CITOYENNETÉ et JUSTICE
Remarques préliminaires et Problématique
A. Remarques préliminaires
1. Les origines de l’idée de citoyenneté
Les origines de l’idée de citoyenneté remontent aux cités grecques qui fondent l’organisation de la société sur l’isonomie : l’égalité des citoyens devant la loi ; mais il faut rappeler, lorsqu’on veut reconnaître dans la Cité grecque le modèle de la démocratie, la leçon de l’historien.
Les cités grecques sont nées de la dissolution des « genos », familles villageoises, qui rassemblaient, sous le même toit, dans une structure patriarcale : le bœuf , la femme et les esclaves ; elles sont apparuesquand les petits propriétaires fonciers de l’Attique se sont constitués en « démocratie militaire » pour défendre en commun leurs domaines. C’est alors que ces petits propriétaires fonciers, ces « chefs de famille », l’emportant sur les autres tribus, agrandissent leurs domaines aux dépens des autres et trouvent en même temps, en la personne des vaincus, des bras pour cultiver leurs terres à leur place et exécuter toutes les tâches de la vie pratique: un nombre suffisant d’esclaves pour leur permettre de vivre sans travailler.
Alors que les esclaves faisaient partie de la « famille » ( genos), ils constituent maintenant une masse d’étrangers que les propriétaires, en commun, doivent maintenir dans leur situation d’esclavage.
Il ne s’agit plus d’une inégalité à l’intérieur du « genos », mais d’une division qui fait exploser la structure patriarcale du genos, en opposant une communauté d’hommes libres — libérés du travail — à la masse d’une population qui ne constitue rien d ‘autre qu ‘une force de travail.( le terme n’est pas métaphorique si l’on sait que l’araire n’est pas une charrue mais un pic retourné avec un levier rapporté au manche, que le boeuf attelé par le cou ne fait que tirer , pendant que l’homme (l’esclave) doit appuyer de toutes ses forces pour faire pénétrer le pic dans la terre et creuser le sillon)
La Cité est la formation d’une société qui ne se constitue comme telle qu’en excluant une majorité de la population : C’est la notion d’exclusion -qui nous est devenue familière-, qui traduit le mieux cette nouvelle réalité sociale, à condition d’imaginer un état social où l’exclusion serait institutionnalisée et apparaîtrait comme le fondement du droit ( des droits et libertés des hommes-libres ). Il n’y a de Cité qu’autant que, à l’origine comme à la base, la majorité des hommes, d’une population tout entière, est privée du « droit de cité ». Pour comprendre la démocratie grecque, il faut aller jusqu’à dire que les Grecs n’ont « inventé » la citoyenneté c’est à dire l’égalité entre les hommes libres que pour consacrer l’exclusion de ceux qui sont condamnés au travail : ; L’ « isonomie » - l’égalité des hommes devant la loi — a pour fonction de mettre « hors la loi » les étrangers: esclaves ou métèques qui représentent 90% de la population ( 400.000 étrangers ou esclaves contre 40.000 citoyens !)
La division de la société en classes s ‘instaure dans la constitution de la cité grecque sous la forme de l’autonomie du « politique », masquant pour la première fois (et pour longtemps !) les rapports de production (et l’exploitation du travail ) qui sont à la base de cette autonomie.
La citoyenneté moderne n’est pas celle de l’Antiquité.
2. La citoyenneté moderne
Née progressivement dans l’Occident chrétien, elle s’est imposée au moment des révolutions politiques des XVIIe et XVIIIe siècles en Angleterre, aux États-Unis, en France. Elle représente une rupture fondamentale, qui est liée à une importante mutation historique : la mise en cause du système féodal par une classe nouvelle : la bourgeoisie, dont la monarchie a permis l’enrichissement sur la base du développement du commerce pour instaurer son pouvoir absolu, réalisant en même temps l’unification de la nation.
La naissance de la citoyenneté « à la française » tient non seulement à la rupture révolutionnaire, mais aussi à l’histoire de l’absolutisme royal, comme l’a montré Tocqueville en soulignant la continuité sociale de l’Ancien Régime à la Révolution. La concentration des pouvoirs, la centralisation politique, tout autant que l’enrichissement du pays nécessaire au financement de l’Etat monarchique, en un mot l’histoire de la Nation ont préparé cette rupture qui est à l’origine de l’idée moderne de citoyenneté. Dans la tradition française, le citoyen est l’héritier de l’absolutisme royal qui avait construit une relation directe entre le roi et ses sujets.
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3. La notion moderne de citoyenneté et l’idée de droits naturels
La notion moderne de citoyenneté repose sur l’idée d’une égalité naturelle entre les hommes
La même idée est reprise au cours de l’histoire dans toutes les Déclarations:
. 1776 Déclaration de l’Indépendance américaine
. 26/8/1789 (par la Constituante) : Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.
. 10/12/1948, par les Nations Unies : Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.
La Déclaration de l’Indépendance (Philadelphie, 4 juillet 1776) « considère comme des vérités évidentes par elles-mêmes que les hommes naissent égaux ; que leur Créateur les a dotés de certains droits inaliénables, parmi lesquels sont la vie, la liberté, la recherche du bonheur ; que les gouvernements humains ont été institués pour garantir ces droits. »
La Déclaration de 1789 a pour point de départ la notion de droits naturels, droits que l’individu possède à raison de sa qualité même d’être humain et de membre d’un corps politique quel qu’il soit. L’État est établi en fonction de l’individu et pour l’individu, comme une organisation dont la raison d’être est de lui garantir ses facultés naturelles : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression » (art. 2).
La thèse des droits naturels s’est développée au XVIIIème siècle par ces penseurs politiques qu’on a appelé les Jurisconsultes parmi lesquels on peut citer Grotius, Burlamaqui et Puffendorf, dont la réflexion a préparé la philosophie politique de Jean-Jacques Rousseau.
La pensée politique du XVIII° siècle se donne pour tâche de montrer que la société civile, quelle que soit la forme de son gouvernement, repose tout entière sur un contrat - tacite ou exprès - par lequel les individus s’entendent pour confier à un tiers le pouvoir de régir leurs rapports entre eux. La société civile n’existe pas “avant” et « en dehors de » ce “pacte social”.
Il est intéressant de noter que l’idée de citoyenneté est liée à l’idée de contrat social. Cela nous permet de comprendre dès maintenant que la genèse de l’idée de citoyenneté est inséparable d’une mutation sociale.
L’analyse historique montre comment se substitue peu à peu à la hiérarchie féodale définie par les “trois ordres“ une nouvelle division sociale, où la richesse est le véritable critère qui distingue la classe privilégiée. La minorité privilégiée est celle de la richesse qui fait fi des barrières entre les ordres comme si elle constituait une nouvelle classe sociale. Selon la formule de Turgot : « La cause des privilégiés est devenue la cause du riche contre le pauvre »
Un noble peut vivre aussi pauvrement que ses paysans s’il n’appartient pas à la noblesse de robe ou de cour et un curé aussi modestement que ses ouailles .En revanche, peu importe qu’on appartienne au Haut Clergé ou à la Noblesse de Cour, que l’on bénéficie des revenus attachés à la charge et des dîmes de l’église ou des pensions du Roi, la situation, le mode de vie et son train fastueux seront les mêmes
Il y a plus encore, puisqu’un roturier peut devenir "noble" pourvu qu'il soit riche : riche négociant ou capitaine d’industrie.
La pensée économique la plus avancée - celle des physiocrates - va jusqu’à montrer qu’il n’y a plus en réalité que deux classes sociales : celle des propriétaires détenteurs de toute la richesse de la nation et la classe “stipendiée” ( salariée ), à qui les propriétaires verse le salaire nécessaire à leur seule subsistance. C'est l'idée que les hommes, dans l'état de nature, sont des individus "isolés", "indépendants" les uns des autres qui permet de penser la division réelle entre propriétaires et salariés comme résultant d'un contrat qui fonde "juridiquement" la société civile.
Au cours de cette évolution, qui est le processus de dissolution des rapports féodaux, l'individu apparaît comme indépendant de son rang social jusqu’alors déterminé par la hiérarchie des rapports féodaux. Un siècle plus tôt aucun membre de la société féodale n’eut pu prendre conscience de soi comme individu : il ne pouvait s’appréhender lui-même autrement que comme personne, c’est à dire comme un être inséparable de son rang social. C’est cette nouvelle conscience de l’individu qui est à la base de la théorie des droits naturels.
Cette pensée politique prépare effectivement la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Elle annonce les rapports sociaux instaurés par la bourgeoisie grâce à la Révolution, où les individus sont liés par contrat (contrat de commerce / contrat de travail). Marx dira que ce qu’elle décrit, c'est la condition "idéale" du mode de production capitaliste : un état dans lequel des individus isolés, ne possédant que leur force de travail n'ont d'autre ressource pour assurer leur subsistance que de la vendre à d'autres individus qui possèdent les moyens de la leur acheter.
Sans aller jusqu’à la critique de Marx ( sur laquelle nous reviendrons), qui dénonce l’illusion « idéologique » des hommes de 1789. qui, croyant lutter pour la liberté de l’Homme, n’avaient pour objectif réel que la liberté du propriétaire privé, de l’individu “ égoïste ” de développer son entreprise, sans réduire la proclamation des droits à une liberté formelle, l’analyse historique, qui est celle de la genèse de l’idée de citoyenneté, nous permet d’en comprendre le contenu, d’en éclairer les limites, qui correspondent à une société fondée sur le contrat entre les individus, dont l’institution répond à l’instauration et au développement du système capitaliste.
4. La notion de citoyen
Constitués en « nation », pour reprendre la formule de l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, les citoyens cessaient d’être des individus concrets pour agir dans l’espace public en tant que citoyens. C’est pourquoi ils devenaient en principe citoyens sur un pied d’égalité, quelles que fussent leurs origines historiques, leurs croyances et leurs pratiques religieuses, leurs appartenances sociales
Le citoyen n’est pas un individu concret ; c’est un sujet de droit. Il dispose à ce titre de droits civils, juridiques : Il jouit des libertés individuelles, la liberté de conscience et d’expression, la liberté d’aller et venir, de se marier. Il est présumé innocent s’il est arrêté par la police et présenté à la justice, assuré d’avoir un avocat pour le défendre, d’être traité par la justice selon une loi égale pour tous. Le citoyen est, par définition, un individu abstrait, sans identification et sans qualification particulières, en deçà et au-delà de ses caractéristiques concrètes. Tous les individus concrets ont donc vocation à devenir des citoyens.
Mais le citoyen n’est pas seulement un sujet de droit. Il est détenteur d’une part de la souveraineté politique. C’est l’ensemble des citoyens, constitués en collectivité politique ou en « communauté des citoyens », qui, par l’élection, choisit les gouvernants. C’est l’ensemble des citoyens qui est à la source du pouvoir et qui justifie que les décisions prises par les gouvernants soient exécutées. C’est l’ensemble des citoyens qui contrôle et sanctionne l’action des gouvernants issus de l’élection. Les gouvernés reconnaissent qu’ils doivent obéir aux ordres des gouvernants parce que ceux qui leur donnent ces ordres ont été choisis par eux et restent sous leur contrôle. La citoyenneté est ainsi le principe de la légitimité politique.
L’égalité civile, juridique et politique du citoyen s’oppose, d’une part, aux références particulières, historiques et religieuses, des individus concrets et, d’autre part, à leurs inégalités économiques et sociales.
Ainsi, dès la révolution de 1789, la citoyenneté, principe de la légitimité politique, apparaît aussi comme la source nouvelle du lien social : c’est l’idée neuve selon laquelle le lien social repose sur l’égalité des citoyens. Le citoyen est d’abord un démocrate, disposant de la liberté politique par la participation à la souveraineté collective
Cet élément, constitutif de l’idée de citoyenneté, est sans doute essentiel, en même temps qu’il révèle les limites de la révolution, puisque, encore privé de tout contenu historique et social, il est amené à s’exprimer sous toutes les « formes » possibles qui inscrivent l’égalité dans l’apparence : l’inflation du mot « citoyen », qui remplace toute autre désignation identitaire, les aspects vestimentaires, les normes morales, l’idéologie civique et religieuse.
C’est cet aspect, qui, comme une exigence profonde déjà inscrite dans la mutation de la révolution « bourgeoise », devient une idée force au cours du XIX° siècle, au fur et à mesure que les droits de citoyen sont revendiqués par de nouvelles catégories sociales, qui exigent leur participation effective à l’égalité « citoyenne ». Tout se passe comme si l’idée de citoyenneté était portée par une force nouvelle : C’est la genèse de l’idée de démocratie.
5. Citoyenneté et idée démocratique
Dans les premières décennies du XIX°siècle l’idée de démocratie n’était pas ignorée.
Dans la lignée de Bonald ou de Maistre, les nostalgiques de l’Ancien Régime y voyaient l’incarnation du mal. Mais ceux-là mêmes qu’à l’époque on considérait comme des libéraux parce qu’ils acceptaient la Révolution, Benjamin Constant, Guizot, Royer-Collard, s’efforçaient, par des artifices maladroits, d’en contenir les conséquences. Conscients de l’impossibilité d’annihiler le grand espoir né en 1789, ils visaient à en éluder la réalisation. Ils tentaient de dévier le courant démocratique vers des parodies de gouvernements libres où la volonté du peuple ne peut se reconnaître que traquée, divisée, affaiblie.
Pour les uns, la démocratie n’était qu’une formule irréalisable, bonne tout au plus à servir de repoussoir à un régime fondé sur la raison ; pour les autres, le drapeau d’une agitation permanente, inapte par conséquent à être l’emblème d’une organisation politique stable.
Or, voici qu’un jeune homme, la veille presque inconnu, lance un livre consacré à la démocratie, qui n’est ni un pamphlet, ni une utopie, ni un appel à l’insurrection.
Dans une Europe livrée depuis quarante ans aux orages politiques soulevés par la Révolution française, Tocqueville, quand paraît en 1835 les deux premiers volumes de La Démocratie en Amérique, apparaît comme la conscience du milieu du siècle. Avec lucidité, il reconnaît dans l’idée démocratique une force que chacun pressentait, pour s’en réjouir ou s’en alarmer, mais qui, selon lui allait changer la face du monde.
Il ne s’agit pas, précise-t-il, d’une leçon qu’on devrait tirer de telles ou telles institutions, toujours contingentes et imparfaites comme la constitution américaine, mais il s’agit bien d’un fait qui domine l’histoire : l’égalisation des conditions.
« Fait providentiel, il en a les principaux caractères, il est universel, il est durable, tous les événements comme tous les hommes servent à son développement. »
Or, tel est le paradoxe historique : ce mouvement social semble échapper chaque jour à la puissance humaine.
B. Problématique
Tocqueville trouve aux États-Unis des raisons d’espérer que la morale et les mœurs l’emporteront sur la fatalité.
Mais, quelles que soient les analyses et les conclusions de Tocqueville, abordant le problème de la citoyenneté, nous pouvons faire nôtre son interrogation :
Serait-il sage de croire qu’un mouvement social qui vient de si loin pourra être suspendu par les efforts d’une génération ? Pense-t-on qu’après avoir détruit la féodalité et vaincu les rois la démocratie reculera devant les bourgeois et les riches ? S’arrêtera-t-elle maintenant qu’elle est devenue si forte et ses adversaires si faibles ? » (La Démocratie en Amérique, « Introduction »).
Est-il fatal qu’il en soit ainsi ?
C’est bien la question de la démocratie que pose la réflexion sur la citoyenneté.
La citoyenneté, qui devait fonder la démocratie, n’est-elle pas mise en cause par l’évolution des sociétés modernes qui se réclament de la démocratie ?
La Déclaration des droits, qui fondait la citoyenneté sur l’égalité, a-t-elle tenu ses promesses ?
Alors que nous posons cette question, un phénomène doit nous alerter : c’est l’inflation extraordinaire que subit aujourd’hui l’emploi du terme, qui qualifie tous nos comportements comme pour les humaniser.
Là où, dans la révolution française, cette inflation nous est apparue comme une exigence d’égalité sociale qu’on devait inscrire dans les apparences, parce qu’elle ne pouvait avoir encore de contenu historique, n’est-ce pas aujourd’hui l’épreuve de l’inégalité réelle qui ressuscite cette exigence sous la forme d’une célébration de la citoyenneté? Derrière l’inflation de la citoyenneté, n’est-ce pas la revendication d’une justice et d’une égalité, qui se dissimule, dont l’espérance, contredite et bafouée par l’histoire, d’une certaine façon renaît ?
Pour comprendre cette nouvelle citoyenneté, dont l’exigence s’impose à travers une inflation qui en masque le sens, il nous semble nécessaire de mettre en chantier une triple démarche :
- 1. Analyser le contenu de la citoyenneté traditionnelle pour en mesurer les limites,
- 2. Repérer dans les différentes étapes de l’évolution historique, notamment au cours du XX°siècle, les mutations économiques et sociales (au niveau des nations et du monde) qui sont de nature à mettre en cause l’idée traditionnelle de la citoyenneté en faisant apparaître de nouvelles exigences,
- 3. A la lumière des mutations, analyser le contenu et tenter de comprendre la portée de ces exigences qui s’expriment à travers l’idée nouvelle de citoyenneté.
Ces différentes analyses devraient nous permettre de poser la question de savoir comment les sociétés démocratiques modernes répondent à ces exigences et jusqu’où elles peuvent les satisfaire.
o-O-o
I. La citoyenneté traditionnelle et ses limites
1) Une citoyenneté exclusive
fondée sur l’existence d’une identité politique liée à l’appartenance à la collectivité nationale et impliquant l’adhésion à un corpus de valeurs qui constitue la « « vulgate républicaine ».
2) une citoyenneté conditionnée
- conditions de fortune
- condition d’âge
- condition de sexe
- condition d’origine
3) une citoyenneté circonscrite : les droits limités par la loi
a) les droits fondamentaux
Liberté de la personne
la Grande-Bretagne, « mère des parlements », a servi également de modèle dans ce domaine à de nombreuses démocraties. L’Habeas Corpus Act de 1679, « loi pour mieux garantir la liberté des sujets et prévenir l’envoi des prisonniers outre-mer », permet à tout détenu ou à toute personne se préoccupant du sort de celui-ci d’adresser à un juge une demande affirmant l’illégalité de la détention ; le writ (ordre écrit) d’habeas corpus adressé au geôlier oblige celui-ci à conduire le détenu devant la cour qui apprécie l’existence et la valeur des raisons de la détention ; la cour peut ordonner la mise en liberté pure et simple, si la détention est irrégulière, ou accorder la mise en liberté provisoire ; le geôlier qui ne présenterait pas le détenu encourrait de graves pénalités ; à l’inverse, le détenu qui excipe indûment de l’illégalité ou son défenseur qui aurait agi légèrement seraient condamnés pour outrage à la cour. L’institution britannique est particulièrement efficace. Le degré de libéralisme des systèmes étrangers peut utilement être mesuré par comparaison avec cet étalon.
Un siècle après la Grande-Bretagne, les États-Unis ont été les héritiers de ce régime et en ont inscrit le principe dans la Constitution du 17 septembre 1787 (art. premier, sect. IX).
La France a également formulé dans la Déclaration du 27 août 1789 les garanties générales en matière d’arrestation et de détention, mais la Révolution a sans cesse promulgué des textes spéciaux contraires au principe, le Consulat et l’Empire ont organisé un régime de « liberté individuelle » où régnait l’arbitraire ; à travers les vicissitudes des changements de régimes, il a fallu attendre la IIIe République pour voir triompher un libéralisme satisfaisant pour les droits de la personne humaine. Les régimes de la IVe et de la Ve République n’ont pas perfectionné le système français qui demeure moins protecteur de la liberté que le système britannique.
Liberté d’expression
Le droit à la libre expression de la pensée est un droit qui dérive de la liberté d’opinion (liberté personnelle qui est l’ultime liberté, celle qui subsisterait si toutes les autres étaient abolies) ; il n’y a pas de véritable liberté d’opinion si l’opinion ne peut librement se manifester ;
Ainsi la liberté religieuse n’est garantie que si le droit de libre exercice des cultes est un droit positivement aménagé. La liberté de presse, la liberté de l’enseignement sont des modalités techniques particulières de ce droit politique fondamental qu’est le droit à la libre expression de la pensée. La garantie de ce droit implique tolérance et respect de la pensée d’autrui, de l’ordre public et des bonnes mœurs. Les limites qui peuvent y être apportées en raison des infractions (responsabilité, censure) doivent trouver leur fondement dans des textes législatifs précis, les sanctions doivent être strictement appliquées par des organes juridictionnels. Et s’il est admissible que le pouvoir de l’État puisse s’exercer contre ceux qui veulent renverser par la force un régime démocratique et qui expriment leur pensée sous cette forme, à l’inverse on peut considérer que la démocratie libérale disparaît dès que l’expression d’une critique adressée à la politique du gouvernement est passible de sanctions : il n’y a plus de droits politiques dans un pays qui reconnaît la notion du délit d’opinion.
Liberté de réunion et le droit d’association
Le droit de réunion et le droit d’association sont les droits positifs dont le caractère collectif est le plus marqué. Ce qui distingue la réunion de l’association, c’est que la première a un caractère discontinu et momentané, alors que l’association est une institution durable. Le régime français a longtemps été hostile à l’exercice de ces droits au nom de l’individualisme dérivé de la Révolution française, par crainte des corps intermédiaires ; la résurgence des groupements était plus périlleuse aux yeux des gouvernants que les troubles susceptibles de résulter des réunions, car les associations peuvent être plus clandestines, moins accessibles (en effet les réunions ne peuvent avoir de grand rayonnement que si elles sont publiques) ; ainsi, en France, le droit de réunion a été garanti en 1881 et le droit de libre association en 1901 seulement.
b) Les droits politiques
Le droit de vote
Dans la mesure où le droit de vote est tout à la fois l’instrument privilégié et le symbole de la souveraineté des citoyens, l’histoire de l’universalisation progressive du droit de suffrage est révélatrice du sens de la citoyenneté moderne. L’élection est en effet le moyen pour les citoyens de choisir leurs représentants et d’organiser la vie politique en sanctionnant leur action. Elle contribue à résoudre les rivalités et les conflits entre les groupes sociaux par l’organisation de règles communes, de débats et de compromis, plutôt que par la violence. C’est aussi le symbole du nouveau sacré, celui de la société politique elle-même, qui assure les liens sociaux et trace le destin de la collectivité. Par-delà même la consécration du lien social, le vote manifeste concrètement l’existence de l’espace politique abstrait, dans lequel, contrairement à toute expérience sociale réelle et observable, chaque citoyen est l’égal de l’autre. En manifestant en acte la vérité de la formule : « Un homme, une voix », les élections fondent à nouveau l’idée de l’égalité formelle de la citoyenneté et légitiment l’ordre politique. Le suffrage universel est ainsi lié aux deux grandes caractéristiques qui fondent la spécificité des sociétés modernes : leur prétention à l’auto-institution et leur individualisme.
La proclamation de la souveraineté du citoyen ne posait pas seulement des problèmes d’organisation des pouvoirs. La nouvelle légitimité était fondée sur un principe d’arrachement du citoyen à toutes ses caractéristiques, historiques, religieuses et sociales, qui suscitait – et continue à susciter – deux tensions fondamentales.
le droit à des élections libres est réalisé en la forme dans toutes les vraies démocraties : le vote secret implique toutefois une organisation matérielle (bulletins, enveloppes, isoloirs, bureaux de vote comprenant un assez grand nombre d’électeurs). Pour le droit de vote, la démocratie implique que le suffrage soit universel, mais l’expression a pu revêtir des significations variées ; par exemple, lorsqu’on affirme qu’en France le suffrage universel a été établi en 1848, il ne faut pas omettre cette restriction : le suffrage universel n’était reconnu qu’aux seuls « hommes majeurs de vingt et un ans » ; il a fallu près d’un siècle pour le rendre universel aux femmes du même âge ; l’extension du droit de suffrage aux citoyens de dix-huit à vingt et un ans a été le perfectionnement le plus récent du régime des droits politiques.
Le système représentatif
Montesquieu a clairement exposé le système en affirmant dans L’Esprit des lois que « le grand avantage des représentants, c’est qu’ils sont capables de discuter des affaires. Le peuple n’y est point du tout propre [...]. Il ne doit entrer dans le gouvernement que pour choisir ses représentants ; ce qui est très à sa portée... » C’est là l’idée qui servira de fondement juridique à la représentation politique et qui attribue à l’élection le caractère d’un mode de désignation et non la portée d’un transfert de volonté. En effet la théorie classique du mandat représentatif ne fait pas de l’élu le mandataire de ses électeurs dont il serait chargé d’exprimer les vues et les exigences.
La modernité politique se caractérise par des formes politiques inédites fondées sur l’idée de délégation ou, en termes modernes, de représentation. C’est ainsi seulement que la République pouvait effectivement devenir le régime d’un grand pays. Les démocrates modernes ont inventé les institutions politiques par lesquelles cette représentation était assurée : élections, Parlement, responsabilité des gouvernants devant les citoyens ou devant leurs représentants, participation des groupes sociaux et, en particulier, des partis politiques pour organiser la compétition pour le pouvoir. Toutes ces institutions politiques ont pour sens d’organiser la représentation. Mais la tension entre l’idéal de la participation directe des citoyens et la représentation n’est jamais définitivement éliminée. Lorsque l’aspiration à la démocratie directe est forte, elle tend à établir un régime d’assemblée, émanation directe du corps électoral, à accepter le référendum comme une forme normale de la pratique politique. Elle tend à multiplier les formes de participation à tous les niveaux. Quand la valeur de la représentation est intégrée par les citoyens, le régime parlementaire est préféré. Les Anglais, qui ont inventé le parlementarisme, ont longtemps vu dans le référendum une forme de césarisme, dangereux pour la démocratie. Ils n’en ont organisé que deux au cours de leur histoire, tardivement, en 1975 et 1979.
Les formes varient d’un pays à l’autre. Les mêmes principes proclamés ont été appliqués de manière différente selon les traditions historiques de chaque pays. Les démocraties ont élaboré des systèmes politiques extrêmement divers. L’agencement des pouvoirs et les manières d’organiser la représentation sont, dans chaque pays, spécifiques, qu’il s’agisse des partis politiques, des modes de scrutin, des traditions parlementaires, des relations entre l’État central et les pouvoirs locaux – bref, de l’ensemble des institutions par lesquelles s’organisent les débats publics. Aucune solution ne s’impose de manière absolue, indépendamment de l’histoire de la société nationale
La citoyenneté n’est pas une essence donnée une fois pour tous, qu’il importerait de maintenir et de transmettre. Qu’il s’agisse de la conception qu’on s’en fait ou des règles juridiques et, plus généralement, de l’ensemble des institutions et des pratiques sociales qui l’organisent, elle ne cesse d’évoluer. C’est une construction historique.
Les définitions de la citoyenneté ne se recouvrent pas, elles sont le produit de conflits et de compromis entre des conceptions diverses, entre des groupes sociaux opposés, selon les rapports de forces qui s’établissaient entre eux.
4) Une citoyenneté tronquée par le système
La démocratie libérale s’est développée avec l’économie du capitalisme libéral dont un des fondements juridiques était le droit de propriété. L’ambiguïté de l’expression « droits sociaux » a incité certains théoriciens du droit à faire figurer le droit de propriété au nombre des droits sociaux ; mais, sous la pression des doctrines socialistes, la notion de droits sociaux a été réservée aux droits garantissant l’amélioration de la condition des travailleurs dans la société et l’habitude a été prise de désigner sous le nom de droits économiques les droits relatifs à la propriété, à l’industrie et au commerce.
Les dispositions à caractère social qui avaient figuré dans la Constitution française de 1848, mais n’avaient pas fait l’objet de droits positifs sanctionnés, ont pris valeur constitutionnelle dans de nombreux régimes établis à partir de la Première Guerre mondiale par exemple dans la Constitution de la République espagnole de 1931, dans la Constitution brésilienne de 1934, dans la Constitution de la IVe République française du 27 octobre 1946.
Quatre types de dispositions constituent les bases de ces droits sociaux : droit syndical, droit à l’emploi, droit à la sécurité, droit à la culture.
Le droit syndical est l’expression de la défense des droits du travailleur face au pouvoir économique dérivé du développement de l’économie libérale. Ce droit est très directement lié au droit de grève car historiquement, au XIXe siècle, la grève, cessation concertée et collective du travail, était au syndicat ce que la réunion était à l’association dans le domaine des droits politiques. Il n’est pas sans intérêt de noter qu’en France, par exemple, la puissance du mouvement ouvrier a permis d’obtenir le droit syndical en 1884 (dix-sept ans avant le droit d’association). Présenté sous l’aspect de la liberté syndicale, le droit syndical ne voulait pas à l’origine être conçu par les gouvernants des démocraties occidentales comme un droit de type socialiste, surtout en Allemagne ou en Grande-Bretagne, pays qui n’avaient pas connu la rupture brutale du régime corporatif survenue en France en 1791.
Les doctrines socialistes et les modèles de démocratie socialiste sont au contraire à la base de l’introduction du droit à l’emploi et du droit à la sécurité dans les démocraties libérales. C’est pour ces droits que se pose le grand problème de leur compatibilité avec l’économie libérale, suivant la formule de l’ouvrage de Beveridge, Plein emploi dans une société libre. Plus les démocraties libérales associent les notions de liberté politique et de libre entreprise, moins elles reconnaissent ces droits sociaux :
La reconnaissance généralisée, au nombre des droits sociaux, du droit à la culture est consécutive à la coopération culturelle internationale et à la consécration qui lui est donnée dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. L’importance politique de ce droit est primordiale, l’exercice rationnel de tous les droits politiques étant conditionné par la culture de l’homme. Les nouveaux États issus depuis deux décennies de la décolonisation de l’Afrique et de l’Asie y sont particulièrement sensibles. Dans l’élaboration du texte de 1948, les démocraties libérales et socialistes ont participé conjointement et sans difficultés à l’insertion des droits de ce type.
Mais le difficile problème des démocraties libérales est d’intégrer à leur droit positif les droits sociaux
II. Les mutations économiques et sociales du XX° siècle et l’évolution de la citoyenneté
1) Le front populaire ou les droits des travailleurs
Les accords Matignon : une série de projet de lois.
Ce sont essentiellement :
-Une loi pour définir la procédure d’établissement des conventions collectives.
-Le droit pour les salariés à deux semaines de congés sans suspension de salaire. Mesure qui est le symbole le plus populaire de l’affranchissement de la condition ouvrière. Cette loi est la première étape d’un processus qui élargira la part du loisir rétribué dans le calendrier de l’année. (1956 3 semaines, 1968 4 semaines, 1981 5 semaines) C’est de là que date l’essort du tourisme social, de sport populaire et du goût des voyages.
-Abaissement de la durée légale du travail hebdomadaire de 48 à 40 heures
par semaine. Prolongement de la réforme de 1919 (8h par jour 6 jours/7).
De cette mesure, les économistes attendent un recul du chômage calculant par une règle de trois que la diminution d’un sixième de la quantité totale de travail fournie par ceux qui ont un emploi libèrera suffisamment d’emploi pour résorber le chôm
2) l’État-providence et l’équité
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avec l’instauration de l’Etat providence, la position du problème de la justice sociale a été modifiée : l’État-providence a fait son apparition, donnant un sens nouveau au débat sur la justice distributive, suggérant aussi l’idée d’une instance centrale contrôlant l’allocation de toutes les ressources.
Les tendances au pouvoir après la Seconde Guerre mondiale – gaullistes, démocrates-chrétiens, socialistes, communistes – partagent la même volonté de changement, même si elles ne donnent pas tout à fait le même sens à ce terme.
Un élément clé de ce consensus repose sur le rôle attribué à l’État dans la modernisation de l’économie, puisque le patronat en paraît incapable.
Le capitalisme français paraît surtout trop faible pour soutenir et financer l’effort de modernisation. L’argument qui vaut pour les houillères, dispersées et vétustes, s’étend aux secteurs de pointe comme l’aéronautique pour laquelle l’ampleur des investissements dépasserait les moyens du privé. Dans le cas de l’électricité, où la concentration était déjà bien entamée avant 1939, on insiste sur l’indispensable harmonisation du réseau, la nécessité de lancer un vaste programme hydroélectrique et l’idée que l’organisation du secteur débouchera sur un monopole que l’État seul pourra assumer.
.Le général de Gaulle acquiesce pour l’essentiel. Même s’il s’oppose à certaines nationalisations (sidérurgie), il justifie leur principe : « C’est à l’État, aujourd’hui comme toujours, qu’il incombe de bâtir la puissance nationale, laquelle, maintenant, dépend de l’économie. Tel est à mes yeux le motif principal des nationalisations, de contrôle, de modernisation. »
Ces nationalisations se déroulent en trois vagues. D’abord, une série d’ordonnances, jusqu’en juin 1945, où passent sous le contrôle public Renault et Gnome et Rhône, considérées comme coupables de collaboration, mais aussi les transports aériens, Sciences po, tandis que les mines de charbon sont réquisitionnées. De décembre 1945 à juin 1946 sont ensuite votées des lois qui entérinent les plus importantes acquisitions du secteur public : la Banque de France et les quatre grandes banques de dépôt (Société générale, Crédit lyonnais, Banque nationale du commerce et de l’industrie, Comptoir national d’escompte), le gaz et l’électricité, les charbonnages ainsi que trente-quatre compagnies d’assurances. En 1948, enfin, ces mesures sont complétées par la prise de contrôle de la marine marchande et la création de la R.A.T.P.
Aux nationalisations il convient d’ajouter la création de nombreux organismes publics destinés à encadrer l’économie : Bureau de recherche pétrolière, Commissariat à l’énergie atomique... L’accent est mis sur l’effort de recherche, comme le confirme la création du C.N.R.S.
Bien d’autres réformes décisives doivent être portées au crédit de cette période. La plus importante concerne la planification avec la création, en janvier 1946, du Commissariat général du plan. Sa mission consiste à dégager les priorités économiques et à concentrer les moyens de l’État sur quelques secteurs clés. Pour cela est créé le Fonds de modernisation et d’équipement qui deviendra, lors du IIe plan, Fonds de développement économique et social. Cet organisme entérine les projets d’investissement des grandes entreprises nationales ; il étudie également les demandes de subventions qui sont adressées à l’État et juge de leur conformité avec les objectifs du plan. Comme le note Pierre Rosanvallon, « le plan a surtout servi à planifier l’État lui-même » et a permis aux dirigeants du pays de définir clairement leurs objectifs.
Par ailleurs, la Sécurité sociale, instaurée en 1945 et 1946, correspond à un souci social mais sert aussi à renforcer le dispositif nataliste et à maintenir la main-d’œuvre en bonne santé. Ainsi le social rejoint l’économique, ce que confirment la réforme du fermage et du métayage, le nouveau statut des fonctionnaires, la création des comités d’entreprise et l’inscription du droit de grève dans la Constitution : des travailleurs mieux protégés seront des travailleurs plus motivés et, partant, plus efficaces.
compromis fordiste, qui avait fourni le cadre socio-institutionnel de la croissance économique entre 1950 et 1975, compromis dont les termes ont été à la fois imposés par le mouvement ouvrier et acceptés par la frange éclairée du patronat. Par divers mécanismes contractuels ou législatifs, ce compromis avait institué la répartition des gains de productivité entre capital et salariat, puis entre l’ensemble des catégories sociales, sous la forme d’une hausse de leur pouvoir d’achat ou d’une généralisation de la protection sociale. En dépit d’inégalités persistantes, cette répartition avait contribué à réduire les écarts sociaux.
3) Les trente glorieuses : L’impérialisme de l’individualisme et la montée des droits subjectifs
Le tournant de 1960/1964
C’est ce que traduit l’évolution du droit. On assiste à ce que Jean Carbonnier (1996) appelle la « montée » récente des droits subjectifs – ou droits des individus – aux dépens des droits objectifs, liés aux exigences de la vie collective.
La séparation du public et du privé devenait un principe fondateur de l’ordre social : au privé la liberté des individus historiques dans toute leur diversité, au public l’affirmation de l’égalité des droits des citoyens. Tous les particularismes étaient renvoyés à la sphère du privé. Ce qui fonde la citoyenneté, c’est l’opposition entre les spécificités de l’homme privé, membre de la société civile, et l’universalisme du citoyen.
Une révolution législative.
On a rendu égaux les droits de l’homme et de la femme, on a accordé des droits égaux à tous les enfants, qu’ils fussent nés dans une famille légitime ou non.
4) A partir de 1974
En France, la lutte contre les inégalités a été un objectif prioritaire au cours des années 1960 et 1970. Depuis le début des années 1980, cet objectif est apparu à beaucoup comme dépassé. L’approfondissement de la réflexion sur l’équité, l’idée qu’il existe un rapport entre inégalités sociales, dispersions salariales et efficacité économique, la reconnaissance de logiques multiples à l’œuvre dans une société ont abouti à mettre en question l’universelle validité des principes de justice sociale. Mireille Elbaum (1995) a bien montré comment, durant cette période, on a traité distinctement égalité des droits, égalité des chances, égalité des conditions ; comment le contexte historique et culturel a été pris en considération, faisant voir que des inégalités, ici perçues comme des sources de frustration, sont là tenues pour légitimes ; comment aussi on a distingué le marché, le mérite et les besoins pour envisager autant de rapports d’égalité qu’il existe de biens différents à répartir. On a enfin spécifié le juste selon une pluralité de niveaux : civique, industriel, marchand, domestique.
L’existence de divergences entre les notions d’égalité et de justice est ainsi apparue. L’effet contre-productif de « l’excès de justice » a été mis en lumière. Finalement, la réflexion sur les limites des politiques d’égalisation a provoqué le coup d’arrêt donné au resserrement des inégalités.
Le retournement de situation a été l’œuvre de politiques néo-libérales de gestion de la crise économique qui se sont succédé et aggravées, de manière quasi continue, à partir des années 1980, qu’elles aient été conduites par des gouvernements s’affirmant de gauche ou par d’authentiques gouvernements de droite. Élaborées en milieu universitaire anglo-saxon dès les années 1960 et 1970, ces politiques furent traduites en actes pour la première fois par le gouvernement de Margaret Thatcher (1979), puis sous la présidence de Ronald Reagan (1981-1989).
Elles ont été depuis lors méthodiquement imposées à l’ensemble des États du monde. Politiques récessives, partant de l’idée que la crise est essentiellement due à une insuffisance de l’offre, du fait d’un coût salarial trop élevé, elles ont eu sinon pour objectifs du moins pour effets : le développement du chômage, de la précarité et de la flexibilité de l’emploi, la baisse des salaires réels, un démantèlement rampant des systèmes publics de protection sociale destiné à en alléger le coût ; mais aussi une évolution du partage de la valeur ajoutée plus favorable au capital, un envol des taux d’intérêt réels et des bénéfices spéculatifs, une déréglementation progressive ou brutale des différents marchés, favorable à l’épanouissement de la liberté des plus forts qui a pour contrepartie un asservissement accru des plus faibles. Avec pour conséquences contradictoires : un ralentissement de la hausse du pouvoir d’achat de la masse salariale globale, coïncidant avec une augmentation souvent importante des revenus non salariaux, notamment des revenus des placements financiers ; le développement des poches de misère dans des banlieues populaires, la multiplication des « nouveaux pauvres » – vivant de la mendicité et de la charité dispensée par les associations caritatives –, faisant pendant à la multiplication des golden boys, opérateurs boursiers déployant leur génie spéculatif sur des marchés financiers rendus, par leur action, de plus en plus incontrôlables, enfin, un affaiblissement de la capacité régulatrice des États, en même temps qu’un renforcement du pouvoir de l’argent ou, plus exactement, du capital.
La mise en œuvre de ces politiques a signifié la rupture du compromis fordiste C’est à cette dynamique que la rupture de ce compromis a mis fin. Les politiques néo-libérales ont eu pour but d’en démanteler l’armature institutionnelle, opération nécessaire à la liquidation des acquis sociaux. L’aggravation récente des inégalités sociales est donc la conséquence directe de cette rupture.
5) La fin du siècle Persistance et aggravation des inégalités
. Voici quelques données statistiques :
– Les inégalités de revenu : entre 1982 et 1992, la part dans le revenu national distribuable des revenus patrimoniaux (ou revenus du capital) est passée de 9,9 p. 100 à 17,2 p. 100 (+ 7,3 points), celle du travail indépendant est passée de 11,6 p. 100 à 10 p. 100 (– 1,6 point) et celle du travail salarié est passée de 65,1 p. 100 à 61,6 p. 100 (– 3,5 points).
– L’allongement de l’espérance de vie : entre la période 1960-1969 et la période 1980-1989, l’espérance de vie à 35 ans d’un manœuvre (qui était de 34,2 ans dans la première période) s’est accrue de 1,5 an, celle des cadres et professions libérales, qui était déjà de loin la plus forte, a encore creusé le fossé qui les sépare du manœuvre, étant donné que de 41,7 ans dans la première période, elle est passée à 44 ans pendant la seconde période.
– La représentation politique : entre 1981 et 1997, le pourcentage des ouvriers membres de l’Assemblée nationale est passé de 4,5 p. 100 à 0,7 p. 100 ; celui des cadres et des professions intellectuelles supérieures est régulièrement supérieur à 70 p. 100 tout au long de la période.
Pendant la période de forte croissance de l’après-guerre (1950-1975), les inégalités ont eu tendance à persister ou à se déplacer, même si certains signes montraient qu’une réduction semblait engagée à certains moments (en particulier entre 1968 et 1975) sur certains plans (l’échelle des salaires par exemple). Depuis lors, l’évolution s’est nettement inversée, en particulier au cours des décennies 1980 et 1990. Cette inversion de tendance peut s’observer dans de nombreux domaines, qu’il s’agisse des revenus, du patrimoine, de l’emploi, du logement, de l’école, des usages sociaux du temps, de la maîtrise de l’espace public, etc.
Pourtant, le produit intérieur brut (P.I.B.) n’a cessé de s’accroître. Entre 1970 et 1996, déduction faite de l’inflation, il a augmenté de 90 p. 100. La France est donc aujourd’hui, en termes réels, presque deux fois plus riche qu’elle ne l’était avant l’ouverture de la crise. Dans cette société de plus en plus riche, le nombre des personnes pauvres, munies de ressources insuffisantes ou même démunies de toute ressource, n’a pourtant cessé d’augmenter. De ce point de vue, l’information statistique a confirmé, au cours de ces dernières années, ce que l’observation quotidienne pouvait apprendre à chacun. Ainsi, entre 1970 et 1995, le nombre de prestataires de l’un des huit minima sociaux a augmenté de plus de 40 p. 100, tandis que la population totale couverte par ces dispositifs a doublé, s’élevant à près de 6 millions de personnes, en gros le dixième de la population de la France ; alors qu’entre 1984 et 1994 le pouvoir d’achat moyen des ménages d’ouvriers non qualifiés a baissé en termes réels, leur valant de connaître une paupérisation absolue.
Cette contradiction apparente s’explique aisément par l’aggravation des inégalités de répartition de la richesse nationale. Ainsi, entre 1984 et 1994, l’écart entre le niveau de vie moyen d’un ménage de membres de professions libérales et celui d’un ménage d’ouvriers non qualifiés est-il passé de 2,9 à 4,2.
Le rapport du Credoc (1996) sur l’évolution des inégalités en France entre 1980 et 1994 montre, en effet, au moyen d’un indicateur de mesure non limité au domaine du revenu, une amélioration générale des conditions de vie, doublée d’un accroissement des inégalités entre les groupes extrêmes ; les ménages favorisés ont accentué leurs profils de « possédants », tandis qu’au bas de l’échelle se sont accumulés les désavantages dans différents domaines (revenu, emploi, éducation, logement, santé...). Mais ce constat global n’a pas été immédiatement posé, car depuis quinze ans, ainsi qu’il est précisé dans l’introduction du rapport, « les études se sont plus portées sur la situation des populations défavorisées que sur l’analyse des inégalités de revenus ou de patrimoine ».
La réflexion sur les inégalités s’est, en fait, déplacée avec le chômage de masse, l’aggravation du sort des plus défavorisés, la fracture sociale. On a voulu rendre compte d’une grande diversité de situations et d’une série de processus négatifs au moyen de la notion d’« exclusion ». L’utilisation extensive de cette dernière a conduit à considérer les situations – à tort confondues de chômage, de pauvreté, de précarité – comme dissociées du fonctionnement général de la société. L’état d’urgence dans lequel se trouvent les plus démunis ne doit pas non plus faire oublier que « l’action publique à l’encontre de la pauvreté n’est pas indépendante de celle qui est menée par rapport au problème général de la distribution des revenus liée à la division sociale du travail » (Pierre Maclouf, 1994, p. 38).
Si, d’après Alexis de Tocqueville, l’idéal démocratique doit trouver sa traduction dans la tendance à l’égalisation des conditions, force est de constater que l’évolution des deux dernières décennies du XXe siècle va nettement à l’opposé, c’est-à-dire dans le sens de l’aggravation des inégalités.
Aussi bien réclame-t-on aujourd’hui une réhabilitation de l’objectif de justice sociale.
III. La crise de la démocratie et les nouvelles exigences de « citoyenneté »
1. Crise de l’identité nationale
Le système se révèle incapable de réaliser l’intégration des immigrés dont il a organisé l’émigration pour faire face aux besoins de la production pendant la période de croissance
2. Crise de l’identité personnelle
à la suite du développement d’une importante classe moyenne salariée qui donne l’illusion d’une égalisation et abolit le sentiment identitaire fondé sur une appartenance de classe,
avec pour conséquence la valorisation des différences ( homosexualité 326/329)
3. Crise de la représentation politique
à partir du constat que l’alternance politique ne modifie en rien les choses (domination de l’économie)
Décadence des partis
4.Crise de la représentation syndicale
5. Crise de l’Etat
Après l’Etat providence, l’Etat libéral promeut la dérégulation
6. Crise de la justice
7. Crise de la famille
8. Crise de l’entreprise
9. Crise de l’Ecole
10. Crise de la croyance (le bouddhisme)
Conclusion : 1) la revendication des droits de l’individu
2) la revendication de l’égalité des chances
3) la revendication de l’action participative
43) une méta-citoyenneté : l’alter-mondialisme
La crise de la légitimité ne concerne pas seulement les institutions politiques mais toutes les instances sociales. Qu’il s’agisse de l’École, de l’Église, des syndicats, ou des grands services de la nation, aucune institution n’exerce plus une autorité qui s’impose par elle-même. La baisse de fréquentation des manifestations religieuses traditionnelles, les difficultés de recrutement des syndicats et des partis politiques, l’affaiblissement de la transmission des valeurs nationales et patriotiques par l’école ou l’armée sont autant de signes de cette remise en cause des institutions par lesquelles s’était constituée la société nationale.
L’autorité n’est jamais acquise, elle est toujours à conquérir. Chaque individu juge légitime d’en appeler à ses droits naturels et à ses convictions personnelles et n’accepte pas sans la soumettre à son propre jugement l’autorité des institutions religieuses, politiques ou morales. C’est pourquoi, en même temps qu’une « crise » générale de la représentation, on évoque la « crise » de l’enseignement, la « crise » des syndicats, la « crise » des Églises, la « crise » de la justice, la « crise » de telle ou telle profession liée aux relations entre les hommes, qu’il s’agisse des travailleurs sociaux, des médecins, des magistrats... Les individus se donnent le droit de ne pas accepter les institutions en tant que telles, d’apprécier leur légitimité, de juger au cas par cas si les normes qu’elles établissent doivent être obéies. Les mouvements de révolte de 1968 étaient symboliques de cette explosion de l’individualisme aux dépens des institutions et de toute forme d’autorité. L’école, à tous les niveaux, en a été marquée définitivement. À travers son discours ou son humeur « anti-institutionnelle », l’individu justifie désormais ses comportements par son besoin d’épanouissement personnel et par son jugement autonome.
L’absence apparente de normes et la fluidité de la vie sociale liées à l’individualisme ne signifient pas pour autant l’absence de toute intégration. Il se crée de nouvelles formes de relations entre les hommes. La légitimité s’est fragmentée sous l’effet de l’individualisme. Le dialogue et le compromis sont devenus le fondement des relations sociales. Le lien social est devenu moins le produit du contrôle autoritaire et de la conformité aux normes établies par les institutions nationales que de l’invention commune par les individus de nouvelles normes collectives. Il reste toutefois que la possibilité de négocier dans la vie sociale est inégalement répartie dans la population. Le salarié peu qualifié est protégé par une convention collective, il n’a pas les moyens sociaux et intellectuels de négocier son contrat de travail. Les institutions fortes protègent les faibles. La pleine participation à la vie collective risque toujours, ce qui peut apparaître paradoxal – et, à long terme, dangereux – pour une société démocratique, d’être limitée aux plus actifs et aux plus entreprenants et de marginaliser les plus modestes, socialement et culturellement.
Même dans ses échanges quotidiens, la société des citoyens ne ressemble à aucune autre. Chaque citoyen participant à la même souveraineté a droit au même respect, il a droit à voir reconnaître sa dignité. Les relations entre les hommes sont fondées sur l’idée et la valeur de l’égale dignité de tous. En même temps, l’égalité de tous les citoyens risque de dériver vers l’indistinction de tous les individus. Dans la société démocratique, passionnée d’égalité, toute distinction tend à être perçue comme discriminatoire. C’est le cas jusque dans la vie privée et familiale, où les âges et les sexes sont par nature différents. Les seules relations entre les personnes qui donnent satisfaction sont fondées sur l’égalité de statut. Dans la société démocratique, les conditions s’égalisent et les mœurs s’adoucissent, analysait déjà Tocqueville. Le démocrate est doux. Mais il est guetté par la solitude et le narcissisme nés du souci exclusif de développer son moi.
Les débats actuels sur la citoyenneté
La citoyenneté « classique », que nous venons d’évoquer, est aujourd’hui volontiers jugée dévalorisée et inefficace. Comment la faire évoluer ?
Plusieurs courants de réflexion se développent à ce sujet. Le premier est suscité par la construction de l’Europe politique. La citoyenneté a été jusqu’à présent nationale, les institutions qui l’ont organisée et rendue effective ont été nationales. Or les nations sont affaiblies dans leur rôle de sujets historiques. Comment conjuguer la citoyenneté nationale et la citoyenneté européenne ? La citoyenneté européenne peut-elle n’être que l’élargissement à l’Europe de la citoyenneté nationale ou doit-elle être de nature différente ? C’est tout l’effort, mené en particulier par Jurgen Habermas (1990), pour penser une citoyenneté européenne, fondée sur l’adhésion à l’État de droit et aux droits de l’homme (« le patriotisme constitutionnel »), qui soit détachée de l’adhésion à une culture, une langue et une histoire nationales.
Le deuxième courant s’interroge sur la compatibilité de la citoyenneté politique avec l’existence de sociétés ouvertes. Les sociétés sont aujourd’hui plus ouvertes et plus diverses qu’autrefois – du moins le pense-t-on très généralement – et elles connaissent des revendications, inconnues dans les générations du passé, pour que les droits culturels de certains groupes de populations ne soient plus laissés à la liberté des individus dans le privé, selon la conception « classique », mais qu’ils soient publiquement reconnus. Faut-il désormais juger cette conception insuffisante et reconnaître publiquement que les « droits culturels » font partie intégrante des droits individuels que la modernité politique entend assurer ? Le débat ne porte pas sur les droits « culturels » au sens intellectuel du terme (droit à la lecture et à la connaissance scientifique, par exemple), mais au sens des « droits de l’individu à posséder et à développer, éventuellement en commun avec d’autres au sein d’un groupe défini par des valeurs et des traditions partagées, sa propre vie culturelle, correspondant à une identité culturelle distincte de celle d’autres individus ou d’autres groupes » (Sylvie Mesure et Alain Renaut, 1999). Dès lors se pose le problème : comment concilier la liberté et l’égalité individuelle de tous les citoyens – principe qui, l’expérience l’a montré, doit rester un impératif et que personne ne remet plus en cause – et la reconnaissance publique de leurs spécificités culturelles qui sont, par nature, collectives ?
Enfin, dernière interrogation, les sociétés modernes sont de plus en plus organisées autour d’un projet essentiellement économique et social, de moins en moins politique. C’est le chômage ou les droits des salariés, et non la liberté politique ou la défense des droits de l’homme, qui sont au cœur des campagnes électorales. Comment faut-il repenser la citoyenneté politique et individuelle pour qu’elle organise effectivement les comportements collectifs dans des sociétés ouvertes sur le monde, où l’économie joue désormais un rôle prééminent ?
La société fondée sur la légitimité, les valeurs et les institutions de la citoyenneté est une forme d’organisation aussi improbable que fragile. Elle ne fonctionne que lorsqu’un espace public s’est construit, qui transcende la société concrète, ses divisions et ses inégalités. C’est une société fragile, où les liens qui unissent les hommes sont d’abord juridiques et politiques. C’est aussi une société fragile parce qu’elle est fondée sur un principe de renversement du monde social.C’est une société fragile, où les liens qui unissent les hommes sont d’abord juridiques et politiques. C’est aussi une société fragile parce qu’elle est fondée sur un principe de renversement du monde social. Elle affirme en effet, contre toute l’expérience sociale concrète, l’égalité civile, juridique et politique d’individus divers et inégaux par leurs origines et leurs capacités. Elle suscite inévitablement des critiques parfaitement justifiées, lorsque la réalité sociale quotidienne est comparée aux valeurs dont les gouvernants et les citoyens se réclament. L’ouverture des sociétés nationales et la prééminence de la vie économique aujourd’hui forment autant de défis pour que se poursuive l’histoire de la seule idée dont nous disposions pour organiser la vie des hommes en société de manière humaine.