoyen, poursuit sans contrainte l'intérêt général.
« Au lieu de détruire l'égalité naturelle, le pacte fondamental (le contrat social) substitue au contraire une égalité morale et légitime à ce que la nature avait pu mettre d'inégalité physique entre les hommes ... pouvant être inégaux en force et en génie, ils deviennent tous égaux par convention et de droit. »
Par l'artifice du contrat social, l'homme accède à la liberté. Il n'obéit plus qu'à lui-même.
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Conclusion : Analyse critique de la thèse du Contrat
La critique de la thèse tient tout entière dans l’analyse historique qui permet de mettre à jour l’illusion qui est à l’origine de la thèse de l’Etat fondée sur l’idée d’un contrat entre les individus.
Toute la démonstration repose sur l’idée d’un état de nature où les individus vivent indépendamment les uns des autres, qu’on le comprenne à la façon de Hobbes comme un état de guerre ou, à la façon des théoriciens du droit naturel, comme un état d’isolement où les hommes sont encore proches de la vie animale. Grâce à l’hypothèse de l’état de nature, la pensée politique se donne les moyens de concevoir une société fondée sur un contrat entre des individus indépendants les uns des autres.
Il faut chercher la genèse de cette idée dans la nouvelle conscience que les hommes du XVIII° siècle prennent de leur individualité au fur et à mesure de la transformation des rapports sociaux qui conduit à la chute du système féodal.
Dans la société féodale aucun homme n’eut pu prendre conscience de soi comme individu : il ne pouvait s’appréhender lui-même autrement que comme personne, c’est à dire comme un être inséparable de son rang social, déterminé par la hiérarchie les rapports féodaux ?
Au fur et à mesure que se développent à l'intérieur du système féodal, en même temps que les échanges, des rapports de production capitalistes, l'homme s’apparaît comme individu, indépendant de son rang social.
C’est cette nouvelle conscience de l’individu qui est à la base de la théorie des droits naturels et du contrat social comme fondement de l’Etat.
Ce qu’exprime et annonce cette pensée politique, ce sont les rapports sociaux qui seront instaurés par la bourgeoisie grâce à la Révolution, où les individus sont liés par contrat (contrat de commerce / contrat de travail).
Marx soulignera que cette pensée exprime la condition "idéale" du mode de production capitaliste: un état dans lequel des individus isolés, ne possédant que leur force de travail n'ont d'autre ressource pour assurer leur subsistance que de la vendre à d'autres individus qui possèdent les moyens de la leur acheter.
L’idée d’un Etat fondé sur un contrat entre les individus n’est que l’idéalisation des rapports capitalistes en train de naître.
Cette analyse nous permet de récuser toute théorie qui, aujourd’hui encore, voudrait que l’Etat fût fondé sur un contrat entre les individus. En tout état de cause, l’idée selon laquelle la société est composée d’individus isolés comme des monades ne fait qu’exprimer la situation de l’individu dans la société qui est la nôtre, fondée sur l’économie marchande et les rapports contractuels.
Ne sommes-nous pas encore victimes nous-mêmes de l’illusion qui nous oblige à penser la réalité sociale à partir de l’individu, celui que le jeune Marx appelait l’homme égoïste de la société bourgeoise ?
La « société civile » (selon l’expression héritée du XVIII° siècle), ou mieux : des « rapports sociaux » existent avant et, par là-même, indépendamment de la constitution ou de l’institution d’un Etat.
Dans ces conditions, il faut expliquer l’apparition de l’Etat ; et il n’est que deux voies :
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ou bien réfléchir à nouveau sur sa nature pour découvrir sa raison d’être et sa constitution ;
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ou bien analyser sa genèse historique pour essayer de comprendre sa nature.
La première voie est celle de la philosophie ou de la pensée politique, que nous emprunterons d’abord ; la seconde est celle d’une compréhension historique, que Marx a peut-être ouverte.
Chapitre II. La philosophie de l’Etat
La philosophie politique se définit, depuis ses débuts en Grèce, comme la tentative de saisir par la pensée la nature (la structure fondamentale) de l’État. Elle n’est pas une science positive des phénomènes politiques, des facteurs observables, des faits statistiques, etc.,; elle se demande ce qui fait que tel fait, telle texture de faits relèvent de la politique ou lui importent. Elle veut comprendre la vie des hommes en communauté, laquelle forme de vie constitue pour elle le fait fondamental. Toute philosophie politique développe ainsi, ou du moins implique, une anthropologie philosophique.
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La philosophie grecque
Platon
Il s’agit de découvrir un mode de vie en commun qui maintienne la paix à l’intérieur au moyen d’une éducation telle que chacun place l’intérêt général au-dessus de son intérêt particulier. Or ce résultat ne peut pas être atteint dans tous les cas ; les hommes, naturellement égoïstes et égocentriques, cherchent le plaisir des sens et les satisfactions de l’amour de soi, la richesse et l’honneur (motif qui ne disparaîtra plus de la philosophie politique et qui apparaîtra sous sa forme la plus pure chez Hobbes). Platon en tire toutes les conséquences : il faut soumettre les hommes égoïstes à un gouvernement qui réalise le bien de tous ; et, pour réaliser le bon gouvernement, il faut éduquer (chez ceux qui s’y prêtent, les autres n’étant accessibles qu’à la contrainte) le sens de l’honneur ; il faut écarter d’eux tout intérêt matériel ; il faut qu’ils deviennent des sages et que, en attendant (et l’attente peut durer), ils obéissent librement aux sages, à ceux qui connaissent la place de l’homme dans le cosmos parce qu’ils connaissent ce cosmos tel qu’il est éternellement présent dans la vue (theôria) de ses structures immuables, dans les formes, les Idées.
Nulle part on ne trouve une affirmation plus radicale de la politique pure que dans La République. Les sages, maîtres de l’État, sont seuls à réaliser complètement les possibilités humaines, la possibilité de l’homme, en accédant à la pure vérité de ce qui, immuable, permet de comprendre les phénomènes (les apparences). Or, pour qu’ils puissent s’adonner à la theôria (très différente de ce qu’on nomme aujourd’hui théorie, il faut que la cité ne soit pas déchirée par des luttes intestines. La première condition est alors que l’intérêt matériel soit neutralisé : le commerce, l’industrie, l’agriculture, l’argent et ceux qui le manient ne jouent aucun rôle dans la république ; leur existence est reconnue comme nécessaire, mais la partie de la population vouée à ces besognes ne dispose d’aucun droit politique. Elle ne sera cependant pas exploitée ou brimée, car ceux qui, sous la direction des sages, exécutent les tâches de police et défendent l’État contre tout adversaire extérieur (la république a une armée constamment sur le pied de guerre, mais exclusivement défensive, puisque toute conquête détruirait l’équilibre de l’État), les gardiens, sont étrangers à tout intérêt personnel, n’ayant pas de possessions (ils reçoivent de ceux qui travaillent et qu’ils défendent une subsistance limitée au strict minimum), ni de famille (ils ne connaissent pas leurs enfants) ; ils ont été formés à l’amour de ce qui est noble et à une noble compétition par le sport, la musique, par l’étude des mathématiques et par une religion d’État.
Platon lui-même n’a pas cru qu’un tel État soit réalisable ; il était même convaincu que, si par miracle il devait naître quelque part, il dégénérerait nécessairement comme tout ce qui est du monde d’ici-bas et qu’il le ferait par l’introduction de la famille, de la propriété, des éléments qu’on appelle socio-économiques. Il a voulu penser la politique et la chose politique en leur pureté et leur essence, en considérant la structure de l’homme en sa nature composite. Ce qu’il a ainsi laissé en héritage à tous ses successeurs, c’est que la vie en commun est une vie de conflits qui peuvent toujours se transformer en affrontements violents et que la tâche de la politique est d’écarter cette violence ou de la réprimer, le cas échéant avec les moyens de la violence et de la ruse. Naturellement, c’est-à-dire dans l’état non éduqué, les hommes sont sous la domination de leurs passions, et leurs passions ne connaissent, en ce qui regarde les rapports humains, que des ennemis ou des compétiteurs, avec lesquels on s’alliera tout au plus en vue de fins limitées. Seule une politique raisonnable, c’est-à-dire de la satisfaction de tous et de chacun, mais de chacun à la place que lui attribuent sa nature et son éducation, garantira la possibilité d’une morale vivante, vécue et vivable, en même temps que la possibilité d’une éducation, différente selon les tempéraments, mais une en son intention, et d’une existence sensée. Toute autre forme de vie et de constitution sera défectueuse, puisque, à des degrés de déchéance différents, elle placera l’intérêt d’une partie, soit masse, soit élite, soit chef unique, au-dessus de l’intérêt général.
Aristote
Le social et l’économique prendront leur revanche avec Aristote. Disciple fidèle de Platon, puisque les questions du maître resteront celles de son successeur, il s’en sépare par l’intérêt qu’il porte à la réalité. Il ne suffit pas de savoir quel serait l’État idéal en se donnant un endroit idéal et une population encore innocente de tous les vices des peuples historiques ; il faut se demander comment on réalise des États supportables sous des conditions données. La réalité historique doit être comprise avant d’être jugée ; et cette réalité est déterminée – l’idéal de référence restant celui de l’unité politico-morale – par les tensions spécifiques qui caractérisent les communautés existantes, toujours historiques, toujours déjà différenciées par la distribution de la richesse, le rapport, qui en découle, entre les classes, la tradition morale et l’éducation déjà reçue sous des lois déjà en vigueur. On ne maintiendra pas par les mêmes lois l’unité de la communauté dans tous les cas, on ne la rétablira pas ainsi là où elle s’est décomposée : les conditions socio-économiques, pour employer le langage moderne (non sans justification, puisque Aristote est le père de la sociologie politique), fixent le cadre de l’action politique. La forme de la cité grecque restera inconcevable lorsque des populations sont habituées à l’esclavage, sans participation aux décisions, sans indépendance économique. Une cité dont la richesse est concentrée entre les mains d’un petit groupe aura un gouvernement aristocratique (si les gouvernants agissent dans l’intérêt commun) ou oligarchique (s’ils poursuivent leur propre avantage) ; ou bien on versera dans un régime de masses pauvres qui se distribueront les possessions des riches, détruiront ainsi l’industrie et le commerce, et finiront par tomber sous le joug d’un tyran, représentant dégénéré du roi patriarcal du passé, qui ne respectera rien ni personne après avoir flatté et trompé la multitude.
Chacune de ces constitutions aura ses lois à elle : le bon citoyen d’une tyrannie sera lâche, obséquieux, traître à ses amis au profit du tyran ; celui d’une oligarchie fera preuve de courage et de fidélité envers le groupe dominant auquel il appartient et se montrera cruel et sans foi à l’égard de ceux qu’ensemble les maîtres de la cité privent de tous les droits et de tous les avantages. Il y a une nature de chaque forme de vie politique.
Quel sera alors l’État bon, celui qui réalise la vraie nature de l’État, et où peut-il se rencontrer ? Il sera bon si le citoyen formé par les lois, le bon citoyen de cet État, est en même temps homme de bien et réalise toutes les possibilités de l’homme, jusques et y compris la vie la plus haute, celle de la theôria (qui constitue, pour Aristote comme pour Platon, le sens et la justification de la politique). Cet État pourra exister là où les hommes connaissent la liberté politique, c’est-à-dire là où chacun, à tour de rôle, saura commander et obéir, où toutes les fonctions essentielles de l’État, pouvoir législatif, pouvoir judiciaire, pouvoir délibératif, seront accessibles à tous ceux qui ne sont pas étrangers résidents (métèques, entre les mains desquels Aristote laisse une grande part de l’activité économique, précisément parce que, sans obligations en l’absence de droits politiques, ils peuvent s’y consacrer) ou esclaves. Matériellement, un tel État aura sa base dans une distribution de la richesse telle qu’une couche moyenne s’opposera aux entreprises des grands comme des pauvres ; en l’absence de cette base, une autre forme de gouvernement, sans pour autant être bonne, sera la meilleure possible, vu que la constitution morale, économique, sociale ne supporterait que celle-là : même la tyrannie se justifie lorsqu’une communauté malade ne peut garder qu’à ce prix un minimum de cohésion.
2) L’État au service de la société: De Machiavel au « contrat social »
Machiavel est celui qui formule les principes de la nouvelle pensée politique avec le plus de rigueur. Seul un État fort à l’intérieur comme à l’extérieur peut donner à ses citoyens ce que ceux-ci regardent légitimement comme leurs droits fondamentaux : la sécurité de leur vie, de leur honneur (protection contre les insultes), de leur fortune. Les hommes ne cesseront d’être immoraux, violents, menteurs qu’à ce prix. Aussi seul un État autonome, État d’une communauté historique fondée sur une langue, une culture, un souvenir commun, pourra-t-il résister, grâce à l’esprit de sacrifice de citoyens protégés en leurs droits, aux assauts de ses voisins et à la décomposition interne. Machiavel veut une société morale, c’est-à-dire où règne la confiance mutuelle, à l’abri d’un pouvoir respectueux des membres de la société. Il n’y a qu’apparente contradiction dans le fait que le même Machiavel conseille au fondateur d’un tel État l’emploi de tous les moyens même les plus immoraux : c’est que l’État reste à créer et que le monde à partir duquel et contre lequel il doit être édifié est violent, sans morale, sans véritable communauté, et qu’il faut éliminer tout ce qui survit de féodalité, de particularisme, de prétentions mondaines d’une Église politisée. Qu’une vie morale ne soit guère possible sans « religion », sans reconnaissance vécue de principes derniers, Machiavel le sait ; mais une telle religion (ou faut-il dire : religiosité ?) ne peut exister que dans l’État d’une communauté vraie et sera fidélité religieuse envers lui ; ce ne saurait être une religion qui détourne l’homme du monde, dans lequel il vit et agit pour le transformer en âme à la recherche d’un salut transcendant et en faire l’esclave de ceux qui disposent, pour leurs intérêts très terrestres, de l’accès à l’autre monde.
Jean Bodin élaborera le concept de souveraineté de l’État, c’est-à-dire du prince, en toute clarté. Ce qu’implique ce concept n’en est pas moins présent chez Machiavel et s’y dessine peut-être mieux. Le souverain (roi, aristocratie, assemblée) est le défenseur de la société ; il a tous les droits, puisque rien n’existe au-dessus de lui ; mais son intérêt aussi bien que la loi naturelle de la distinction du mien et du tien, de l’inviolabilité des contrats, du respect dû à l’individu restreignent l’exercice d’une prérogative en principe sans limites : en ruinant la société, le prince ruinerait l’État, qui tire sa puissance d’une société dont cette loi naturelle exprime le principe. En effet ce que cherche l’homme à présent, ce n’est plus la félicité intemporelle du sage antique, ni celle, espérée, du chrétien : c’est l’être de besoins et de désirs qui peuple la société et l’État.
Hobbes l’exprimera sous la forme la plus radicale : seul un État tout-puissant protégera les membres de la société contre la démesure de leurs désirs innés de gloire et de richesse qui, sans contrôle, déchaîneraient la lutte de tous contre tous. Les individus abdiquent tout leur pouvoir entre les mains d’un seul afin d’être défendus contre eux-mêmes, non pour s’occuper des affaires d’État, mais pour pouvoir vaquer à leurs affaires à eux et pour pouvoir jouir en paix de leurs biens acquis.
C’est ainsi que naît l’idée d’un contrat social, idée contradictoire puisqu’elle suppose un contrat pour fonder la possibilité de tout contrat, idée pourtant très compréhensible puisqu’elle expose la façon selon laquelle l’homme s’interprète maintenant : il est, non pas être raisonnable, mais être rationnel, calculateur de son intérêt et, puisqu’il ne peut pas atteindre ses buts ni conserver les avantages obtenus en l’absence d’une régulation sûre des rapports de tous avec tous, il mesure ce qui est à l’idéal d’un contrat conclu entre êtres qui mettent leur avantage durable au-dessus des satisfactions immédiates de l’amour de soi, contrat donc entre hommes naturellement égaux, naturellement conduits par les mêmes désirs, naturellement calculateurs, naturellement portés à la recherche de la sécurité. Que ce contrat soit sans condition aux yeux de Rousseau, qu’il soit complété, comme chez Locke, par un quasi-contrat qui stipule les conditions sous lesquelles la société se soumet au prince et qui la dispense de toute obéissance si celui-ci enfreint les stipulations acceptées, il reste toujours que l’État est le produit de la société et qu’il doit justifier son existence devant elle : ce n’est pas un hasard que l’on n’ait jamais parlé de contrat politique, mais seulement de contrat social.
En fait, les États qui sont ainsi soumis au jugement ne sont pas nés d’un contrat. Ils ont été créés par des « ramasseurs de terres », ils sont historiques, comme sont historiques les sociétés particulières qu’ils organisent, administrent, conduisent. Rousseau est logique s’il désespère du salut des États de son époque, tous également éloignés du pur principe, tous dominés par des morales et des formes constitutionnelles historiques. Montesquieu a beau développer les principes moraux des différentes formes de gouvernement, il aura beau chercher l’équilibre dans une constitution qui réconcilie l’élément monarchique avec l’aristocratie et la démocratie de l’égalité sociale, son enseignement porte des fruits là où société et État ne font que naître (aux États-Unis) ou là où l’absolutisme a échoué (en Angleterre), mais ces fruits ne gardent leur fraîcheur que jusqu’au moment de la grande lutte de la société contre un État qu’elle condamne comme purement historique et qui, selon elle, outrepasse ses droits et restreint ceux du citoyen sans pouvoir se réclamer d’une nécessité rationnelle.
3) La thèse de Hegel
Les Principes de la philosophie du droit et les Leçons sur la philosophie de l’histoire viennent couronner le système de Hegel. En effet, si après la Science de la logique l'identité profonde de la Pensée et de l’Etre est prouvée, selon Hegel, le devenir réel de l’Esprit est arrivé à un stade tel que cette démonstration s’impose..
Dans la préface de la Phénoménologie de l'esprit Hegel explique que, s’il est maintenant possible d'achever la philosophie et de la dépasser en Science c'est que le monde moderne a vu apparaître un mode de l'organisation sociale qui commence à réaliser cette vérité que la philosophie a établie. Cette organisation sociale, c’est l’Etat.
Plus précisément, avec la Révolution française, l'empire napoléonien et l'ordre nouveau qu'ils ont imposé aux sociétés civilisées a été engendrée une pratique de l'État qui offre à la pensée la possibilité de définir l'essence même de l’Etat c'est-à-dire, du lieu où Raison et Liberté s'identifient effectivement. L'État moderne est le lieu où le citoyen librement veut la raison comme garantie de sa liberté.
Quelle est l'analyse de Hegel ?
Ce qui est le propre du besoin humain, à la différence du besoin animal ; c’est de ne pas se satisfaire de la simple consommation de son objet ; mais d’imposer cet objet comme objet de sa satisfaction, il requiert un ordre, une légitimation Son désir se construit comme volonté L'homme qui est dans le besoin possède non seulement son propre corps mais encore le droit de vouloir ce qui peut assurer sa survie. En soi la liberté se constitue donc sur le mode de l’avoir, de la possession mais précisément la possession ne devient propriété que si elle est garantie.Le problème est donc de déterminer non si l’homme est libre mais à quelles conditions il l’est. Car la liberté n'est pas idéal, mais un fait ; dès lors,t il importe de définir les modalités effectives dans et par lesquelles le d ésir humain, se faisant volonté’ s’accomplit.
Rousseau a bien vu que le droit repose sur le contrat. La possession- dont les modalités sont aussi bien l’occupation que le façonnage ne se constitue en propriété que celle-ci s'institue en contrat
,Mais, ce faisant, Rousseau n'a fait que généraliser en la fondant la théorie selon laquelle participent à la société ceux qui en quelque manière sont propriétaires. Le contrat, loin de protéger effectivement de l’injustice ,stipule que celui-là qui ne respecte pas le droit doit être puni. Pour maintenir la paix qui doit régner entre propriétaires se reconnaissant les uns et le temps dans leur légitime possession, il faut introduire la force. Il n’y a pas de droit de propriété sans droit de punir. Ainsi, la paix, que le contrat est censé instaurer, n'a d'autres fonction que de rendre acceptable la violence initiale de la prise de possession, elle a pour seul fondement la force c'est-à-dire le pouvoir des propriétaires.
Ainsi l'empire du droit privé n'est qu’illusoirement celui de la liberté.
Dans une société où les rapports entre propriétaires sont régis par le contrat l’homme n’est pas libre ; il doit l’être , il doit se vouloir agent de sa conduite. Ce n’est pas l’être que le moralisme oppose à l’avoir, mais le devoir-être
Dans les Principes de la philosophie du droit Hegel développe une critique de la
moralité kantienne ; il reproche à Kant de n’avoir pas défini les conditions d’une moralité effective, d’avoir cru que l’autonomie est l’affaire du sujet abstrait, quitte à retrouver autrui dans la société des esprits.
Si l’homme, à la différence de l’animal, veut la liberté, celle-ci ne saurait devenir effective par l’instauration du droit privé fondé sur le contrat ; Comme nous l’avons vu, le contrat met en présence des individus qui sont des propriétaires et ne vise qu’à garantir au moyen de la force publique la possession de chacun.
Il n’est pas possible de s’en tenir au droit privé pour découvrir le fondement d’une organisation sociale qui réconcilie la liberté et la raison
Qui prétendrait comprendre toute organisation sociale uniquement comme société civile se heurte à une contradiction ; La société civile est le lieu où la liberté réelle qui croit s'atteindre, se perd et se dissout dans la lutte des intérêts particuliers. Un tel système qui annonce à chacun la réussite, réserve à tous le conflit.
La théorie du contrat, comme la conception kantienne de l’autonomie,repose sur une illusion qui est un moment de l’histoire ; elle part de l’individu, de l’homme abstrait pour comprendre le lien social. Or, le fait est que l'homme qui veut la liberté, produit et consomme parmi d'autres producteurs et consommateurs, il agit politiquement, d'une manière ou d'une autre dans le cadre d'un État. La moralité objective concrète, l'existence de communautés humaines sont le lieu réel de la liberté celui où la liberté est confrontée au pouvoir et à ses limites. Ce qui est à la base de la société, c'est la famille. En elle, la volonté s'incarne ; la subjectivité s'impose des bornes à s désir,et se donne des obligations.. Elle échange cette limitation contre un droit d'appartenance,- le droit de faire parti d’une collectivité, d’autant plus capable de reconnaissance qu’elle est plus restreinte et apparaît comme fondée sur des sentiments naturels. L'en soi de la famille se développe pour soi dans le mariage et s'actualise dans le patrimoine :, biens et enfants. Mais la famille repose, sûr deux données contingentes : le sentiment de l'amour et la réalité partielle, précaire du patrimoine. En fait, il y a pas la famille mais les familles qui s'organisent au sein de la lutte pour la subsistance. L'existence de la famille renvoie ainsi à celle de la société civile c'est-à-dire à l'ordre de production des biens visant à assurer la survie des hommes..
C'est-à-dire de ceux de la liberté de la propriété et de la liberté personnelle de la société 10 000 de son industrie «
la souveraineté mais d'abord que la pensée universelle de cette idéalité ne devient distance que comme subjectivité sur deux soit et détermination à Dans la perspective des économistes anglais, Hegel analyse l’homo économicus et son activité spécifique c'est-à-dire le travail. La motivation effective de l’homo économicus est l'intérêt. Ainsi, la société civile est le système instable où fonctionne librement la satisfaction des besoins égoistes : chaque individu atomisé est soumis au seul principe de l'intérêt ne ne peut manquer de se constituer comme adversaire de tous les autres ; à l'intérieur de chaque métier s'installe le conflit, entre les professions se développe la concurrence ; au sein de la société s'opposent des classes, celles auxquelles la contingence historique à donné la possession des moyens de survie. Et celles-là qui, dans le dénurment,ne sont que ce quelles façonnent.
L'économique n'est pas la vérité de l’homme. En lui lla liberté, qui s'aliénait tant l'avoir ou dans l'intention abstraite du sujet moral, devient acte effectif ; elle se fabrique un monde, une transformation du monde, qui atteste du pouvoir de l'homme à se constituer lui-même par la médiation des produits qui manifestent à la fois sa puissance indéfinie et sa limitation historique. A
Mais, au niveau de l'économique, la liberté ne devient pas encore ce qu'elle est c'est-à-dire raison.
Et voici la conclusion de Hegel : c'est dans et par l'État que l'humanité s'accomplit. .Mais quel est cet état l'État qui réalise la liberté effective ?
- C'est l'État qui est c'est-à-dire qui fonctionne sous nos yeux et qui nous appartient seulement de connaître dans son essence.
L’on a souvent interprété cette démarche de Hegel comme un « réalisme » : une apologie du fait accompli, c'est-à-dire de la monarchie prussienne dominante en Allemagne et de la Sainte alliance. Ainsi, le message a été longtemps brouillé ; on a oublié que la défense de l'État moderne c'est-à-dire de l'État reposant sur la centralisation gouvernementale et administrative, sur la compétence des administrateurs et sur la garantie de la liberté privée des citoyens contredisaient alors l'État existant (et non réel)<.
La Grande-Bretagne et son régime parlementaire, la France napoléonienne la Prusse centralisée manifestent alors, aux yeux de Hegel, des aspects de cet État réel, qui ne sont pas reconnus comme tels et qui ne peuvent, de ce fait, développer leurs potentialités. . L'État est loin d'être connu comme la réalité efficace et morale ;
La tache de la théorie est de les révéler tels qu'ils sont, tels qu'on doit les connaître ; elle doit montrer comment ce qui existe est c'est-à-dire doit être connu<
Dans la dimension de la connaissance ( qui est celle de la théorie) l’Etat est la raison en soi et pour soi, il est la manifestation pour nous de l'universel concrer, de ce à quoi renvoie la particularité de l'existence (notre vie privée sous tous szs aspects) et la reconnaissance d’une finalité ( qui est celle du devenir de l’Esprit) trouvent le cadre actif de leur réconciliation. Il est le lieu où le vécu et le voulu cessent d'entretenir le conflit et se donnent les chances d’une réconciliation.
En lui se réalise la volonté libre qui veut la liberté de la volonté.
Voici le texte de Hegel ;
« L’essence de l'État, c'est l’universel en soi et pour soi, l’élément rationnel de la volonté, subjectif toutefois en tant qu’il se sait et s’affirme, et un individu en sa réalité. D’'une manière générale son oeuvre, par rapport à l'existence de l'individualité c'est-à-dire la foule des individus, est double : il doit d'abord les conserver comme personnes, puis assurer leur bien-être auquel chacun travaille pour lui-même mais qui a un côté général ; il doit protéger la famille et diriger la société civile ; en second lieu il doit ramener ces deux choses ainsi que toute la mentalité et toute l'activité de l'individu qui tend à constituer son propre centre, à lz vie de la substance universelle »
« L’Etat comme esprit vivant n'est qu'une totalité organisée, diversifiée en des activités qui, dérivant de la notion unique de la volonté rationnelle, la produise sans discontinuer comme leur résultat. La constitution est cet organisme de la puissance de l'État…. »
Mais quelle est ,selon Hegel,, cerre constitution?,
Cet état est une monarchie ;, plus précisément une monarchie constitutionnelle forcément centralisée dans son administration, largement décentralisé en ce qui concerne les intérêts économiques ; avec un corps de fonctionnaires de métier, absolument souverain aussi bien à l'extérieur canadien. Il ne s'agit pas d'un idéal. La constitution d'un peuple correspond à l'esprit de ce peuple. Il zst abstrait de prescrire de l'extérieur une organisation.
L'État, qui assure l'efficacité de la collectivité et la liberté de chacun est une monarchie. « Les constitutions démet d’ailkleursocratique, aristocratique et monarchique, il faut les considérer comme des formations nécessaires dans le développement et par suite dans l'histoire de l'État. »
« La vraie différence entre ces formes et la monarchie véritable consiste dans le contenu des principes du droit, qui trouvent dans la puissance de l'État leur réalité et leur garantie Ces principes sont ceux qui se sont développés, c'est-à-dire ceux de la liberté, de la propriété, et , d’ailleurs de la liberté personnelle, de la sociét civile, de son industrie, des communes et de l’activité régulière réglée parles lois»
La monarchie constitutionnelle, telle que Hegel la définit, est la vérité de l’Etat : son concept permet de penser celui-ci dzans ses contradictions surmontées.
L’Etat eomme universel concret, comme union de la raison et de la liberté n'existe pas encore, car il ne saurait être concret que s'il est universel c'est-à-dire mondial
Les principes de la philosophie du droit s’achèvent par le développement du concept de l'Histoire universelle.
A contre pied de cette philosophie politique s’inscrit la thèse anarchiste.
Nota : P.Ricoeur a analysé ainsi la rupturede Hegel avec la théorie du contrat.
Hegel dans les Principes de la philosophie du droit récuse l’extension du contrat de la sphère du droit abstrait à la sphère politique.
L’usage légitime du droit d’aliénation, selon lui, se limite aux relations de volonté à volonté à l’occasion des choses possédées ; il faut qu’une volonté se soit d’abord liée à l’existence empirique des choses par l’acte d’appropriation, qui est une prise arbitraire de possession, pour que l’autre volonté puisse médiatiser la relation courte du moi à la chose par la relation longue de la reconnaissance juridique. Le contrat de volonté à volonté transpose la prise de possession en droit de propriété. « La propriété, dont le côté d’existence et d’extériorité ne se borne plus à une chose, mais contient aussi le facteur d’une volonté (par suite étrangère), est établie par le contrat » (§ 72).
Et voici le moment d’aliénation : « Non seulement je peux me défaire (mich entäussern) de ma propriété comme d’une chose extérieure (äusserlichen), mais encore je suis logiquement obligé de l’aliéner (entäussern) en tant que propriété pour que ma volonté devienne existence objective pour moi. Mais à ce point ma volonté comme aliénée (entäusserte) est du même coup une autre » (§ 73).
Ce pouvoir de me défaire (mich entäussern) est, en un sens, le comble de l’arbitraire ; par lui j’atteste ma maîtrise sur la chose en m’en dessaisissant (§ 65) ; mais l’essentiel du contrat n’est pas que je me défasse de la chose, mais qu’elle devienne la chose d’une autre volonté. La même chose qui a constitué l’existence de mon vouloir, je la vois maintenant comme l’existence d’un autre vouloir. Je puis dire, dès lors, que ma volonté se reconnaît identique à la volonté de l’autre, en tant qu’elles ont la même chose abstraite, la même valeur, en face d’elles. L’universalité de la chose et l’universalité du vouloir se font face. Ainsi le contrat fait du dessaisissement arbitraire un échange nécessaire, légal. Devenir propriétaire, c’est renoncer à l’appropriation sans règle. Par la loi d’échange, l’aliénation n’est pas seulement renoncement à la chose, mais au lien arbitraire à la chose. La durée, l’objectivité, la nécessité s’ajoutent à un lien primitivement précaire, subjectif, arbitraire. Ainsi cette dialectique, où s’échangent des choses et des vouloirs, confirme la fécondité de l’aliénation : d’une volonté arbitraire procède une volonté raisonnable.
Mais, avec la confirmation, vient le coup d’arrêt : il n’est pas possible de faire de cette aliénation-contrat le modèle de la relation d’où procède l’État : « La nature de l’État ne consiste pas dans des relations de contrat, qu’il s’agisse d’un contrat de tous avec tous, ou de tous avec le prince ou le gouvernement. L’immixtion de ces rapports et de ceux de propriété privée dans les rapports politiques a produit les plus graves confusions dans le droit public et dans la réalité. » On ne saurait « transporter les caractères de la propriété privée dans une sphère qui est d’une autre nature et plus élevée » (§ 75).
Il faut donc ramener à son lieu d’origine le contrat et, avec lui, l’aliénation qui en relève : cette réduction est inscrite dans la définition même du contrat : « Les hommes entrent dans une relation contractuelle [don, échange, négoce] par une nécessité aussi rationnelle que celle qui les fait propriétaires » (§ 71). Or, la propriété sépare les contractants ; leurs volontés restent extérieures l’une à l’autre ; cette exclusion mutuelle ne saurait rendre compte de l’appartenance à la communauté concrète qui, pour Hégel, est à la base de l’État. On ne tirera jamais la Sittlichkeit, la « moralité objective » et concrète, du droit abstrait. Telle est la limitation de principe de l’aliénation-contrat.
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La critique de l’Etat : La thèse anarchiste de Proudhon
Il s’agit non pas de conquérir le pouvoir d’Etat pour l’utiliser en vue de résoudre le problème social, mais de parvenir à une « dissolution des pouvoirs politiques ». De là aussi une critique radicale de l’idée de démocratie, simple figure, parmi d’autres, du « principe d’autorité » : « nous avons jeté au monde notre idée suprême, l’idée de la liberté ; la démocratie n’a pas entendu » - puisque la tradition démocratique, par sa confiance dans l’Etat, par la prédominance accordée à la politique sur l’économie ne constituerait, qu’ « une excitation nouvelle donnée au jacobinisme ».
Deux thèses majeures traversent ainsi l’entreprise proudhonienne :
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« Le gouvernement, à son plus haut degré de perfection, est organisé pour la sujétion et la spoliation du plus grand nombre » : rien ne sert, par conséquent, de rechercher de nouvelles « théories gouvernementales » ; il faut bien plutôt dissocier l’idée d’ordre social et celle de gouvernement.
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« Au système des pouvoirs politiques, nous avons à substituer un système de forces économiques », l’organisation économique devant remplacer « le préjugé gouvernemental » pour conduire les sociétés « vers le monde supérieur du droit humanitaire » : bien entendu, « ce système, ou plutôt et équilibre des forces économiques, ne peut être créé par voie d’autorité », mais doit « résulter du consentement tacite ou exprimé des citoyens ».
Notons que cette conception proudhonienne de la révolution sociale repose sur l’idée qu’elle est inscrite dans «la logique de l’humanité » et censée conduire vers « le monde supérieur du droit humanitaire ».
La question que soulève immédiatement cette critique tous azimuts de l’Etat est celle que pose Proudhon lui-même dans l’Idée de la Révolution. Que mettre à « la place du gouvernement », et, ajouterons-nous, sur quelles bases philosophiques envisager comme évidente l’hypothèse de sa suppression ? Soit : comment passe-t-on de « l’anarchie négative » à » l’anarchie positive » qui doit livrer enfin les principes d’une organisation sociale non étatique ?
On pourrait aisément montrer comment cette thèse, malgré ses apparences libertaires, conduit à une conception totalitaire.
Croyant être aux antipodes de la réflexion hégélienne, celle ci s’inscrit non pas comme le contraire de la thèse anarchiste mais bien comme la spéculation idéaliste, qui peut seule donner corps à cette croyance en une logique du réel conduisant nécessairement à un monde supérieur compris comme la réalisation de l’humanité.
Chapitre III. Une théorie sociologique
Le chemin le plus naturel pour comprendre la nature de l’Etat, c’est de prendre en compte les résultats de l’étude des sociétés primitives, qui ont mis en lumière un point essentiel. La constitution d’un Etat n’apparaît qu’avec l’économie marchande, qui s’accompagne nécessairement de la division du travail.
L’analyse s’impose d’elle-même à la manière d’une évidence corroborée par l’expérience vécue de l’entreprise,- microcosme d’une société, où la division des tâches exige la mise en place d’un pouvoir à la fois organisationnel, gestionnel, mais aussi décisionnel, qui suppose une « autorité ».
Reprenons l’analyse de la constitution de l’Etat sur la base de la société marchande, selon le paradigme de l’entreprise :
Dès le moment où les individus ne sont plus en rapports entre eux, comme dans les sociétés primitives, à travers leur participation à des tâches collectives et à une vie commune, mais bien maintenant à travers l’échange de leurs produits devenus des marchandises, « des choses », ils doivent maintenant entrer « volontairement » en rapport ou mieux : « contracter » des rapports.
Marx décrit fort bien le phénomène, pour critiquer ce qu’il considère comme l’illusion des économistes : c’est la façon dont ce changement apparaît à quiconque réfléchit sur l’économie marchande: « Pour mettre en rapport les choses considérées comme marchandises, les gardiens des marchandises ( qui ne sont pas forcément les producteurs eux-mêmes mais aussi bien les commerciaux) doivent contracter des rapports réciproques comme des personnes dont la volonté réside dans ces choses (et non plus dans le travail de production lui-même), de sorte qu’on peut s’approprier les marchandises étrangères qu’avec la volonté d’autrui, par conséquent au moyen d’un acte de volonté commun. Ils doivent donc se reconnaître réciproquement comme propriétaires privés. »
C’est bien ainsi que ces nouveaux rapports entre les hommes apparaissent comme la base de la « société civile » et l’origine du droit qui régit ces rapports. Toute la vie sociale semble bien reposer sur une solidarité entre les individus, qui doit, pour la pérennité du groupe, nécessairement s’organiser. Le sociologue Durkheim, dans son livre sur la Division du travail écrit : « La vie sociale, partout où elle existe d’une manière durable, tend inévitablement à prendre une forme définitive et à s’organiser ; et le droit n’est autre chose que cette organisation même dans ce qu’elle a de plus valable et de plus précis ». Le droit est donc un fait social où se reflète la solidarité des hommes dans une société fondée sur la division du travail. L’Etat est, comme dans l’Entreprise, le pouvoir qui prend en charge à la fois l’organisation et la gestion de ces rapports en même qu’il exerce l’autorité pour faire respecter à la fois les normes et les droits.
Cette analyse ouvre une perspective politique qui est celle de la social-démocratie.
Dans une société marchande, sur la base de la division du travail, en raison même des progrès de la productivité, on peut instaurer une nouvelle solidarité, une meilleure répartition des richesses qui réduise les inégalités.
L’Etat est l’instrument qui assure à la fois la régulation des échanges, prend en charge les « services », concourt à la cohésion sociale et met en œuvre les réformes destinées à instaurer de nouveaux rapports sociaux fondés sur une solidarité, qui est l’essence même d’une société non seulement civique mais citoyenne.
Chapitre IV. Une compréhension historique de l’Etat
Avant de poser la question de la base sur laquelle a pu naître la structure de l’Etat, il faut se retourner vers les faits pour poser la question : - Existe-il des sociétés sans Etat ?
S’il n’existe pas d’état de nature où les individus vivent isolés avant de constituer entre eux une société, quels sont les rapports entre des individus entre eux : les rapports sociaux, dans les sociétés primitives ?
A. L’analyse sociologique des sociétés primitives
(Maurice Godelier)
1) Les données de l’anthropologie économique
L’anthropologie décrit et explique les structures et la logique du fonctionnement des sociétés sans classes qui subsistent de nos jours ou ont récemment disparu – depuis les bandes de chasseurs-collecteurs du désert du Kalahari (travaux de Lee, Marshall) jusqu’aux tribus d’horticulteurs de Nouvelle-Guinée (Meggitt, Brookfield, Brown) – et des formes primitives de sociétés de classes où l’État, personnifié par un souverain et une aristocratie tribale, contrôle des communautés locales encore largement organisées selon des rapports de parenté(travaux de Gluckmann, Kuper, Maquet sur les États africains traditionnels ; de Murra, Caso..., sur l’archéologie et l’ethnohistoire des empires précolombiens). Enfin, dans la mesure où de nombreuses communautés paysannes du Mexique (Forster, Wolf), de l’Inde (Kolenda), du Guatemala (Sol Tax, Nash), de Ceylan (Leach) ou du Pérou (Stein, Métraux, Adams), de Java, tout en étant intégrées à des États de type moderne et de plus en plus profondément engagés dans une économie de marché, continuent à pratiquer des formes non marchandes de compétition et d’échanges, elles constituent le dernier secteur de recherches de l’anthropologie économique.
a) Économie et parenté
Dans les sociétés primitives sans hiérarchie politique (bandes, tribus segmentaires), les rapports de parenté entre individus et entre groupes organisent le procès même de l’économie. Ils déterminent les droits des individus sur le sol et ses produits, leur obligation à recevoir, donner, coopérer. Ils déterminent également l’autorité de certains sur d’autres en matière politique ou religieuse. Ils constituent, enfin, comme le montre Claude Lévi-Strauss, l’« armature sociologique » de la pensée « sauvage ».
b) Les formes de travail
À partir de ce fait essentiel s’éclairent les formes de travail, d’échange et de compétition qui caractérisent ces sociétés ou du moins les éléments qui semblent communs à toutes.
L’essentiel des tâches productives est accompli et contrôlé par un groupe de parents (qui ne se confond pas nécessairement avec la famille, restreinte ou étendue). Pour des tâches qui dépassent ses capacités, des groupements plus vastes (clan, village, voire tribu) fournissent leur aide. La chasse d’été, lorsque les bisons « noircissaient les plaines », était pratiquée chez les Indiens des plaines par la tribu tout entière, celle d’hiver par de petits groupes de parents. Le groupe produit la plupart de ce qu’il consomme, ce qui ne signifie pas qu’il ne produise rien pour l’échange et vive en autarcie. Le point essentiel est qu’il produit, directement ou indirectement (échange), ce dont il a besoin et que ses besoins et non la recherche du profit gouvernent sa production.
c) Les formes de propriété
Les outils sont simples et faciles à fabriquer. Le savoir technique est, pour l’essentiel, à la portée de chaque individu dans le cadre de la division sexuelle du travail, s’opposant en cela aux connaissances rituelles et magiques (Malinowski, Firth). La propriété des ressources fondamentales (territoires de chasse, de pêche, terroir) est en général collective. Celle des outils, des vêtements, des maisons, des arbres, du bétail, des fermes connaît des formes multiples mais elle est le plus souvent individuelle. Le groupe, en limitant et contrôlant les droits des individus sur les ressources rares, garantit à tous l’accès aux moyens d’existence (Salisbury).
d) Le travail
De façon générale, dans les sociétés primitives, les individus travaillent moins, moins régulièrement et de façon moins monotone que dans les sociétés industrielles. Et surtout le travail n’est aliéné ni par rapport aux moyens de production, ni par rapport aux produits, ni par rapport au travailleur lui-même : « Un homme travaille, produit en tant que personne sociale, en tant que mari et père, frère et membre du lignage, membre d’un clan ou d’un village. Être un « travailleur » n’est pas en soi un statut et le « travail » n’est pas une catégorie véritable de l’économie tribale » (M. Sahlins, Tribesmen).
e) Les formes d’échange
Le principe essentiel des échanges est la réciprocité sous la forme de dons et de contre-dons (Mauss, Essai sur le don, forme archaïque de l’échange, 1924). La compétition entre individus et groupes consiste fréquemment à mettre l’adversaire dans l’impossibilité de « rendre la pareille », à le transformer en « obligé » ou même à lui faire « perdre la face » en l’anéantissant sous l’ampleur des dons. La compétition au sein des sociétés est d’abord une lutte de « prestige », la revendication d’un « statut » supérieur au sein du groupe.
E. Service distingue tout d’abord la réciprocité « généralisée » qui prend place surtout entre parents proches où l’obligation de rendre est diffuse et tolère de longs délais. Celui qui a reçu rend lorsque cela lui est possible, ou lorsque le donateur est dans le besoin. Par contraste, la « réciprocité équilibrée » a un caractère « plus économique », moins « personnel ». L’aspect matériel de l’échange y compte autant que l’aspect social et les diverses parties s’accordent sur des principes d’« équivalence » des échanges. L’équivalence est avant tout une équivalence de l’utilité sociale, de la valeur d’usage des biens et, secondairement, une équivalence des dépenses de travail socialement nécessaires à leur production.
C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les formes primitives de commerce et de « monnaies ». Les monnaies primitives (coquillages, plumes, dents de cochon, etc.) ne sont pas des moyens d’échange universel (Einzig). Le plus souvent, elles ne s’échangent pas directement contre du travail, ne servent pas à « acheter » de la terre et s’échangent de façon limitée contre des biens de subsistance. L’important est de constater que l’inexistence d’une monnaie universelle s’explique par les limites de la production destinée à l’échange, mais aussi par les limites sociales qu’instituent les groupes en contrôlant l’accès des individus aux femmes, à la terre et aux moyens de subsistance (Daldon). Dans certaines sociétés (Rossel Island, Malekula) les groupes maintiennent artificiellement la rareté des biens précieux qu’ils utilisent dans leurs transactions matrimoniales, politiques, etc. Cela explique comment l’introduction de la monnaie et des rapports marchands européens a détruit rapidement sans « violence » les équilibres économiques et sociaux que de nombreuses sociétés s’efforcèrent de préserver. Pour des raisons analogues, Aristote dénonçait dans l’accumulation de l’argent pour lui-même (la chrémastique) le germe de destruction de l’ancienne organisation familiale grecque.
2) Développement de l’inégalité et des formes primitives d’Etat
En définitive, le grand problème reste celui du développement de l’inégalité dans les sociétés primitives et des conditions et voies d’apparition de formes primitives d’État et de classes sociales. Il est utile de rappeler que, dès ses formes les plus primitives, la société archaïque comporte déjà, sur la base de la division sexuelle du travail, des statuts inégaux pour les hommes et les femmes ainsi que pour les générations. Dans les sociétés segmentaires sans statuts héréditaires, un homme, pour s’élever au-dessus des autres et devenir un « leader », doit accumuler un « fonds de pouvoir » (Malinowski), amasser des richesses pour les distribuer avec une générosité calculée. Il crée ainsi, avec l’aide de ses parents puis de tous ses « obligés », une « faction ». Il représente donc à un degré « supérieur » la communauté dont il est membre et s’identifie, plus que tout autre, aux intérêts généraux de la société. Cependant une contradiction interne mine son pouvoir. Pour le maintenir, le leader doit demander plus et retarder sans cesse le moment de rendre aux membres de sa faction. Selon l’excellente formule de Sahlins, « inaugurée dans la réciprocité, son autorité à la limite s’achève dans l’exaction. Miné de l’intérieur et contesté de l’extérieur, son pouvoir s’effondre et entraîne la chute du « grand homme » au profit d’un rival ».
L’exercice de fonctions sociales est à la base de toute suprématie économique et politique, individuelle ou collective. Les différences sont immenses, du chef d’Omarakana (Malinowski) à celui de Tikopia (Firth) et aux aristocraties d’Hawaii et de Tahiti (Malo, Handy, Williamson). Ce qui leur est commun est le privilège de posséder les magies les plus puissantes (fertilité, guerre, etc.) et d’être l’intermédiaire nécessaire entre les humains et les forces surnaturelles ; c’est aussi leur possibilité d’accumuler, à travers les dons qu’on leur fait, des richesses considérables et l’obligation où ils sont de les redistribuer en grande partie ou de les mettre au service de la société pour l’accomplissement des cérémonies, des guerres, etc. Mais, alors que le chef à Trobriand contrôle en partie le produit et les échanges des membres de sa communauté, il n’a aucun contrôle des facteurs de production. À Tikopia, par contre, le chef contrôle l’usage des ressources et joue un rôle dirigeant dans la production sans être lui-même soustrait aux tâches de production dont il assume la direction. À Hawaii, enfin, l’aristocratie était complètement détachée de la production. Elle contrôlait les principales ressources, prélevait une partie du travail et des produits des communautés locales pour son propre entretien et celui de la « bureaucratie » et des suivants armés, ainsi que pour des travaux d’intérêt public (temples, canaux d’irrigation, etc.).
À ce point, nous sommes au seuil des formes primitives d’État et de sociétés de classes et il faudrait se tourner vers les royaumes africains traditionnels (L. Mair, Gluckmann, Balandier, Kuper, Maquet) et les Empires précolombiens (Caso, Karstein, Murra). Un État incarné par un souverain appartenant à des lignages nobles domine une population paysanne territorialement soumise à des prestations en travail et en produits. La propriété éminente du roi sur le sol, certaines formes de propriété étatique et « seigneuriale » se combinent avec les droits collectifs des communautés (Caso). Désormais, les rapports de parenté ont cessé d’être dominants dans l’échelle sociale tout en continuant à tenir une place importante au sein des communautés locales. Une exploitation de classe s’est développée sans exiger, comme le croyait Morgan, le développement de la propriété privée du sol. L’esclavage existe mais ne joue qu’un rôle secondaire dans la production (Mair, Murra). Une profonde transformation structurale est donc intervenue dans ces sociétés : à l’inégalité dans la répartition du produit social (principalement des biens précieux) s’est ajoutée peu à peu une inégalité dans le contrôle des facteurs de production ; à la « démocratie » et aux sociétés segmentaires s’est substituée l’hérédité de fonctions et de statuts aristocratiques ; enfin à la domination des rapports de parenté sur la société s’est substituée celle des rapports politico-religieux.
Il n’y a pas d’Etat dans les sociétés primitives parce que les échanges entre les hommes qui constituent les rapports sociaux ne sont pas des contrats entre les individus mais des dons réciproques qui tissent et renouvellent les liens entre les membres du groupe pour assurer la reproduction sociale : la survie et la pérennité de la communauté.
Paradoxalement à nos yeux, dans la logique de notre pensée liée à la pratique de l’économie marchande, on voit s’instaurer une hiérarchie sociale sans que s’installe un pouvoir indépendant des rapports sociaux ; on assiste à des échanges de biens et de services qui n’entraînent pas une appropriation individuelle des richesses ; enfin il existe une répartition des tâches qui n’aboutit pas à une division du travail entraînant une quelconque séparation entre les membres du groupe.
Ce qui caractérise cette société « à économie et à morale du don », c’est que la « reproduction de la société » (le mouvement par lequel elle perpétue son existence en créant des richesses qui sont réparties entre les membres de la collectivité), ne repose pas sur l’échange marchand : l’échange sur le marché des produits fabriqués par chacun des individus ou des catégories sociales dans leur sphère d’activité propre.
Mauss conclut : « Ces sociétés ne sont pas parvenues au contrat entre les individus, au marché où roule l’argent, à la vente proprement dite, où la valeur des choses se confond avec le prix des marchandises, estimé en monnaie… » « L’économie individuelle et de pur intérêt apparaît avec les sociétés sémitiques et grecques », à la suite d’importantes mutations.
A partir d’une certaine limite, les rapports de parenté ont cessé d’être dominants dans la société, des rapports sociaux nouveaux se sont-ils construits hors de la parenté. En fait, ce n’est qu’au moment où se sont multipliées les possibilités productives de l’humanité que sont apparues la richesse et la pauvreté, l’inégalité sociale et l’institution de l’Etat.
B. La genèse et la base de l’Etat : l’explication marxiste.
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La production marchande
La production marchande naît à partir du moment où les individus, qui chacun exécute des travaux particuliers produisent non seulement ce qui est nécessaire pour satisfaire leurs besoins ou ceux du groupe auquel ils appartiennent, mais « en vue de » l’échange de leurs produits sur le marché : les produits de leurs travaux se transforment en marchandises. Sans qu’il soit besoin d’analyser comment se produit ce changement du mode de production, on peut comprendre que la condition et en même temps la conséquence de ce changement, c’est la division du travail entre les individus ; pour que les produits puissent être échangés sur le marché, il faut que chaque individu (ou groupe d’individus) se spécialise dans la production d’un type de produits qui ait une valeur d’usage différente. Comment comparer des produits aussi différents, résultant de travaux particuliers aussi dissemblables ? Il faut, explique Aristote pouvoir établir une proportion entre eux, grâce à une unité de mesure, un intermédiaire qui est la monnaie. C’est à cette énigme que répond l’analyse par Marx de ce mode de production où les objets d’usage se voient attribuer une valeur qui les rend comparables, dont l’origine est mystérieuse.
2) L’aliénation
Ce n’est pas ici l’analyse de la valeur qui nous intéresse, mais la conséquence de ce mode de production inséparable de la division du travail.
L’aliénation, c’est l’ensemble des processus par lesquels les puissances sociales des hommes - leurs capacités collectives de produire, échanger, organiser, connaître- se détachent d’eux pour devenir des forces étrangères, voire monstrueusement autonomes qui les subjuguent et les écrasent - tels par exemple le capital et les lois du marché, l’Etat et les logiques de pouvoir, l’arène internationale et la “fatalité de la guerre”, les idées dominantes et l’évidence illusoire …
Mais pourquoi donc ces puissances s’aliènent-elles ? Cela tient non à quelque fatalité naturelle mais à une situation historique. Les activités spécifiquement humaines reposent sur un cycle sans cesse recommencé et élargi de leur objectivation sociale en des productions de complexité cumulative - des premiers outils et signes aux technologies et théorisations d’aujourd’hui - et de leur constante appropriation subjective par les individus, qui de ce fait vont eux-mêmes en se développant.
Mais cette complexification a eu pour corollaire au fil des siècles un triple processus de clivage social :
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la division du travail qui, comme dit Engels, « divise aussi l’homme » (Anti-Dühring, Editions sociales 1971, p.329), parcellisant du même coup sa capacité de réappropriation ;
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la division de classe, qui met la plupart des richesses matérielles et culturelles hors de portée pour la grande masse des individus ;
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et au stade présent de l’histoire, ce qu’on pourrait appeler la division de phase : les capacités humaines objectivées en forces gigantesques commencent à entrer en une ère où elles ne sont absolument plus maîtrisables dans l’archaïque cadre social persistant, dès lors que ne peuvent s’y développer ni coopération universelle ni individualité intégrale.
Aussi vivons-nous aujourd’hui le paroxysme de l’aliénation, cette forme antagonique qu’imprime inévitablement à l’objectivation des forces humaines l’époque de l’humanité morcelée.
3) La nature de l’Etat
C’est à partir de la division de la société en classes qu’il faut comprendre la genèse et la nature de l’Etat
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La découverte de Marx
Partant d’une réflexion critique de philosophe et d’une expérience de journaliste politique en Allemagne, puis de révolutionnaire exilé en France, où les luttes politiques sont plus vives que partout ailleurs, et aussi grâce à l’apport d’Engels, qui a étudié sur place la situation et les luttes du prolétariat anglais, Marx découvre que ce n’est pas l’Etat qui produit la société, mais au contraire la société qui produit l’Etat, et plus précisément que la structure de l’économie, les rapports de production déterminent fondamentalement la structure de l’Etat, les rapports juridiques et politiques.
2. La genèse de l’Etat
Engels pensait que l’Etat était un produit de la société à un stade déterminé de son développement : il est l’aveu que cette société s’empêtre dans une insoluble contradiction avec elle-même, s’étant scindée en oppositions inconciliables qu’elle est impuissante à conjurer. Mais pour que les antagonistes, les classes aux intérêts économiques opposés ne se consument pas en une lutte stérile, le besoin s’impose d’un pouvoir qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper le conflit, et le maintenir dans les limites de l’ordre. Ce pouvoir, né de la société, mais qui se place au-dessus d’elle et lui devient de plus en plus étranger, c’est l’Etat. « Comme l’Etat est né du besoin de réfréner des oppositions de classes, mais comme il est né au milieu du conflit de ces classes, il est l’Etat de la classe la plus puissante, de celle qui domine au point de vue économique et qui, par là devient aussi politiquement dominante.
3. La thèse de Marx sur la nature de l’Etat
L’Etat, c’est le dispositif à travers lequel s’élabore et se met en œuvre la politique qui répond aux intérêts globaux de la classe dominante, à travers lequel son pouvoir s’exerce sous les formes de l’autorité publique … Ses formes, ses structures, ses organes sont essentiellement déterminés par son contenu de classe. La tête en est constituée par le pouvoir politique, les hommes et les institutions qui prennent les décisions essentielles – Présidence de la République, gouvernement, direction des partis politiques de la majorité intégrés au plus haut niveau à l’appareil d’Etat, direction des grands corps d’Etat – intimement liés aux dirigeants des grands monopoles et appuyés sur la majorité réactionnaire qui en est le support politique.
Pour faire appliquer ses décisions, le pouvoir politique dispose de tout un appareil d’Etat : administrations, forces répressives, organismes publics ou semi-publics… L’Etat, sa politique, ses formes, ses structures traduisent donc les intérêts de la classe dominante non de façon mécanique, mais à travers un rapport de forces qui en fait une expression condensée de la lutte des classes en développement.
4. Le dépérissement de l’Etat
Pour Marx l’état politique, c’est-à-dire, selon une distinction saint-simonienne, l’Etat considéré non comme « administration des choses » mais comme « gouvernement des hommes », est une puissance de domination multiforme historiquement engendrée par l’antagonisme des classes, séparée de la société et concentrée en appareil de contrainte violente ou persuasive au-dessus d’elle, continûment développée par les successives classes possédantes en tant qu’instrument d’ensemble de leur domination travestie en incarnation de l’ « intérêt général ».
C’est à cette analyse que répond chez lui la vision d’un processus révolutionnaire articulé en trois volets :
-conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière, condition décisive pour opérer la transformation de la base économique de la société ;
-destruction de l’appareil étatique-bourgeois de contrainte grâce à la dictature transitoire du prolétariat qui instaure la première démocratie vraie pour le peuple ;
-début en même temps du dépérissement progressif de l’Etat dans toutes ses dimensions de puissance aliénée : les hommes commencent à se rendre ensemble maîtres de leurs propres choix.
« Dans la pensée de Marx et de Lénine, écrit Ricœur (Histoire et Vérité), la thèse du dépérissement de l’Etat n’était pas une thèse hypocrite. Peu d’hommes ont même attendu si peu de l’Etat que les grands marxistes :Tant que le prolétariat a encore besoin d’un Etat, dit la lettre à Bebel, ce n’est point pour la liberté mais pour réprimer ses adversaires ; et le jour où il devient possible de développer la liberté, l’Etat cesse d’exister comme tel. »
Pour comprendre la portée de cette thèse, qui n’a aucun point commun avec la thèse anarchiste qui veut la suppression de l’Etat par la violence, qui rend inutile toute action politique et démocratique, il faut distinguer l’aliénation de l’objectivation de Hegel : dans l’institution de l’Etat, c’est le pouvoir des hommes sur leur vie sociale qui à la fois s’objective en administration publique et s’aliène en domination politique.
L’Etat de classe, c’est l’aliénation du pouvoir politique.
Peut-on dépasser le capitalisme et toutes les grandes aliénations historiques en laissant subsister cet instrument par excellence de domination sur les hommes qu’est l’Etat de classe ?
Il n’y a pas de mutation capable de désaliéner le pouvoir des hommes sur leur vie sociale sans l’extinction de l’Etat.
Une désétatisation de l’Etat ne s’annonce-t-elle pas aujourd’hui par la fuite en avant du capital qui le met gravement en crise ? Tout en le pressant d’accentuer son orientation de classe, le libéralisme lui conteste la réalité du pouvoir dans de multiples directions : vers les marchés financiers aux universelles prétentions régulatrices ; vers les supranationalités aux décisions sans recours ; vers les réseaux de l’ombre où prolifèrent les pires cynismes.
L’extinction de l’Etat est le contraire même du dépérissement de la politique : la mise en cause du pouvoir d’Etat passe par une réappropriation de l’action politique : tout ce qui désaliène la politique fait régresser ipso facto un tel pouvoir. A l’ordre du jour, il faut mettre l’exigence d’une démocratie non confisquée, mettant en place des pouvoirs directs centralisés et de vrais moyens de contrôle central.